Quotidien pas si banal
PDV Érica
Dans la cuisine, ma mère lavait les vivres qu'elle venait de ramener du marché. J'ai râlé intérieurement en sachant qu'il fallait que je m'arrête pour lui donner un coup de main alors que je venais seulement chercher une bouteille d'eau.
— Je range tout dans le frigo ?
— Oui. Sauf les broccolis, ils sont pour ta grand-mère. Il faudrait d'ailleurs que tu les lui apportes s'il te plaît, tu veux bien ?
— Bien sûr. J'en profiterai même pour passer un moment avec elle, elle doit m'en vouloir à mort de ne pas être allée la voir depuis le début de l'année.
— Toi aussi, Erica ! m'a-t-elle reprochée pendant que je m'attelais à rincer les légumes. Dernièrement tu as du temps pour tout sauf pour elle, c'est pas cool.
— Je croyais qu'on s'était mises d'accord pour que tu arrêtes de me parler comme une pote.
Ma mère a froncé les sourcils.
— N'importe quoi, j'ai encore tout de même le droit de dire « cool » sans avoir l'air de passer pour une ado. Tu es tellement rabat-joie en plus ! À ta place n'importe qui serait heureux d'avoir une maman aussi fun et pétillante que moi.
— Si tu le dis, ai-je bredouillé en disposant des aubergines dans le compartiment inférieur du réfrigérateur.
— Et je le pense.
J'ai fait volte-face et lui ai balancé d'un air railleur :
— Dans ce cas tu devrais urgemment revoir ta définition des mots « fun » et « pétillante ».
Je ne trouvais en rien fun le fait qu'une dame de 44 ans fasse des directs sur les réseaux sociaux pour expliquer à sa "communauté" comment elle arrive à gérer équitablement son emploi de temps entre le boulot et « la lourde tâche d'être maman ». Elle se prenaient carrément pour une influenceuse, la pauvre, et moi je devrais être fière d'avoir une maman dont les vidéos TikTok pouvaient me coûter ma réputation.
Quelques fois elle espérait me narguer en me répétant « j'ai dix fois plus d'abonnés que toi », mais elle ne savait pas à quel point cela me donnait encore moins d'estime pour elle.
Depuis ma première année à la fac je discutais avec mon père de la possibilité d'emménager seule dans une chambre universitaire. Chaque année il me promettait que la suivante serait la bonne mais ce n'était finalement jamais vrai. Ils aimaient bien me garder à la maison, sous leurs yeux comme une gamine. Si on était pas dans un pays où il est si difficile de trouver un boulot surtout étudiant, ça ferait un bail que j'aurais pris le large.
Ma mère était directrice des ressources humaines au ministère de l'enseignement de base et mon père, homme au foyer depuis que sa petite entreprise de transport a fait faillite en 2016. Plus rien n'allait dans leur couple depuis le temps. Mon père prétendait que sa femme ne lui était plus soumise depuis que c'était elle qui faisait rentrer les revenus, et elle se plaignait tout le temps de son pessimisme et son manque de détermination.
— Tu passes ton temps à procrastiner, tu ne sers à rien, lâchait-elle.
— C'est faux, il démentait minablement, je ne procrastine pas, c'est l'avancée de mon dossier pour la reconstruction de l'entreprise qui prend du temps là haut et tu le sais.
— C'est ça. Toujours à attribuer la faute aux autres.
Chacun d'eux avait des aventures extra conjugales et ma mère ne s'en cachait même plus. Je leur ai demandé une fois pourquoi ils n'envisageaient pas de divorcer et mon père a répondu « jamais je ne laisserai ta mère me quitter, je l'aime trop pour ça » ce qui par interprétation signifiait plutôt « j'aime trop ne rien foutre mais avoir de quoi manger quand même »
Des deux, je ne savais vraiment pas à qui je voulais le moins ressembler.
La porte d'entrée de la maison de ma grand-mère donnait sur un couloir qui servait de limite entre les chambres et les toilettes d'un côté, et le salon et la cuisine de l'autre. C'était un logis modeste qui respirait le calme et l'ancien temps.
— Mbombo ? ai-je articulé à voix haute en poussant le bâtant.
Quelques secondes de silence ont semé la panique dans mon esprit avant qu'une voix enrouée mais attendrissante ne réponde :
— Je suis là.
J'ai accouru dans le salon où elle était entrain de décortiquer des arachides, assise à côté de son poste radio.
— Mais qu'est-ce qui te prend de laisser ta porte ouverte, enfin ?
— Du calme... Que pourrait-on bien vouloir me voler ici ? Je n'ai rien à craindre.
