Part 2 | Mission Suicide

[Note d'Auteur : la musique, Kovacs, petite découverte que je voulais absolument vous partager. Cette chanson en particulier je trouvais qu'elle passait bien avec ce chapitre :p ]

Pierre s'élance ventre à terre après qu'une rafale de balle a cessé de ricocher contre les habitations. Il dérape sur les dalles défoncées de la rue et vient percuter les sacs de farines, de grains de café et autre alimentaire servant de protection de fortune.

— Quelle délicatesse ! s'exclame avec amusement l'anglophone borgne, accroupi dans l'angle du barrage, cigarette en bouche.

Le français croit rêver : non content d'avoir une trouille de tous les diables qui lui colle aux talons, constater l'insouciance présente chez les étrangers — à mille lieux de son propre ressenti — lui retourne l'estomac.

Le blond au cache-œil lui offre un sourire goguenard, empli d'une suffisance horripilante. Mais Pierre, le cœur battant à tout rompre et les pores transpirant à grosses gouttes dans son uniforme, ne parvient pas à le haïr tant son admiration — et sa crainte — dépasse son exaspération. L'irlandais souffle insolemment la fumée de sa cigarette vers Pierre. En cette fraîche sorgue sinistre où seule la pleine lune darde ses puissants rayons au travers de fins nuages, l'émanation vaporeuse masque partiellement son visage, sans pour autant lui retirer une once de son hostilité.

Le jeune français aurait voulu avoir le courage de sortir une répartie clinquante, mais rien ne sort de sa bouche. Lorsqu'il vivait encore dans la campagne de Moselle avant l'invasion des allemands, Pierre fréquentait parfois une petite frappe du village — neveux du maire — qu'il avait pourtant du mal à supporter. Malgré qu'il soit mineur, ce dernier fumait plus que son propre grand-père, ne travaillait jamais pour aider sa famille et cherchait des noises au moindre brave citoyen dont la tête ne lui revenait pas. Avec ses gros bras de fermiers et sa gueule amochée par un accident de tracteur, il induisait facilement la méfiance et les gendarmes évitaient scrupuleusement de s'y frotter.

Il s'appelait Henry. Et Henry avait ce on ne sait quoi d'angoissant dans son regard, une étincelle de sauvagerie qui surgissait parfois. Pierre avait toujours gardé des réserves envers ce garçon, ainsi que ses distances. Il avait eu le sentiment que Henry ne tournait pas rond, que ça allait au-delà d'une simple personnalité instable. Son instinct lui avait donné raison lorsque l'adolescent avait assassiné, sans raison, une fille de son age.

Et ce brin de folie dans ses prunelles, Pierre le retrouve chez l'irlandais. Davantage encore quand ce dernier retrousse ses lèvres sur des incisives presque aussi pointues que ses canines. Sachant qu'il possède déjà de sacré canines.

Le français sursaute violemment quand Thierry fait une apparition un peu brusque en glissant sur les mêmes pavés que son ami quelques instants auparavant. Le regard excité et fiévreux du belge s'agitent avec nervosité sans parvenir à se fixer quelque part, allant et venant entre Pierre, l'irlandais et par-dessus le barrage d'un mètre de haut pour trois de large qui ne fait pas toute la longueur de la rue. L'atmosphère demeure silencieuse et la nuit paraît encore plus menaçante. Le capitaine s'accroupit dans la bouillasse et pose une main rassurante sur l'épaule de Pierre qui se retient de claquer des dents tant l'adrénaline de la situation le rend fébrile.

— Tu peux rester là, lui conseille Thierry.

Le regard de Pierre dévie sur l'anglophone qui a maintenant le visage levé vers la lune, s'en délectant à la manière d'une femme cherchant les rayons chaleureux du soleil en une matinée automnale. Aucune peur. Aucune incertitude. Toute son attitude déborde d'outrecuidance.

Un aplomb qui fait cruellement défaut au français. Il aimerait se l'approprier, s'en induire jusqu'à pouvoir adopter son flegme. D'un autre côté s'il s'agit d'une quelconque forme de vésanie, Pierre n'est pas certain de souhaiter cette témérité.

Il devrait rester ici, ajoute l'irlandais sans même les regarder. Nous ne pourrons garantir sa sécurité.

Pierre cherche une traduction du côté de son capitaine qui hausse les épaules avant de mentir sournoisement :

— Il te traite de femmelette.

Serrant les dents de colère et de honte confondus, le militaire resserre ses mains autour de son arme. Il allait lui prouver, à ce méprisant étranger, combien la vengeance des mangeurs de grenouilles est terrible.

