Une vie qui aurait pu claquer
PDV Nini
— On se met à table ! a annoncé ma tante dont la voix m'a définitivement sortie du sommeil.
Les rayons de soleil pénétrant par la fenêtre, bien que filtrés par le rideau en nylon fin, avaient déjà commencé à me tirer des bras de Morphée.
À côté, sur son lit, j'ai entendu Chantal gigoter sous la couette, rechignant. Elle se plaignait que c'était parfois trop tôt, le petit déjeuner qu'on prenait tous ensemble le week-end.
À table, avant de manger, Tonton Jaques, le mari de ma tante bénissait toujours le repas.
Il était pasteur d'une église de réveil et cela était, à mon avis, étonnamment paradoxal avec la profession de chercheur en médecine qu'il exerçait. Tata Pauline quant à elle, était la parfaite épouse au foyer. Bien qu'à l'abri du besoin grâce aux revenus de son mari, elle me confiait parfois qu'elle considérait ce choix de vie comme « un sacrifice ». Des rumeurs couraient dans la famille, disant qu'elle se faisait constamment tromper par tonton Jaques et même, qu'il avait des enfants avec ses maîtresses. Mais elle avait dû prendre tout ça sur elle, non seulement pour préserver leur réputation de bons chrétiens, mais aussi et peut-être même surtout pour Rose, leur unique fille qui était dans la même tranche d'âge que ma sœur et moi. Nous nous entendions bien. Rose occupait seule sa chambre tandis que Chantal et moi partagions une autre, mais il n'y avait aucun secret entre nous.
Ma tante et son mari nous ont informées que le week-end prochain ils partiraient pour le village assister aux obsèques de tata Chella.
Dans ma famille paternelle, j'avais trois oncles et cinq tantes dont la plus jeune venait de mourir de façon tragique. Elle avait été tuée par son époux alors que ça faisait nettement moins d'un an qu'ils s'étaient mariés. Personne ne savait exactement pourquoi. L'autopsie aurait révélé qu'elle a été victime de bastonnade ; on disait que son corps était couvert de nombreux hématomes, qu'il y avait même des traces de ligotages sur les poignets et les chevilles. C'était horrible à imaginer.
C'est très courant et même normalisé, si je ne m'abuse, qu'un homme batte sa femme dans mon pays. Tata Chella était la troisième femme de mon entourage, bien que la première proche, à y laisser la vie. Mon propre père avait lui-même souvent levé la main sur ma mère, et même devant nous. Ils se battaient comme deux enfants dans la cour de récré et ma mère, il faut le dire, se laissait difficilement faire. Je détestais quand cela arrivait, je pleurais et hurlais mais ils s'en foutaient royalement l'un comme l'autre.
Au final maman est brusquement décédée d'une hypoglycémie sévère à trente-huit ans après une semaine de coma. Parfois je me demandais s'il n'y avait pas une explication plus plausible que les uns et les autres nous cachaient peut-être ; une longue maladie dont elle aurait souffert en secret, par exemple... Ça n'aurait pas pu nous tomber dessus comme ça, sans raison. Mais en fait si, c'est pourtant exactement ce qui s'était produit.
Dimanche nous sommes tous allés à l'église de tonton Jaques, à environ quinze kilomètres de la maison. Ma sœur et moi n'en étions pas membres mais parfois nous assistions aux réunions quand l'envie ou l'occasion se présentait.
Les prédications de mon bel oncle duraient en moyenne deux heures et très souvent il faisait des serments sur « la vie de débauche » qu'il définissait généralement par des relations sexuelles hors mariage, de la musique non chrétienne, des filles qui mettent pleins de bijoux, du maquillage, qui portent des bikinis etc. Mais tout ça... on le faisait. Je veux dire, même sa propre fille qu'il croyait pourtant si bien connaître était justement la première d'entre nous à mener cette « vie », bien qu'en cachette. C'était une situation assez hilarante.
Vers la fin de la réunion, juste après le moment de l'offrande, tonton Jaques a dit qu'il avait une annonce à faire. Ça ne pouvait pas être à propos du deuil de tata Chella car il en avait déjà parlé et son visage était plutôt gai pour songer à une triste nouvelle.
— Le frère Joseph ici présent, a-t-il commencé en faisant signe de la main au-dit Joseph de se lever, ce que ce dernier a exécuté... est venu me voir il y a quelques jours pour quelque chose de formidable. Ah, Dieu est bon !
— Amen ! s'est écriée toute l'assemblée.
— Alors comme vous savez tous, ça fait quelques mois que le frère a obtenu un poste de cadre à la SNH, où il travaille depuis sept ans maintenant.
