14H15



J'ai parcouru toute la ville en cherchant une chose que j'ignore. Mon dernier entretien avec cette femme me laisse un goût amer dans la bouche. Ses derniers mots s'ancrent dans mon esprit dans mon cœur. On me l'a déjà chuchoté plusieurs fois. Et j'ai déjà cherché mainte et mainte fois pour ne rien trouver finalement. Je ne sais pas qui je dois découvrir et je sais encore moins ce qu'elle a voulu me faire comprendre.

Je souffle et me redresse en observant la ville. J'aime cet endroit, je vois tout de là où je suis. Cette colline aux extrémités de cette cité que je fuis constamment me rassure. Ce lieu est un petit refuge qui me permet de garder un contact avec cette effervescence que je crains. La foule n'est pour mon esprit, que des ennuis. Des tas de sentiments, de peurs, de yeux qui m'angoissent. Alors à l'abri des regards, j'observe en silence ce monde lointain. La hauteur me permet de voir aussi bien les grattes-ciel que les pavillons éloignés. Parfois je m'égare dans mes pensées en imaginant une vie différente dans l'une de ces tours. En tailleur, avec des dossiers éparpillés sur un grand bureau. Pas de sensations, pas de ressentis, pas de voix, ni de visages. Ou bien encore dans une maison de banlieue avec une vie de famille. Un mari aimant et des enfants. Mes illusions me tourmentent autant que mes dons. Ce ne sont que des rêves impossibles. Les quelques hommes qui ont osé m'approcher ont pris leurs jambes à leur cou très. Je n'effraie pas que les âmes errantes ; j'effraie aussi l'amour.

Je pince les lèvres et me rattache à ce paysage. Depuis ce matin, j'ai vu beaucoup de couleurs mais celle qui est ici est encore plus merveilleuse. Je n'ai pas réussi à fermer l'œil, curieusement, je ne suis même pas fatiguée. Je me remémore sans cesse les nuances visibles sur les autres. J'ai vu beaucoup de halos orange et rouge. Parfois du vert et de temps à autre un bleu ciel. Du jaune aussi mais plus souvent chez les enfants. La ville devant moi m'offre un arc en ciel de couleurs.

Je m'adosse encore plus à ma moto en levant les yeux au ciel. Je sais que pour comprendre ce nouveau don, je vais devoir utiliser les autres. Il y en a certains que je ne peux pas éviter, comme d'entendre, voir et sentir mais le toucher, c'est tout ce qui me donne encore une petite maitrise de ma vie. Et je n'ai pas envie de m'en servir.

Parce que si je m'isole des Autres, c'est uniquement à cause de leurs sentiments qui sont tellement puissants et fort, qu'il me faut parfois plusieurs jours pour retrouver les miens.

Je ne sais pas comment je vais faire et je sais encore moins ce que je vais trouver avec ce nouveau fardeau. Je baisse le regard sur mon bras et observe ma propre couleur. D'abord un blanc pur, puis un turquoise ensuite plus foncé pour avoir une pointe de violet. Je n'ai vu ma couleur chez personne et ça me trouble davantage.

Je suis différente

Mais je ne veux pas l'être. J'ai envie d'avoir une vie normale. Ni plus ni moins. Je lève encore les yeux au ciel et espère des réponses quand mon téléphone sonne. Je l'extirpe de ma poche et grimace. J'ai oublié de la rappeler. Je culpabilise aussitôt et décroche.

- Je suis désolée, Judith... je ne t'ai pas rappelé plus tôt.

- Ce n'est pas grave. Je me suis inquiétée pour toi, mais si tu vas bien c'est l'essentiel. Que Dieu te garde.

Je me mords l'intérieur de la joue pour ne pas la décevoir dans un blasphème. J'ai perdu la foi depuis longtemps. Je n'ai jamais vu que le mal qui nous entoure sans que quiconque ne s'en rende compte.

- Mmm...

