Part 3 | Werwolf


La jeune française resserre les pans du châle qui recouvre entièrement son corps squelettique et tremblant. La culpabilité de porter le vêtement d'un mort pour se réchauffer ne l'atteint plus. En cette nuit particulièrement glaciale, elle s'interroge sur le temps qu'il lui reste à vivre. 

Lorsque son regard glisse sur les corps rigides qui ne ressemblent plus à des êtres humains, parfois couvert par des habits en mauvais état mais le plus souvent laissé à nu, elle s'attriste ; aucun dégoût ne vient ébranler la cavité vide qui lui sert désormais d'estomac. Ces cadavres ne sont pas des humains. Ce sont de simples enveloppes charnelles dont l'âme a fui la prison pour des contrées plus clémentes. 

Victoire y croit. Victoire aime penser que sa mère a raison, qu'il existe un paradis où les bons iront, et où les autres pourrirons. Alors, raffermissant cette dernière pensée, elle porte ses délicieux iris cobalt au-delà de la misère qui l'entoure, au-delà des barbelés qui l'emprisonnent, pour observer sinistrement la silhouette noire de la forêt. 

Petite, elle n'aimait pas s'aventurer dans la campagne à la nuit tombée quand son père, le grand Jacques Canetti, l'y emmenait. Aujourd'hui, rien n'est plus dangereux et terrifiant que le lieu où elle se tient déjà, assise sur la marche en bois gondolée par le froid et rongée par l'humidité, à l'image des survivants de ces lieux maudits. Dans son dos, la baraque respire l'agonie, chuintant du murmure collectifs de râles maladifs. 

Ici, penser est douloureux. Tout est bon pour ne pas songer au malheur, à la douleur, à la faim, au suicide. La plupart du temps, le corps est tant épris de fatigue que la conscience ne parvient pas à rester totalement cohérente. Mais en cette froide nuit d'hiver, Victoire a l'esprit vif et attentif. Elle attend. Elle attend que sonne le gong, que la lueur d'espoir lui redonne un nouveau souffle de vie. Même si ce n'est que pour une minute. 

Depuis la mort de Margot quelque jours plus tôt, la triste fatalité des choses rattrape Victoire. L'état du camp de l'étoile se détériore inexorablement. La jeune femme ne peut que se rendre à l'évidence : cet endroit n'a plus rien d'un camp réservé à une poignée de chanceux pour qui le destin sourira peut-être. Certains murmurent que le vent a tourné, qu'éventuellement, la fin du tourment approche. Victoire ne sait quoi penser, puisque pour elle, tout ne fait qu'empirer : le typhus fait des ravages parmi les plus forts, les déportés ne cessent d'affluer et les morts de s'entasser. Les soldats allemands évitent les blocks, dégoûtés par les odeurs et terrorisés par la maladie, laissant tout ce beau monde mourir et s'entre-déchirer pour une bouchée de miette.

Même Victoire, dorénavant, n'en mène pas large. Depuis la disparition du Commandant SS Adolf Haas, la jeune française a perdu toutes ses faveurs. Kramer, son remplaçant, s'est vite lassée d'elle, ou bien peut-être a-t-il d'autres choses autrement plus importantes en tête : quelle qu'en soit la raison, Victoire a de nouveau faim comme tous les autres, n'a plus droit de laver les loques qui lui servent d'habits et ses cheveux ont été rasés au même titre que chacun. Elle partage son châlit étroit aux arêtes inconfortables avec trois autres filles et, pour ne rien arranger, les médicaments lui sont inaccessibles. 

Bien qu'elle ait conservé de rares avantages, notamment auprès des kapos, Victoire se sait sur le déclin. Preuve en est de cette désastreuse toux, profonde, bruyante et si douloureuse qu'à chacune de ses inspirations, ses poumons s'enflamment. 

