Songe à la mort

Un coude me percute le bras et je sursaute, revenant ainsi à la réalité.

– T'es carrément sur Insta ! me sermonne Rahinatou. En plein cours de madame Bessala, sérieux ?

— C'est bon, je regardais juste mes notifications... Et aïe ! Tu t'es mise à la muscu ou quoi ? Tu m'as pété le bras !

— La dame à la chemise grise ! tonne la puissante voix féminine dans le micro.

Mes lèvres se figent sur le coup et je m'interdis de regarder à l'avant de la salle.

— La dame à la chemise grise, répète ma prof de littérature féminine, ignore-t-elle la couleur de son vêtement ?

Du calme. Je ne peux quand même pas être la seule fille à porter une chemise grise dans tout l'amphi, si ?

– Nini, c'est toi qu'elle regarde, chuchote mon amie. Tout le monde te regarde maintenant, en fait.

Je lève les yeux pour croiser le regard de madame Bessala qui me fait signe — d'un geste drôlement élégant — de me lever, ce que j'exécute sans broncher.

– Alors, vous tenez une conférence pendant mon cours ?

Je me pince les lèvres, embarrassée.

– Si non, pouvez-vous nous dire la conclusion que vous tirez des explications que je viens de donner ? Ou bien simplement ce que vous avez retenu ?

Le problème c'est qu'avant tout, je n'ai rien écouté. J'ai tout au plus une vague idée de ce dont elle était entrain de parler depuis une dizaine de minutes environ.

– J'ai retenu... que la théorie queer peut être considérée comme un trait essentiel du grand mouvement féministe.

J'ai terminé ma phrase sur une note relativement haute, donnant l'impression que je posais une question au lieu de répondre. La dame approuve d'un air suspicieux avant d'ajouter :

– Êtes-vous au moins sûre de savoir ce qu'est cette théorie ? Comment définiriez-vous, de manière simple, le terme queer ?

Je ne suis pas sûre d'en avoir la définition exacte, mais j'entends souvent ce mot dans les films et séries occidentaux quand il s'agit de personnes non genrées.

– Euh... je dirais que c'est un mot... qui signifie que la sexualité et aussi le genre d'un individu ne sont pas déterminés exclusivement par son sexe, je veux dire, par la biologie, quoi...

Je parlais avec une lenteur témoignant l'hésitation constante dans mes propos, et tandis que la salle commençait à jacasser à cause de ma réponse qui ne devait pas convenir à tous, la dame a rapidement rétabli le calme en claquant des mains :

– Shh, s'il vous plaît ! Écoutez tous. La demoiselle n'a pas tort, vous savez. Mais bien plus que cela, ce terme fait avant tout référence à toute personne ou identité allant à l'encontre des normes structurant le modèle social hétéronormatif et cisnormatif. La théorie Queer s'oppose donc en quelque sorte au féminisme essentialiste. Veuillez vous rasseoir mademoiselle, a-t-elle déclaré, me délivrant enfin du poids des regards malencontreux et accusateurs de mes condisciples.

Elle a tourné quelques pages de son bord et redressé les lunettes sur son nez puis a poursuivi :

— J'ai d'ailleurs un travail pour vous à ce sujet : vous étudierez en profondeur, par binômes formés par ordre alphabétique, la différence entre le féminisme égalitariste et le féminisme essentialiste, ainsi que la place du culturalisme au milieu de tout ça. Pour jeudi.

Après le cours, les filles proposent d'aller manger un bout au Alpha, proposition que je décline car ayant sans doute attrapé un coup de froid, je n'arrête pas de tousser depuis une demi-heure et commence à sentir la fièvre monter.

— Mais alors, tu vas rentrer même si on a LCA juste après ? s'enquiert Erica.

— Ouais, je souffle entre deux reniflements. Je ne me sens vraiment pas au top.

*

Par la plus improbable des malchances, mon état s'est aggravé et quatre jours plus tard, je n'étais plus seulement toussante et fiévreuse, j'avais en plus des douleurs abdominales et d'abominables courbatures malgré les tisanes et comprimés de paracetamol ingurgités.

À l'hôpital Général, le médecin qui m'a consultée semblait perplexe. Il m'a demandé plusieurs fois de lui donner plus de précisions sur les symptômes que je développais.

— Je ressens aussi comme un poids, là, mentionné-je en pointant ma côte droite. La douleur y est très intense et m'empêche quasiment de prendre une grande inspiration.

Après avoir noté l'essentiel sur mon carnet médical qu'il me tend juste après, il énonce sur un ton presque navré :

— Je vais vous demander de vous rendre au service de pneumologie avec ça. Dès que vous aurez les résultats de la radio, revenez moi vite.

Mon sang se glace alors. Jusque là je ne semblais pas inquiète du fait qu'il pouvait peut-être s'agir d'une maladie grave dont j'étais atteinte.

Je sors du bureau du docteur et me mets à errer dans le bâtiment à la recherche du service qu'il m'a indiqué. C'est alors que je la remarque, l'ombre de la mort... sa présence omniprésente qui flâne dans les couloirs, collant aux dos des patients comme une mauvaise odeur telle qu'on la représente dans les dessins animés. Elle purule dans l'air et dépouille progressivement les proches des malades de l'espoir qui leur permet encore de rester là, à attendre un miracle.