- Lucy... ne tourne pas le dos au Seigneur. Il peut t'aider et tu le sais.

- Judith, j'ai toujours demandé de l'aide mais je n'ai rien obtenue...

- Au contraire, vois ce que tu as !

- Je ne le veux pas !

Un silence s'installe et je m'en veux tout de suite d'avoir haussé le ton. Je soupire, agacé contre moi-même.

- Pardonne-moi...

- Je ne t'en veux pas.

Sa voix douce me calme toujours. Je m'en veux, je ne souhaite pas la décevoir. Je m'apprête à m'excuser à nouveau mais je devine son sourire au travers du combiné.

- Parle-moi du nouveau.

- Je vois des couleurs autour des personnes.

- Chez tout le monde ?

Je ressens son inquiétude et sans le vouloir sa question me trouble également.

- Oui, enfin... pas tout à fait. Les égarés n'en n'ont pas.

- Ah... Tu en a vu un aujourd'hui ?

- Oui, une. Et ce qu'elle m'a dit m'a perturbé.

- Pourquoi ?

Je grimace en songeant au fait qu'elle m'a sûrement menti. Je suis si habituée à leurs mensonges que ça en devient effarant. Comme si c'était écrit sur leur front. Sauf, qu'en pensant comme ça, c'est moi qui me mens à moi-même. Elle n'est pas la première à avoir prononcé ces paroles.

- Elle m'a demandé de le chercher.

- Encore... ?

- Oui...

Je peux sentir le désarroi de Judith dans sa voix.

- Je pense que c'est le Seigneur que tu dois trouver...

- Judith... s'il te plaît, ne commence pas...

Un silence s'installe tandis que je regrette déjà mes mots.

- Tu devrais venir, les enfants seront contents de te voir et on pourrait mieux discuter autour d'un thé. Qu'en penses-tu ?

Je me pince les lèvres et hésite, je suis bien là, sur ma colline.

- Je ne sais pas...

- Viens, ne reste pas seule aujourd'hui.

Je prends une grande inspiration avant de me redresser

- D'accord. Je serai là dans une demi-heure.

Elle raccroche et je monte sur ma moto. Je me retourne une dernière fois sur la ville et démarre le moteur. Je m'avance sur le bitume et prend la route à l'opposé de cet arc en ciel.

L'orphelinat est en périphérie de la ville, alors en roulant à basse vitesse, j'y serai certainement dans une heure. Sauf je n'ai pas envie d'aller doucement sur cet engin alors je passe machinalement les rapports de ma Sportster. Son ronronnement endiablé ne me calme pas. Elle est tout ce que j'ai d'une certaine manière. Elle me permet d'être libre parce que sur elle, personne ne me suit. Dès que je cesse de rouler, les visages et les chuchotements reviennent.

Cette moto et mon travail sont les seules satisfactions de ma vie. Beaucoup n'aimerait pas ce que je fais, par manque de patience ou tout simplement parce que ce n'est pas assez bien payé. Sauf que pour moi, c'était le travail parfait, pas de contact, pas de mort et des sourires. La première fois, que j'y suis allée, c'était pour l'orphelinat. Le don de soi est une priorité pour les bonnes sœurs et leur éducation passe par des missions de bénévolat dès l'adolescence. Alors j'ai d'abord été bénévole durant des années. Servir à manger, donner des couvertures, et nettoyer. Et lorsque j'ai quitté l'orphelinat, Sœur Judith a plaidé en ma faveur. Et finalement, ce petit centre d'hébergement d'urgence a décidé de m'embaucher. Alors tous les jours, pendant que tous rentrent après une longue journée de travail, moi, je me dirige vers le mien. J'ouvre les grilles à ces pauvres hommes et femmes qui ne savent pas où dormir le soir même. Je me mets à l'accueil et fait attention à ce que tout se passe bien. Je n'ai que des collègues masculins, tous ressemblent à des videurs et ils ont tous été surpris de voir une femme dans un monde aussi sombre. Mais ils se sont faits à la fille qui prend sa ronde, ne parle pas et se fait respecter par tous. Je n'ai pas besoin de faire plus de cent kilos, j'évite le contact au maximum et les rares fois où je dois intervenir en cas de débordement entre deux personnes par exemple, ma voix suffit à calmer et à résoudre la discorde. Je suis sinon, la plupart du temps derrière un comptoir, seule. Étrangement, je me plais bien dans ce rôle de gardienne. Un lit, un repas chaud et un sourire. C'est tout ce qu'il faut pour vivre au fond alors, même si je rentre tard le soir, j'ai le sentiment d'avoir réussi ma journée.