Mais cela ne l'empêche en rien de chanter. Chanter lui permet de tenir, chanter lui rappelle la délicieuse voix de sa mère, morte dans le camp de l'étoile quelques mois après leur arrivée. Lorsqu'elle entonne un chant, Victoire visualise son père, qui l'attend sans doute quelque part en France, se demandant si sa fille unique respire toujours. Souvent, la jeune fille s'imagine survivre à ce cauchemar, parvenir à retrouver son père qui aurait remué ciel et terre pour lui rendre sa liberté. Si un jour elle quitte ce linceul gigantesque, Victoire se promet de devenir chanteuse. Une chanteuse comme Edith Piaf, et son père sera le plus fier des pères.

Le sourire aux lèvres, Victoire ferme les yeux et entonne doucement dans la brise des vers qui lui apportent un peu de paix et lui rappellent des temps déjà trop anciens :

Écoutez dans la nuit,

Elles chantent ce refrain :

C'est nous les mômes, les mômes de la cloche,

Clochards qui s'en vont sans un rond en poche.

C'est nous les paumées, les purées d'paumées

Qui sommes aimées un soir n'importe où.

Nous avons pourtant

L'cœur pas exigeant

Mais personne n'en veut.

Eh ben tant pis pour eux. *


Victoire inspire profondément et son pauvre cœur malade se contracte de douleur. Une douce douleur d'espoir. 

Ça y est, il est là, il lui a répondu.

Le hurlement s'étend sur le camp, l'enveloppe de son hymne sauvage, emplit d'une rage poignante. Très vite, les Hundeführerin s'agitent, les Hitlerjugend se mettent à crier et bientôt, le branle-bas habituel suit son cours. 

Victoire sourit. Son croque-mitaine est toujours à l'heure. Sans faille, il sévit chaque nuit depuis plus de deux semaines. Chacune de ses arrivées est suivie d'une courte battue où les boches reviennent bredouille, voir occasionnellement amputés lorsque l'un d'eux a été imprudent. Ils le nomment Werwolf, rapport au hululement lupin qu'il pousse. Victoire sait que ce n'est pas un simple loup. Elle l'a aperçu à l'orée des bois, silhouette sombre et humanoïde qui attend patiemment son heure. 

Il est malin, rapide et puissant : une fois qu'il a suffisamment éloigné les soldats, il lance un ballot de provision par-dessus les barbelés. Victoire a été la première à le voir, une nuit noire et frigorifique, tandis qu'elle chantait sa peine à l'amoncellement nuageux qui déversait sur elle une neige fondue et polaire. 

La jeune fille est persuadée que son désespoir l'a convié, que Dieu a eu pitié de sa tristesse. Dans sa bonté, incapable de réguler l'afflux de monstruosité descendu sur terre, il aurait été séduit par la voix pure de Victoire. Et ainsi, il lui aurait envoyé un gardien. 

C'est du moins ce que la jeune Victoire se plaît à croire. Puisque, après chaque couché de soleil, son croque-mitaine attend son signal pour agir : il n'apparaît qu'aux premières notes de symphonie émises.

Les baluchons qu'il parvient à envoyer par-dessus les deux clôtures pour atteindre Victoire ne sont jamais suffisant, mais la jeune fille s'en contente, puisque la nuit suivante, le Werwolf se débrouille pour que les provisions soient toujours plus conséquentes. La première fois, Victoire a été égoïste : elle a entièrement dévoré le pain, les carottes et les pommes contenus dans le sac formé par une veste presque propre, convaincue que si elle tardait, elle se ferait prendre. Mais ensuite, Victoire s'est mise à penser avec sa tête plutôt que son estomac : elle a tout d'abord partagé ses provisions avec ses deux amies de baraque, les sœurs Anne et Margot, avant de faire profiter les femmes enceintes du block voisin au leur. 

Les mères, désespérées de voir leurs rejetons mourir les uns après les autres, en avaient pleuré silencieusement de joie, dans un calme fébrile gonflé d'espérance.

Depuis, Victoire met un point d'honneur à répartir la nourriture reçue équitablement, de manière prudente. Elle joue a un jeu dangereux, mais aucun ne vaut davantage la peine d'être tenté. 

Survivre n'a pas de prix.

 — Tu l'as vu ? chuchote Anne, approchant à pas feutrés et chancelant de son amie avant de réprimer une violente toux.