Le résultat de la radio montre l'intérieur de mon thorax et je vois clairement que quelque chose cloche : mon poumon droit est deux fois plus gros que l'autre. Mon esprit s'affole. Cette masse étrangère peut être n'importe quoi.
En retournant au bureau de mon médecin, je songe à tous les cas plus horribles les uns que les autres et, la gorge nouée, je m'attends à une révélation fatidique.

Il examine les images, fronce les sourcils, se racle la gorge, je déglutis. Puis il me sourit d'une manière rassurante et dit :

— C'est bien ce que je pensais : une infection pulmonaire. Rien de bien grave lorsqu'elle est découverte à temps et traitée comme il faut. Alors je vais vous prescrire...

Il s'est mis à énumérer tout un tas de médicaments et après m'avoir remis l'ordonnance, a ajouté :

— Suivez bien ce traitement pendant douze jours. Si vos symptômes persistent après ça, repassez. Mais je suis persuadé qu'on ne se reverra pas de si tôt, mademoiselle Bahvaye. Sur ce, je vous souhaite un bon rétablissement.

Pendant ma convalescence, Rahinatou et Erica m'ont rendu visite une fois ensemble ; Erica est passée deux autres fois toute seule – ce qui me ravissait, même si ma tante la regardait d'un mauvais œil à cause de ses dreadlocks blonds, ses robes sexy et pantalons déchirés, sans parler des nombreux piercings qui décoraient chacune de ses oreilles... En gros, tout ce qui, dans l'église était le symbole-même de la femme païenne et frivole. La pauvre tata Pauline a sûrement dû se retenir amèrement de me demander de revoir mes fréquentations.
Personnellement je trouvais mon amie rayonnante et son style n'a jamais constitué un « mais » à l'admiration que je lui porte ; bien au contraire, il faudrait que je puisse m'assumer de la même façon un jour.

Les jours qui ont suivi mon rétablissement, Chris ne m'a pas lâchée d'une semelle. Étant donné qu'il ne pouvait pas venir chez moi à cause des parents, il a dû attendre que je sois guérie pour me revoir et me gaver à nouveau de ses théories scientifiques bancales sur tout ce qui existe. Je le taquinais sur le fait qu'il ait été inquiet : il m'appelait chaque jour et voulait tout le temps que je lui donne des nouvelles, même après que je l'aie rassuré que je n'allais pas mourir et que ma maladie était moins grave qu'il le pensait.

Dans tout ça, la seule personne avec qui je mourrais réellement d'envie de parler ne s'était pas manifestée une seule fois. J'espérais, je comptais les heures chaque jour en me persuadant qu'il finirait par m'envoyer ne serait-ce qu'un « ça va ? », et tous les jours je m'endormais déçue, remettant mon espérance au lendemain. Et si j'étais décédée, Mathias aurait-il au moins été triste ? Est-ce qu'il aurait pleuré ? Est-ce qu'il aurait regretté de ne pas avoir été là quand j'en avais besoin ? Est-ce qu'il aurait réagi comme quelqu'un qui me connaissait à peine ? Il aurait peut-être continué à se taper d'autres filles dans les jours suivant directement ma mort, parce qu'il s'en serait moins senti concerné que je le crois, et aurait eu pour seul regret que je ne sois plus là pour lui tailler de superbes pipes.

Si je mourrais, en dehors de ma famille et mes trois amis, qui me pleurerait ? Des camarades à l'université ? Sûrement pas. Des anciens camarades du lycée ? Peut-être... j'avais entretenu de bons rapports avec bon nombre d'entre eux. Ils auraient tous certainement... posté des photos de moi avec des légendes tristement émouvantes et des discours à me faire passer pour "une fille au grand cœur, pleine de vie, généreuse et toujours souriante".
Mon père serait entré en dépression, Chantal aurait été inconsolable, Chris également. Mais tôt ou tard, la vie aurait repris son cours : mes amis commenceraient par oublier ma date d'anniversaire, puis le jour où j'ai clamsé, et petit à petit les détails de mon physique ainsi que ceux de ma personnalité. On ne se rappellerait plus de moi qu'en énonçant des anecdotes de l'époque où j'étais encore là, on en rirait, on soupirerait en se rendant compte que je manque toujours et, quelques fois, ma sœur ou mon père pleurerait en cachette en se rappelant que j'ai tout de même laissé un vide qui ne se comble pas.

Penser à ça m'attristait, car je savais que c'est exactement ce qui s'était passé pour ma mère. Cela faisait cinq ans qu'elle était partie et depuis deux ans, le douze juillet, date de son anniversaire passait normalement, sans même que je ne m'en aperçoive. Bien sûr, je donnerais toujours tout pour la revoir si c'était possible, mais j'avais comme fini par accepter définitivement son absence. Et parfois je m'en voulais pour ça. Je craignais de finir par l'oublier, par oublier qu'elle me manque.

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