Je ne songe encore à mon travail, lorsque ma moto pénètre dans la cour de l'orphelinat. Les cloches sonnent quinze heures moins le quart. Je devrais dormir un peu avant de travailler ce soir, mais pour le moment, la voix de Clara m'arrache un sourire alors que je n'ai pas encore enlevé mon casque.

- Lucy !

La petite fillette blonde fonce droit sur moi, les yeux pétillants. Je l'adore comme tous les autres ici. Du haut de ses douze ans, elle est comme ma petite sœur, ce qui se rapproche le plus d'une famille n'ayant jamais connu mes parents. Cette pensée me rend soudain amère en songeant à eux mais la petite terreur se jette sur moi tandis que je descends de ma moto. C'est une vraie tornade et elle me fait oublier ce que je suis.

- Salut moustique.

- Je suis plus un moustique !

- Pour moi si. Bzz !

Je lui pince le nez et elle ricane tout de suite.

- Tu restes dormir ici ?

- Non je travaille le soir, tu le sais bien...

Elle baisse les yeux, déçue, pour mieux me sourire ensuite comme si une idée incroyable venait d'apparaître devant elle.

- Il y a un nouveau ! Il faut que tu le voies. Il s'appelle Samuel !

Je lui rends son sourire et observe sa couleur jaune lorsque Judith ouvre la porte. Je monte les quelques marches et me retrouve face à elle.

Cette femme d'une cinquantaine d'années maintenant est comme ma mère. C'est la seule que j'aime toucher et prendre dans mes bras. Elle déborde toujours d'amour à mon égard. Alors je la serre contre moi pendant qu'elle me caresse les cheveux et savoure son odeur de rose comme toujours. Elle sent délicieusement bon et son étreinte est d'un réconfort.

- Tu vois, je savais bien que tu ne devrais pas rester seule aujourd'hui.

J'acquiesce, toujours dans ses bras et me redresse sur elle. Sa couleur ne m'étonne même pas en l'observant prendre de plus en plus de place tout autour d'elle.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Tu es rose.

- Oh ! Et c'est joli ?

Elle me dévisage avec une petite lueur de malice dans les yeux.

- Magnifique. J'en ai vu très peu aujourd'hui. Tu es une personne rare, Judith.

Elle ricane mais ne répond pas et m'invite à entrer en passant sa main dans mon dos. Une fois à l'intérieur, je suis éblouie par autant de couleurs. Le jaune surtout mais aussi du vert et du bleu. J'hausse les sourcils sur autant de lumière jaune dans une si petite pièce. Ils sont tous concentré devant la télé. De dos, ils ne me voient pas, mais je ne loupe pas ce soleil au beau milieu de la salle de vie. J'observe une seconde encore cette chaleur enfantine, puis, décide de suivre Judith se dirige vers la cuisine. Mon sourire béat disparait à l'instant où je tourne la tête pour la rejoindre. Un enfant m'observe du haut de l'escalier menant aux chambres. Il se contente de me fixer avant de me sourire sournoisement. J'ai déjà croisé des enfants sans couleur. J'en ai rencontré quelques-uns aujourd'hui dans les rues et ils avaient tous un point commun.

Sauf que lui, il est vivant...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top