Un livre pour mon ex
Comme à l'accoutumée, Chantal et moi passions la deuxième semaine des vacances à Kribi, avec notre père. Il était toujours content de nous voir comme s'il ne s'y attendait pas, ou que ça faisait des années qu'on s'était quitté. Quand on arrivait, on trouvait nos chambres bien rangées, la table dans la salle à manger déjà dressée, prête à nous retenir pendant des heures à discuter autour d'un bon repas.
La seule chose qui nous étonnait c'est que chaque fois, on retrouvait une femme de ménage différente. Mon père trouvait toujours une raison de s'en débarrasser aussi vite qu'il le faisait avec ses compagnes. D'ailleurs, il fallait qu'on en parle. J'ignorais s'il le faisait pour de réelles raisons ou s'il avait juste du mal à s'attacher à une femme depuis le décès de maman. Cela me faisait un peu de peine même si en revanche, le voir enchaîner et multiplier les conquêtes me rassurait sur le fait qu'il ne manque pas de compagnie. Néanmoins, une fois seul dans son lit un matin de nouvel an, la réalité devait certainement redevenir dure à encaisser.
Papa aimait Maman. J'en ai souvent douté, petite. On est en Afrique, on ne croit pas que nos parents s'aiment vraiment quand on a huit ans et qu'à la télé, on voit des couples s'embrasser sans retenue et se dire je t'aime en public, tandis qu'en comparaison, on vit avec un père et une mère qui semblent ne jamais avoir de regards tendres l'un pour l'autre, qui ne s'appellent jamais « chéri », « mon amour », « mon cœur » ; on a l'impression que la seule chose qui les met d'accord, c'est d'être heureux de nous avoir mis au monde. Mais Papa aimait Maman.
Mon père est propriétaire de la plus grande librairie de la ville. C'est forcément de lui que me vient mon amour démesuré pour la littérature. Depuis mon entrée à la fac, j'occupais mes séjours à Kribi en remplaçant à temps partiel le libraire ; ça me plaisait plus que de dépenser mes après-midis à la plage et puis, je me faisais un peu d'argent de poche.
C'est vrai que c'était toujours assez triste de réaliser à quel point la lecture n'intéressait personne, en réalité. Je n'en revenais jamais de rester à la boutique et n'y compter que dix personnes maximum par jour, dans une ville de plus de 60 000 habitants.
Derrière le comptoir, je tournoyais confortablement installée dans le fauteuil mobile quand j'ai entendu la clochette tinter, signe que quelqu'un venait de franchir la porte d'entrée. J'ai alors arrêté mon manège et adopté une posture responsable. Et là, je l'ai vu, lui, avancer vers moi. J'ai senti un électrochoc parcourir en une nanoseconde l'intégralité de mon corps. Quelque chose s'est mis à bouillir au dedans de moi. Quelque chose qui m'a fait serrer les dents, les poings, et mon cœur. Comment ose-t-il ?
De son insupportable air suffisant, il a posé un coude sur le meuble dressé entre nous et, un sourire machiavélique plaqué aux lèvres, il a entonné :
— Ça va, Bahvaye ?
Je l'ai fusillé du regard.
— Qu'est-ce que tu veux, Ornel ?
— À ton avis ? Un peu comme tout le monde qui entre ici, un livre !
— Dans ce cas tu aurais dû commencer par aller le chercher dans les étagères.
— Ah... j'espérais que tu m'en proposes un, toi qui t'y connais si bien en la matière.
— Mais avec plaisir ! ai-je agréé avec un sourire brailleur.
Je n'ai pas réfléchi à deux fois avant de me ruer devant l'espace féminisme et dégainer le livre de Virginie Despentes que je suis revenue lui brandir sous le nez : Chers Connards était écrit en gros caractères sur la première de couverture et constituait le titre de l'œuvre.
Je souriais avec tous les muscles de mon visage, réjouie et fière de ma vanne qui en fait, me serait très utile s'il acceptait vraiment d'acheter ce bouquin. Il comprendrait directement par là tout ce que je pense de lui.
— Haha, très drôle, a-t-il articulé avec ironie. Tu n'as visiblement pas changé.
J'ai roulé des yeux.
— Tu m'excuseras mais je dois te rappeler que je n'en ai quasiment rien à branler de ton avis... que je n'ai pas demandé, de surcroît.
— C'est ce que je disais... toujours la même.
J'ai levé un doigt d'honneur au beau milieu de ses petits yeux étirés.