Victoire ne se tourne pas vers la jeune juive. La regarder lui cause encore trop de peine : la ressemblance avec sa grande sœur défunte est trop évidente, la plaie trop fraîche. Victoire croyait que vivre au milieu de cadavre l'avait dépossédé de ses sentiments affectifs, mais il n'en est rien : la perte de Margot, âgée de dix-neuf ans, est un coup dur. A travers son trépas survenu le mois de sa naissance, Victoire s'est vu comme mourir avec elle. Le coup est encore plus difficile à supporter pour Anne, qui ne parvient pas à se remettre de la perte de sa grande sœur : chaque jour, le Thyphus semble grignoter un peu plus de sa vitalité. Ainsi que de son espoir. 

Avant sa mort, Margot avait été la première à croire à l'arrivée du Werwolf comme à celle d'un messie. 

— Non, pas encore, répond Victoire en se décalant pour laisser un peu de place sur la planche branlante aux clous sortis.

Comme s'il les a entendu, le croque-mitaine pousse une nouvelle plainte auxquels répondent presque aussitôt les chiens. Le croque-mitaine a fait le tour du camp, éloignant tous les gardes au plus loin des deux jeunes juives. Ces dernières se lèvent prudemment et s'éloignent sur leurs jambes décharnées, enjambant les nombreux morts qui les séparent des latrines. 

Là, dans l'angle de la grille du camp aux hauteurs acérées de barbelés, les deux filles s'agenouillent sur la terre glacée, masquées par le bâtiment dans leur dos. Elles se collent l'une à l'autre dans l'idée de s'apporter une maigre chaleur supplémentaire. Anne retire sa holzschuhe mainte fois rafistolée pour en déloger un inconfortable cailloux, puis chacune d'elle s'immobilise sans un bruit.

Peu de temps se passe avant que le werwolf ne quitte les ombres des arbres pour s'aventurer sur la plaine qui se tient entre lui et le camp. La bête est immense et, à cette distance, paraît aussi noire que le charbon. Elle tourne son long museau vers le mirador le plus près, délaissé par son gardien depuis belle lurette car trop proche des détenus, avant de venir au pied de la première clôture. 

— Regarde, s'émerveille Victoire en désignant le nouveau baluchon que transporte le croque-mitaine dans sa gueule.

Le werwolf baisse la tête puis, d'un coup de mâchoire précis, envoi voler sa cargaison de l'autre côté des deux grilles qui l'empêchent d'atteindre Anne et Victoire. Le sac de fortune retombe à quelques pas d'Anne, qui s'assure que personne n'a rien vu ni entendu, avant de se précipiter sur l'objet de son désir. Elle serre l'amas de tissu contre son ventre, peinant à le tenir dans ses bras maigrelets tant sa contenance est lourde. Victoire vient ensuite lui prêter main forte et à elles-deux, parviennent à se répartir les produits potagers. 

Les deux juives salivent déjà. Victoire pivote pourtant vers son gardien et échange un regard avec celui, mordoré, de l'énorme bête qui l'observe.

Merci, articule-t-elle en silence.

L'animal agite ses oreilles, puis sa queue, avant de leur tourner le dos pour repartir comme il est venu, silencieux et porteur d'espoir. 

— Allons-y, la presse Anne dans un chuchotis hatif.

Les deux amies s'élancent ensuite, cahin-caha, pour s'approvisionner avant que le lever du soleil ne sonne leur glas. 

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Hello la compagnie ! J'espère que ce chapitre vous a plu, malgré qu'il n'ait pas parlé de vos personnages préférés ! ^^ 
Cette thématique me passionne, je ne sais pourquoi, mais je ne suis pas une grande connaisseuse alors je passe beaucoup de temps à emmagasiner des informations. 

N'hésitez pas à me donner votre avis <3 Je vous fait des bisous !

➀  Hundeführerin : maître-chien

 ➁ Hitlerjugend : jeunesse hitlerienne 

 ➂ Werwolf : loup-garou

 ➃ Châlit : lit de fortune des camps de concentration

 ➄ Baraque et blocks : cabanon souvent en bois où étaient entassés les détenus.

 ➅ holzschuhe : semelle de bois avec un tissu.

* " Les mômes de la cloche", première chanson enregistrée par Edith Piaf


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