Quelques applaudissements se faisaient entendre au fur et à mesure qu'il faisait l'éloge de ce monsieur qu'on avait l'habitude de voir à l'église. Le frère Joseph avait la trentaine environ et Rose nous avait dit qu'à l'époque où elle faisait encore l'école du dimanche, il en était l'un des moniteurs. Les qualités que tonton Jacques lui a citées n'en finissaient pas, c'était à se demander s'il n'était pas entrain de nous préparer à encaisser...
— ...Va donc épouser ma merveilleuse fille, Rose, a-t-il finalement révélé.
La salle a explosé de cris de joie et d'applaudissements.
— Que Dieu bénisse le frère Joseph !
— Amen !!!
La surprise était telle, que je n'ai eu d'autre réaction que de regarder Rose dont le visage s'était simultanément décomposé et Chantal qui avait l'air aussi désarçonnée que moi. Et pendant que tout le monde applaudissait et se réjouissait, la stupéfaction et l'angoisse étaient à cet instant, les seuls régisseurs de notre conversation télépathique.
*
— Tu as le droit de dire non, Rose.
— Tu sais que c'est faux ! On ne me demande pas vraiment mon avis, papa a déjà accepté pour moi. Tu as vu comment il a chanté les prouesses de Joseph à l'église et comme si ça ne suffisait pas, cet enfoiré est de la famille du révérend Biwele, le plus grand prédicateur de la région. Je ne parle même pas de l'attente qu'ils ont certainement déjà tous de la dot...
Elle n'avait pas tout à fait tort, à vrai dire.
En plus d'être encore loin de penser mariage, Rose n'était pas célibataire. Enfin, officieusement, certes. Son petit ami et elle venaient tout juste de passer le cap des trois ans de relation.
— Je suis tellement... dégoûtée ! a-t-elle poursuivi. À quel moment s'est-il mis à penser que je pourrais être sa femme ? Vous vous en rendez compte ? Il me connaît depuis l'époque où je n'avais même jamais vu un soutien-gorge de mes propres yeux. Il me punissait à l'école du dimanche quand j'arrivais en retard ou faisais des bêtises. Il m'a fouettée ! Et aujourd'hui il me considère comme une potentielle épouse ? Vraiment !
Chantal et moi n'habitions chez tata Pauline que depuis l'obtention de notre baccalauréat il y a un peu plus d'un an (faute d'universités à Kribi, la petite ville d'où nous venions), alors nous ne savions pas trop quoi faire comme commentaire pour prouver à Rose que nous la comprenions malgré tout.
— Tu vas en parler à Rodrigue ? a demandé Chantal après une hésitation pesante dans sa voix.
Je l'ai blâmée du regard et elle a pris un air hébété en se demandant pourquoi je semblais lui reprocher sa question.
— Je ne sais pas, a répondu notre cousine en secouant désespérément la tête.
Elle a répété cette phrase accompagnée du même mouvement plusieurs fois, jusqu'à ce que ses yeux finissent par se remplir de liquide et que de fines larmes dévalent son petit visage couleur ébène.
Je savais que j'aurais beau lui faire tous les discours possibles sur le droit et la liberté d'une femme de choisir son partenaire, rien n'arriverait à la convaincre qu'elle puisse sortir du piège que son père venait de refermer sur elle.
*
— À sa place, moi, j'aurais direct fait une fugue, a déclaré Erica après que j'aie fini de relater cette histoire qui avait marqué mon week-end.
— C'est clair, a renchéri Rahinatou. À quelle époque vit-on pour que des filles se retrouvent encore prises dans un engrenage pareil ?
— Une expression pure et dure du patriarcat africain.
— Franchement !
— Mais dis, Rahi... chez vous ça se fait toujours, non ? Les mariages arrangés, pour ne pas dire forcés.
Rahinatou a retenu un hoquet d'indignation.
— Peut-être dans certaines familles, a-t-elle expliqué. Mais la mienne est une famille moderne, et même si nous restons à cheval sur le respect de la religion, chacun est au fond libre de son choix de vie. Mon oncle Mohamed par exemple et je crois que je vous en parle souvent, il a épousé une chrétienne et jamais on ne lui a imposé l'Islam.
— Et comment ils font pour les enfants ?
— Pour l'instant ils sont tous musulmans mais je pense que plus grands ils auront le droit de choisir.
— Ah, ça veut dire que toi aussi tu peux songer à te marier avec Nathan, yes !
Ma copine a fait cette mimique de fille flattée qui prétend le contraire, et nous nous sommes toutes mises à rire.
Ces deux filles étaient les seules avec qui je traînais au campus. Nous nous fréquentions depuis la première année et à ce stade du lien qui nous unissait, je pouvais dire sans crainte que nous étions amies.
