J'emmerde le destin
PDV Rahinatou
Ça ne m'étonnerait pas que ce soit la paranoïa de la première fois; ça ne m'étonnerait pas non plus que ce soit mon habituelle phobie d'être abandonnée. Ce qui m'étonnerait, en revanche, serait que Nathan ait réellement décidé de ne pas répondre aux six messages que je lui ai envoyés depuis que je suis partie de chez lui après qu'on ait fait l'amour il y a deux jours. Oui parce que, quel mec ferait encore un coup pareil de nos jours ? Ce serait si peu original ! Non ?
— Rahinatou ! s'écrie ma mère de l'extérieur.
Qu'est-ce qu'il y a encore ? Je sors de mon lit et me rends dans la cour en trainant les pieds.
— Tu fais quoi ? demande ma mère.
— Rien.
— Prends donc le seau de folérés et va faire un tour hors du quartier avec.
Purée, c'est pas vrai !
— Mais maman...
— Quoi ? Depuis que tu es en congés de Pâques tu ne fous rien, tu restes enfermée dans ta chambre pendant que tes petits frères prennent des risques tous les jours. Il faut bien que tu serves à quelque chose dans cette maison.
Je prends un air nerveux. Je déteste aller vendre les produits de ma mère. Déjà petite, cette tâche était comme une punition pour moi. Puis quand j'ai eu le bac, j'étais soulagée à l'idée de ne plus jamais avoir à faire ça car je prétendrais que le programme de la fac ne m'en laisse pas le temps; une astuce qui, jusqu'ici, a très bien fonctionné. Mais ma mère en a visiblement ras le bol, et le fait que je sois en vacances en ce moment n'arrange rien. C'est vrai, je devrais peut-être montrer plus d'enthousiasme et d'énergie à participer à l'activité qui fait vivre notre famille, mais non, cela me fait juste honte dans mes os, et il n'y a rien que je souhaite au monde plus que le jour où ma mère arrêtera enfin de faire ce foutu commerce qui pue la misère.
— Je n'ai plus l'âge de faire ça !
— Mais tu as toujours l'âge de manger et dormir ici ? gronde ma mère. Si tu rapportais des revenus plus significatifs que ce que je gagne avec ce commerce, tu pourrais peut-être oser te plaindre, Rahinatou; mais tant que ma maison te servira de toit gratuitement, tu iras vendre quand je te dirai d'aller vendre.
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Tu comprends très bien ce que ça veut dire. Tu as voulu étudier, je te l'ai accordé, et tu te permets de bouder quand j'essaye de faire rentrer de l'argent ? Le même argent qui sert à payer ton école ? Personne ne sait mieux que toi que j'aurais pu, comme la plupart des autres, te donner à marier et me débarrasser d'un tel fardeau. Mais je prends sur moi pour permettre à ma fille d'être une femme indépendante plus tard et elle elle fait quoi ? Elle crache sur ces efforts.
Ma gorge se noue et me yeux s'embuent alors que la voix de ma maman se met à trembler :
— Je suis désolée de devoir te parler aussi durement, Rahi, mais sache que je commence à n'en avoir que trop marre de te voir mépriser tous les sacrifices faits autour de toi pour toi. Tu es si égoïste ! Tu sais que moi j'aurais tout donné pour avoir ne serait-ce que l'opportunité de faire des études. Tu sais à quel point je me suis toujours battue pour que vous ayez au moins le nécessaire. Et je suis désolée de ne pas pouvoir t'offrir la vie de luxe que tu désires et envies tant, mais je donne tout ce que je peux pour que tu puisses te l'offrir toi-même un jour; et c'est mon vœu le plus cher. Mais même si je ne peux pas forcer ta reconnaissance, je peux encore exiger ton obéissance car je reste ta mère; alors tu me portes ce seau et fous le camp d'ici.
Je m'exécute sans broncher, martelée par ma mauvaise conscience et le regard plein de rage de ma mère. En passant devant elle, j'essuie du revers de la main les larmes qui perlaient dans mes yeux sans la regarder.
Une quinzaine de minutes plus tard, je suis dans le quartier d'à côté, traînant sur un trottoir insalubre. J'ai l'impression que tout le monde me regarde, me reconnaît et murmure à mon sujet; qu'ils me prennent tous de haut. Tout à coup, je dépose la marchandise par terre, m'accroupis et éclate en sanglots, le visage dans mes deux mains. Un flot de questions existentielles remplit mon cerveau : Qu'est-ce que je fous là ? Pourquoi c'est ma vie qui ressemble à ça ? Pourquoi je suis née pour souffrir alors que d'autres personnes vivent littéralement comme dans mes rêves les plus fous ? Pourquoi Nathan m'ignore ? Est-ce que j'ai pris la bonne décision en couchant avec lui ? Comment c'est possible que Kendall Jenner existe vraiment ? Je veux sa vie. Je veux être elle. C'est tellement injuste !
Une main sur mon épaule, quelqu'un me demande calmement :
— Lève-toi.
Je l'ignore et garde la face enfouie dans mes paumes.
— Lève-toi, insiste-t-il, j'achète toutes tes bouteilles.
À ce moment, j'entends comme une clochette tinter en moi. Je pourrais me gonfler de fierté et hurler à la gueule de cet inconnu que je n'ai pas besoin de son argent, et encore moins de sa pitié, mais je suis trop à fleur de peau pour ça. Tout ce que je veux à l'instant c'est retourner déprimer dans ma chambre et, en ayant écoulé la totalité des boissons ce sera encore mieux; ma mère restera bouche bée.
Je prends appui sur mes genoux et me mets debout. Là, quelque chose d'évident me frappe à l'esprit :
— J'te connais, toi.