— Je me battrais jusqu'à ma mort pour les réduire en bouillie, s'échauffe Pierre en osant enfin foudroyer le britannique de ses iris, essentiellement parce que celui-ci ne le regarde pas.

Thierry rit sous cape à côté, avant de cesser immédiatement lorsque l'irlandais tourne son attention vers eux. Il les transperce de son œil anormalement lumineux avant d'écraser sa cigarette dans la boue. Un sourire sardonique vient illuminer ses traits et fait courir un frémissement le long de la colonne des deux francophones.

— Tu entends ça, Egerton ? La grenouille a des crocs.

L'irlandais se redresse sur ses talons, demeurant suffisamment accroupi pour que sa tête ne dépasse pas du taillis qui les protège. Il ramasse son arme à feux posé débout contre les sacs pour le tendre à Pierre qui reste immobile, ses mains déjà encombrées.

— Le mien est mieux, lui dit le blond dans un français affreux. Plus rapide.

Incapable de réagir assez vide, Pierre se fait devancer par son commandant et ami qui tend la main pour saisir le fusil. L'irlandais s'empare ensuite du fourreau passé à sa taille et dégaine son épée d'un mouvement fluide. Chaque fois que son regard tombe sur cette arme blanche, l'incrédulité s'empare du français qui s'interroge sur l'utilisation d'une telle ressource en temps de guerre où la rapidité mortelle des balles fait foi. Quant bien même sa curiosité le démange à ce propos, il n'a jamais osé poser la question à qui que ce soit. Pas même son ami Thierry.

Le blond pivote sa tête vers l'autre côté de la rue où une seconde barricade protège trois militaires de son commando spécial et leur fait un signe de main auquel ils répondent à l'identique.

Ne me fais pas rire, poursuit le blond en anglais, s'adressant au vide qui le sépare de ses comparses comme s'ils étaient assez proche pour l'entendre. Je ne lui confierai pas ma vie, mais il peut bien servir à les distraire.

Il se penche ensuite au bord du barrage et jette un coup d'œil vers le carrefour, cent mètres plus loin. Pierre regarde Thierry vérifier l'arme qu'il a récupéré, hébété, avant d'observer le petit manège de l'irlandais. Il ne comprends pas ce dernier : se prépare-t-il à foncer à découvert ?

La réponse à sa question survient quand le britannique fait un mouvement de tête pour attirer l'attention de Thierry et lui avant de lui dire :

Derek, toi et lui, vous nous couvrez en leur faisant croire que vous êtes une dizaine. Il nous faut juste quelques secondes de distractions, ok ?

— Derek ? demande Pierre sans comprendre.

— C'est moi, lui explique Thierry. C'est compris, comptez sur nous, acquiesce-t-il ensuite.

A nouveau, le borgne affiche un air terrifiant où son sourire apparaît trop grand pour son visage presque juvénile. Juste avant qu'il ne se détourne pour masquer son expression fanatique dérangeante, Pierre aperçoit cette fois-ci très nettement une luminosité inhabituelle chatoyer dans son iris unique. Il n'a toutefois pas l'occasion de s'en étonner outre mesure car, à nouveau, l'irlandais s'adresse à l'espace qui le sépare du reste de son commando.

Hé, Ad' ! Assure-toi d'éviter les balles ce coup-ci, j'ai pas envie de me faire maudire par toute la famille Egerton parce que je te ramène amoché.

Le militaire britannique ne prend pas le peine de s'assurer que ses consignes sont bien suivies par ses pairs francophones : sans un regard en arrière, il bondit de sa cachette courbé au trois quart et s'élance telle une balle dans l'obscurité diffuse. Le coup d'œil que Pierre lance de l'autre côté de la rue confirme ses doutes : les trois militaires étranger ont disparu tout aussi rapidement sans qu'il ai le temps de les voir bondir.

Les pétarades des armes à feux éclatent subitement dans la nuit si calme et le jeune français reçoit un coup de fouet d'adrénaline tandis que Thierry hurle son nom. Son commandant est d'ores et déjà entrain de mitrailler de balles le camp ennemi. Pierre agit ensuite par automatisme ; il se plaque contre le barrage, pose le canon du fusil dans une brèche et fait ce qu'on lui a demandé, ignorant le bruit assourdissant qui emplit ses tympans.

Il n'a pas le temps de penser au fait que le commando vient de sacrifier quatre de ses soldats dans une improbable mission suicide. Dont l'un des soldats est parti avec une épée en main pour seule défense.

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