— Et toi alors, ça avance avec Mathias ou quoi ?
J'ai grimacé avant de mimer une négation.
— Mais alors où en êtes-vous ?
— Ah... on est là, sans pression, chacun libre comme l'air.
— Et ça te convient ?
— Mm hm, ai-je affirmé en forçant un sourire clos. Comme ça au moins je n'ai pas à me justifier quand il commence ses crises de jalousie enfantines.
— Par rapport à Chris ?
— Lui, ainsi que toutes mes autres fréquentations masculines.
— En tout cas, tu connais bien notre avis sur le sujet.
— Absolument, a soutenu Rahi. C'est vrai quoi, c'est évident que Chris est ton âme sœur mais on se demande tous pourquoi tu t'obstines à te coltiner ce vaurien de Mathias.
— Elle l'aime, enfin, il n'y a pas d'autre explication.
— Quoi ? Non ! ai-je protesté. Vous savez très bien qu'entre nous c'est juste... enfin, on ne fait que...
— S'amuser ? m'a interrompue Erica en levant les yeux au ciel, incrédule. Tu nous le répètes sans arrêt, mais jusqu'à quand ? Et puis d'ailleurs je pense que les choses ont changé depuis un moment, du moins, de ton côté.
— Comment ça ?
— Ne fais pas l'idiote, tu vois très bien ce que je veux dire. Il serait peut-être temps d'assumer tes sentiments pour une fois.
Un peu prise de court, je cherchais mes mots et étais sur le point de répliquer quand tout à coup le brouhaha s'est arrêté et les uns et les autres se sont mis à se rasseoir convenablement : notre professeur de littérature américaine venait de faire son entrée.
Après le cours, je suis allée au stade de foot du campus où Chris et moi avions prévu de nous retrouver vers seize heures. Dès qu'il m'a vue arriver, il s'est extirpé du centre du terrain où une foule de jeunes gens jubilaient amassés. J'ai deviné que leur équipe venait de remporter le match.
Dégoulinant de sueur et encore bouillant d'adrénaline, il a couru vers moi et a déposé un baiser mouillé sur ma joue.
— Beurk...
Il a ri, puis feint de vouloir me prendre dans ses bras pour me taquiner.
— N'ose même pas, ai-je hurlé.
Il riait de plus belle tandis que deux de ses coéquipiers s'étant rapprochés, se sont mis à nous lancer des intrigues ; « même prière; on meurt ? », disaient-ils en ricanant.
J'avais l'habitude qu'on nous prenne pour un couple, Chris et moi, alors qu'il était juste mon meilleur ami. Notre entourage nous répétait sans arrêt qu'on devait arrêter de faire semblant ou de se voiler la face à nous-mêmes, d'autant plus qu'«il n'existe pas de véritable amitié fille-garçon » selon notre société. Pourtant il n'y avait jamais eu, que je sache, d'ambiguïté entre nous. Nous ne nous étions par exemple jamais embrassés, même pas simplement pour plaisanter, alors qu'ils étaient nombreux à dire que c'était impossible.
Notre amitié n'était vieille que de quatre ans mais Chris avait déjà sa place dans ma vie comme un frère. Un frère ?...Oui, disons ça.
Je l'admirais beaucoup, c'est vrai. Il était intelligent, dynamique, gentil et cultivé, en plus d'être beau et relativement stylé. Tout du mec idéal, il faut le dire. Mais je n'avais pas de sentiments pour lui, et vice-versa. Enfin, lui n'en avait plus. L'année dernière il prétendait être amoureux de moi mais à mon avis ce n'était qu'un excès de proximité qui l'avait probablement poussé à la confusion. Malgré tout on avait réussi à régler ça et les choses étaient rapidement redevenues comme si cette phase n'était jamais passée.
On passait énormément de temps ensemble : au campus (bien que nous ne fassions pas les mêmes études car il était en deuxième année de biochimie et moi de lettres modernes); chez lui où j'allais très souvent; et au Alpha, le restau universitaire. On se retrouvait souvent aussi au stade de foot où, même quand son équipe n'avait pas match, il aimait rester en tant que spectateur. Il m'expliquait à chaque fois des trucs sur ce sport qui ne m'a jamais vraiment captivée, on se moquait des filles qui faisaient des commentaires totalement stupides sur la partie juste pour jouer les intéressantes. D'autres fois on écoulait des heures sur les bancs publics derrière la cité universitaire, sous l'ombre des arbres à parler de tout et n'importe quoi, prendre des selfies, s'engager dans des débats sans fin avec les témoins de Jehovah qui parcouraient habituellement cet endroit...
Je n'étais pas du genre à coller les gens, mais son amitié était la seule, je l'avoue, qui me rendait un peu niaise sur les bords.
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