— Ah ouais ? s'étonne le jeune homme. Étrange, car moi je ne me souviens pas t'avoir déjà vue.
— Normal, tu étais inconscient lorsque nous nous sommes rencontrés.
Cette phrase l'amuse. Il est persuadé que je plaisante.
— Je suis très sérieuse. Tu ne serais pas le cousin de Nini, par hasard ?
Il arrête soudain de rire et affiche un air attentif.
— Si. Comment tu...
— Contente de savoir que tu t'en es bien sorti.
Il semble d'abord un peu perdu, puis finit par comprendre mes allusions : Je faisais partie des personnes l'ayant secouru quand il s'est fait poignarder il y a quelques mois à la fête foraine.
— Sacrée coïncidence, déclare-t-il. Je m'appelle Émilien.
— Moi c'est Rahinatou. Ça te fera 3600 francs.
— Pardon ?
— Les folérés.
— Ah, oui... Mais tu m'agresses seulement, la mère ?
Je le fixe, blasée, je renifle, et je tends la main :
— 3600. S'il te plaît.
Il se met à fouiller ses poches comme une fille à qui on demande si elle a un mouchoir et qui fait semblant de chercher alors qu'elle sait pertinemment qu'elle n'en a pas. Je jure sur ma licence que s'il bluffait, je le plante là en pleine rue devant tout le monde.
Finalement, c'est 2500 francs qui sortent de son pantalon. Je tire la tête et souffle désespérément en devinant déjà la suite des événements.
— Je suis désolé... Euh... quand je disais que je prends le tout c'était en étant certain que... Enfin, tu vois...
Je lui arrache presque les trois billets en le toisant. J'ai envie de gifler ses joues rondes et de mordre ses grandes oreilles. Il a une tête et une peau de bébé, pourtant je sais qu'il est plus âgé que moi.
— Tu sais quoi ? J'ai une solution : donne-moi ton numéro et je t'enverrai le reste à payer par OM ce soir.
J'arque un sourcil, incrédule et complètement blasée à ce stade. Lui, ne cesse de sourire. Il sourit comme s'il était sûr que je ne lui dirais pas non, comme si son cœur lui murmurait que le mien était à prendre et qu'il avait ses chances. Qu'il est bête.
Il brandit son téléphone et me le donne. Je fixe l'écran allumé qui, simultanément, signale batterie très faible avant de s'éteindre. Ma gorge laisse échapper un éclat de rire que je retiens aussitôt. Quel poisseux !
— Merde, c'est pas possible ! grogne-t-il.
— Cela devrait pourtant t'arranger. Tu n'es plus obligé de tout payer, maintenant.
— Si si, j'insiste. Donne-moi ton numéro.
— Je n'ai pas de quoi écrire.
— Ça ne fait rien. Dis-le moi, je le retiendrai et te ferai signe dès que possible.
Je roule des yeux en secouant doucement la tête.
— Vas-y.
— D'accord, je concède finalement en sachant que de toute façon il l'aura oublié dans cinq minutes.
Je lui donne néanmoins mon vrai numéro, car une part de moi est quand même bien curieuse.
*
En me voyant revenir à peine une heure après mon départ les mains vides, ma mère a écarquillé ses yeux :
— Tu as tout vendu ?
— Oui.
— Comment ?
— Je... Em... Je suis allée jusqu'au stade, je savais qu'il y avait un match; c'est là que j'ai tout écoulé.
— Eh, ma mère ! s'exalte-t-elle. C'est bien, ça !
Et elle retourne dans la cuisine, de laquelle s'échappent des effluves de sauce d'arachide. Je la suis à pas lents.
— Euh... maman ?
Sa figure fine se tourne vers moi, toute réjouie.
— Je sais que ce n'est pas dans nos habitudes de s'expliquer et encore moins de s'excuser après une dispute, mais aujourd'hui tout particulièrement, je tenais à te demander pardon. Tu as raison : je sais mieux que quiconque combien tu te bats pour nous, et plus jamais je ne mépriserai ça. Il n'y a personne d'autre à qui je voudrais ressembler. Tu es mon plus grand modèle.
Elle sourit, et cela me suffit comme réponse.
— Va te reposer, suggère-t-elle, lorsque le repas sera prêt j'enverrai tes petits frères t'appeler.
Me voici donc allongée sur mon lit, téléphone en main, suppliant intérieurement Nathan de vite m'appeler pour m'expliquer que ces deux jours sans me contacter n'étaient qu'une farce, de très mauvais goût, soit dit en passant.
Dix, vingt, trente minutes. Rien. Silence radio. Un vide intersidéral.
Je mets mon téléphone à la charge sur mon bureau et me recouche. Recroquevillée dans les draps, je croise mes bras autour de ma poitrine dans l'espoir de calmer mon cœur acharné qui se tord de douleur. Des larmes fatalement silencieuses glissent lentement sur mon nez et mouillent l'oreiller. Cette souffrance est si physique, si concrète, que jamais je n'oserais croire que l'amour n'est pas réel ! S'il était vrai, comme le disent certains, que ce sentiment n'est qu'une illusion, une création de notre propre esprit, je ne ressentirais pas l'absence de Nathan aussi profondément dans ma chair; sa trahison ne se propagerait pas avec une telle violence dans mes veines.
Lorsqu'on vient frapper à ma porte, je me précipite sous la couverture avant de lancer :
— Dis à maman qu'en fait j'ai pas très faim, j'ai bouffé un énorme kebab en route. Je mangerai plus tard.
Et tandis que j'entends les pas de mon petit frère s'éloigner, un autre son me fait bondir du lit. C'est mon portable. J'ai un appel entrant. Faites que ce soit lui, faites que ce soit lui, faites que ce soit lui ! Pitié...
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