— Tu sais que certaines personnes n'ont plus besoin de motifs pour faire du mal aux autres ?
— Tu t'inquiètes pour rien, je te dis.
J'ai soufflé, découragée puis me suis courbée pour l'embrasser. Elle a tâté mes bras et mes joues.
— Mais on dirait que tu as pris du poids, non ?
J'ai rigolé.
— Non Mbombo, c'est raté cette fois.
On s'appelait mutuellement ainsi car mon deuxième prénom me venait d'elle : Jéovanie. C'était la seule personne à qui je pouvais tout dire sans gêne. Elle était aveugle, mais c'est à ses yeux seuls que j'arrivais à accorder de la confiance. Sans doute pour cette raison, parce que eux ne pouvait pas me juger. Je ne craignais pas d'y voir de l'accusation ou de la colère si je débarquais avec un vêtement dévoilant mon ventre, ou si je lui disais que j'avais envie de me faire tatouer l'expression bitch don't give a f sous la clavicule.
— Je t'ai apporté des broccolis de la part de maman.
— Je m'en doutais.
— Comment ça ?
— Tu ne viens plus que pour effectuer des commissions, maintenant. Ta petite copine doit te prendre tout ton temps, je suppose...
— Quoi ? Non ! Et ce n'est pas ma petite copine.
— Ça ne l'est pas, ou plus ?
— C'est bon arrête, oublie ça. Je te faisais juste marcher.
— Vraiment ? C'est moi que tu faisais marcher en parlant à longueur de journée d'elle et son humour qui match parfaitement le tien ? Tu en es bien sûre ?
Elle a prononcé le mot « match » en mimant des guillemets car c'est exactement ce que je disais.
J'ai coupé court à la discussion en fonçant déposer les légumes dans la cuisine où j'ai trouvé une pile d'assiettes sales posée sur la paillasse.
— Yvonne n'est pas passée aujourd'hui ? ai-je demandé à distance.
— Oh si. Elle était seulement un peu fatiguée après le repassage alors elle a laissé la vaisselle pour demain.
— C'est n'importe quoi, ai-je râlé en commençant à vider les assiettes. On les paye vraiment pour rien, ces gens.
Après avoir tout lavé, je suis revenue m'asseoir à côté de ma grand-mère pour l'aider à décortiquer tout en l'inondant de sujets de conversations.
La nuit tombée, je lui ai dit au revoir et m'en suis allée en insistant pour qu'elle referme bien la porte derrière moi.
Il était à peine 20 heures alors que je marchais vers le carrefour le plus proche dans l'espoir d'y trouver facilement un taxi, téléphone en mains et sucette à la bouche. Quand tout à coup comme surgies de nulle part, deux silhouettes masculines sont sorties de l'ombre de la nuit et m'ont barré chemin.
— File tout ce que t'as.
C'est là que j'ai compris que ce n'étaient pas juste des garçons qui voulaient mon numéro comme je l'aurais pensé de prime abord. L'un était très foncé de teint et portait une casquette retournée tandis que l'autre avait une afro mal taillée et une cigarette à la main. Mes jambes se sont mises à trembler. Je n'ai pas essayé de résister car je savais bien comment ça risquait de se terminer si jamais j'osais : le poignard était devenu chose courante dans la ville. Je leur ai doucement tendu mon téléphone et mon petit sac à main dans lequel il n'y avait que ma carte d'identité, un gloss, et les 2000 francs que Mbombo venait de me donner en guise d'argent de taxi.
Celui avec la casquette a réceptionné le portable puis a ordonné :
— Maintenant tu vas gentiment me donner tous tes codes.
J'ai exécuté sans rechigner, la peur me rongeant jusqu'aux os.
L'autre m'a sévèrement mis une claque qui m'a jetée parterre.
À peine ai-je eu le temps de me relever, qu'ils avaient disparu. Comme un cauchemar, comme un songe néfaste qu'on a en fermant les yeux. Sauf qu'ils étaient bien là, et me retrouver les mains vides me le confirmait bien.
*
— Le plus important c'est que tu ailles bien, mon bébé, ne cessait de répéter ma mère venue me retrouver chez ma grand-mère où je suis rapidement retournée trouver refuge.
— C'est vrai, ils auraient pu gravement te blesser, te violer et qui sait, peut-être pire encore... soutenait ma mamie en évitant soigneusement de prononcer le mot "tuer".
Mais elles avaient toutes les deux tellement tort ! Maintenant que j'avais un peu repris mes esprits, je réalisais que j'aurais mieux fait de mourir plutôt que de leur donner mon téléphone avec tous mes codes ! Ce n'était plus qu'une question de temps désormais avant que ma vie entière ne soit littéralement fichue.
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