— Il l'aime aussi, ce caractère bien trempé ? Ton nouveau mec.
Je l'ai dévisagé de haut en bas.
— Comment tu as su que j'étais là ?
— Facile. Ton snap.
J'ai déformé mon visage, un brin déconcertée.
— Tu me surveilles ? Et puis... une seconde... je ne t'avais pas bloqué ?!
— Il faut croire que non, a-t-il glissé sur un ton malicieux.
J'ai secoué la tête, blasée.
Ornel s'est toujours pris pour le centre du monde, et le dire comme ça est un euphémisme. On fréquentait le même lycée. Notre relation a vu le jour lorsque j'étais en Première et lui en Terminale.
J'aimais son prénom, ses yeux, les conversations atypiques que je ne pouvais avoir qu'avec lui. Il était doté d'une capacité particulière à me faire me sentir exceptionnelle. J'étais rentrée toute entière dans le piège de ses belles paroles et ses phrases toutes faites que je me croyais spécialement dédiées. Et dire qu'il y avait au moins six autres filles à qui il disait les mêmes choses en même temps...
Quand je l'ai découvert, la terre s'est dérobée sous mes pieds. Ça a été dur d'accepter que les détails que je croyais propres à notre relation et qui rendaient notre lien si unique, en fait n'étaient rien qu'une formule générale appliquée à n'importe quelle fille pour exercer sa supposée irrésistibilité. Malgré cela, je restais dans le déni car je ne voulais pas me séparer de lui. Ça m'écœure peut-être de l'admettre aujourd'hui mais je crois même que j'étais réellement amoureuse. Malheureusement, il s'en est aperçu, et c'est là que le vrai cauchemar a commencé. Ornel n'était donc plus avec moi que pour flatter son ego de coureur de jupons, il me prenait carrément pour acquise. Il était bien conscient de son emprise sur moi et ne manquait pas d'en profiter. Il me traitait comme bon lui semblait, faisait des remarques sur mon physique, mes vêtements, voulait me façonner à sa guise juste pour le fun, sans se douter que cela me foutait en l'air un petit peu plus chaque jour. Je n'étais jamais assez bien pour lui. Mon seul but était donc devenu celui de l'être: Assez bien pour lui ! Jolie sans être superficielle, drôle sans être ridicule, intelligente sans être coincée, coquine sans être vulgaire. Parfois il me montrait des images de filles au hasard sur son téléphone et disait « si tu étais un peu plus comme ça... » puis en riait, persuadé que je le prenais bien, ou n'ayant simplement rien à cirer de ce que je pouvais penser.
— Sérieusement Ornel, qu'est-ce que tu fous, là ? Ça fait deux ans qu'on ne s'est pas vu et pourtant ce n'est pas l'occasion qui manque. Pourquoi c'est juste aujourd'hui que tu t'es dit que tu allais passer "me faire un coucou" ?
Il a passé une main sur sa nuque en détournant le regard. J'ai presque senti les murs de sa coriace barrière d'assurance s'ébranler. Serais-je entrain de rêver ?
— Eh bien... la vérité c'est que ça fait un bail que je te piste. Bon, dit comme ça, c'est un peu malsain. Disons que je suis sur tes traces. Non, c'est encore pire...
— Va droit au but s'il te plaît.
— D'accord. Tu me manques.
Ok. Là c'est sûr, je rêve !
— Quelques mois après notre rupture j'ai réalisé mon erreur, a-t-il renchéri. Ne plus te parler était devenu une torture. Mais je n'osais pas te le dire. Tu sais, ces choses... c'est difficile à exprimer.
— Quelles choses ?
— Ces putain de sentiments.
Eh ben ! Tu peux bien te les mettre où je pense, tes « sentiments », mon cher.
Quand il m'a regardée à nouveau, j'ai saisi ses yeux, scindant ses pupilles à la recherche d'une once de sincérité. Et bingo !
C'était dingue. J'avais maintenant le pouvoir de faire souffrir entre mes mains, le même qu'il a utilisé contre moi sans scrupule. Le même qui me permettrait de me venger.
Et alors que la petite voix dans ma tête commençait à jubiler, à clamer ma victoire, à élaborer comment je reprendrais le cœur d'Ornel entre mes mains pour mieux le broyer... j'ai fermé les yeux en soupirant :
— C'est trop tard, j'ai déjà quelqu'un d'autre dans ma vie.
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