Insoutenable

PDV Chris

Nini et moi marchons le long de l'allée qui mène à la sortie arrière du campus, celle qui n'est pas surveillée par des gardiens, et par laquelle entre et sort le racaille de la ville quand elle a des affaires à régler avec des étudiant.e.s. C'est rare de ne pas y surprendre un trafic de drogue, une bagarre, ou des jeunes gens en train de fumer. Sous nos pieds traînent des préservatifs usés, des plus vieux qui ont pris la couleur de la terre, aux plus récents qui semblent s'ajouter chaque semaine.
Ce chemin est aussi celui où se produisent le plus souvent toute sorte d'agressions. Au cours de l'année dernière seulement, un jeune homme s'y est fait poignarder grièvement, deux filles y ont été violées, dont l'une tuée après le forfait. Des histoires à glacer le sang.
Mais cette route continue malgré tout d'être fréquentée, notamment par Nini et moi qui savons que c'est plus facile d'atteindre mon quartier à pieds en passant par là plutôt que par la sortie principale. Notre Université est immense, elle s'étend sur trois quartiers de la ville. J'habite l'un de ceux-ci.

Main dans la main, mon amie et moi partons pour la cité universitaire où j'habite, comptant sur notre présence mutuelle pour pallier l'angoisse qui nous aurait saisis en temps normal si nous traversions ce chemin de la terreur séparément.

Elle me raconte comment elle a été privée de sortie pendant un mois parce qu'elle n'a pas répondu aux multiples appels de son père, sa tante et sa cousine, alors qu'elle était avec ce Mathias qui n'est ni son ami, ni son petit ami, puisque leur relation n'est « pas définie ».

— En fait la vérité c'est que quand je suis avec lui, je me sens complètement coupée du monde, au point d'oublier mon téléphone. Tu t'en rends compte ! Moi, oublier mon téléphone ! Le pire, c'est que je venais de transférer à mon père mon admission à la fac de lettres de Lille. Ça aussi, je l'avais complètement oublié. Tu t'imagines donc à quel point ils ont dû être tous furieux que je sois injoignable pendant les quatre heures qui ont suivi...

— C'est définitif, alors... Tu t'en vas ?

— Mais non... pas encore. Loin de là. Je n'ai même pas encore confirmé l'admission en question.

— Comment ça ?

— Eh bien... Après avoir reçu l'attestation d'admission, je dois la confirmer pour certifier que je tiens toujours bien à y aller. Dans le cas contraire, ma place peut être donnée à une autre personne, mon silence étant considéré comme un refus, finalement. Tout n'est donc pas encore joué. Et puis après il faudrait encore que j'obtienne un visa.

— Je peux savoir pourquoi tu ne l'as donc pas encore confirmée ?

— Rien ne presse. J'ai jusqu'à mardi prochain.

— Hum, Nicaise, toi et les projets de dernière minute...

Elle ricane. Cette fille est une procrastineuse de haut niveau, ce qui confère à notre duo une sorte de complémentarité, car moi je suis plutôt un acharné de l'organisation préventive et un diligent compulsif. Elle a souvent besoin de moi pour remettre de l'ordre dans ses programmes, et moi j'ai besoin d'elle pour parfois être moins dépendant de la discipline que je m'impose.

— Tu sais, la dernière fois que j'ai parlé avec Chantal au téléphone, elle avait l'air un peu triste d'apprendre que j'ai été acceptée, bien qu'essayant de le cacher. Je veux dire... C'est évident qu'elle est contente pour moi, mais j'imagine aussi que je lui manque déjà. Et je le comprends tout à fait.

Je lève un sourcil discrètement suspicieux. Cette façon de parler connote autre chose, en plus de l'inquiétude pour sa sœur.

— Nini...

— Quoi ?

— J'espère que tu n'es pas en train de te chercher des raisons pour rester ici.

— Quoi ? s'offusque-t-elle invraisemblablement en faisant monter sa voix dans les aigus. Certainement pas. Mais quelle idée, Chris ! Tu as trop d'imagination, mon vieux.

— Sois franche. Je te connais depuis plusieurs années. Même si tu refuses de me l'avouer, je sais que tu as un peu peur, ce qui est tout à fait normal. Mais il n'y a rien que tu ne puisses surmonter, d'autant plus qu'il ne s'agit que de quelques milliers de kilomètres.

Elle émet un petit rire, la bouche fermée, puis je sens sa main presser davantage la mienne.
Un moment comme celui-ci fait partie de ceux qui me restent continuellement en tête lorsque je pense à nous deux.

Il est aux alentours de seize heures, et la douce brise de fin de journée nous caresse le visage. J'ai hâte d'arriver chez moi. Les six heures de cours d'affilée que je viens de passer m'ont épuisé. Nini, elle, n'avait cours que jusqu'à midi. Le reste du temps, elle l'a passé à m'attendre en lisant un roman dans la bibliothèque de son département. Elle tenait absolument à manger mes pâtes aux crevettes aujourd'hui, j'ignore pourquoi. Parfois elle a des caprices de femme enceinte, cette fille.

En face de nous, un jeune homme se rapproche à pas vif. Il porte des dreadlocks et un vieux cardigan kaki. Lorsque nous nous croisons, il m'adresse un pouce levé après avoir reluqué Nini. Je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu. Cependant son geste m'est familier : il signifie « bien joué, mon pote ». Ce n'est pas la première fois — ni la deuxième — que me balader avec Nini à mon bras me vaut ce genre d'attitude de la part de passants, ce qui nous a toujours fait marrer. Mais je constate que depuis quelques temps, cela semble la gêner plus qu'autre chose. Immédiatement, elle rajuste le col de sa chemise, tire sur sa jupe pour la rallonger, ou vérifie que le bouton de son pantalon est bien fermé.
Je n'ose pas lui poser de question à ce sujet, pourtant je sens bien que quelque chose a changé dans sa manière d'agir, de réagir aux "compliments" sur son physique.

Quoi qu'il en soit, nous réussissons à atteindre sains et saufs mon lieu de résidence.
Ma chambre de quatorze mètres carrés est toujours bien rangée. Je pense que tout le monde l'aura compris : mon sens de l'organisation s'applique à absolument tous les aspects de ma vie. Nicaise se jette littéralement sur le lit. Elle enlève ses chaussures puis me passe son sac à main pour que je le pose sur le bureau. Je sors une bouteille d'eau du frigo et je nous en sers un verre à tous les deux. Après quoi, je dois troquer mon polo neuf contre un vieux t-shirt. Pendant que je suis torse nu, Nini me fixe et fait claquer sa langue contre son palais deux fois, manière de dire « sacrément bien roulé ! » Puis elle ricane.
Je souris et baisse les yeux, mi embarrassé, mi flatté.

— Tu es trop à l'aise, je lui reproche sans grand sérieux. Si l'inverse se produisait, tu me traiterais sans hésiter de sale pervers.

— Peut-être, mais tu oublies un détail important : moi je ne me mettrais jamais torse nu devant toi. Donc c'est plutôt toi, la personne « trop à l'aise » dans cette pièce.

— Massa ! À ce stade tu pourrais carrément être professeure dans l'art du retournement de situation, hein...

— Pourtant je ne fais qu'exposer les faits. Mais bon, si on ne peut plus admirer...

Elle se détourne et allume la télé. Je secoue la tête en riant.

Après m'être changé, je sors tous les ingrédients du frigo et du placard, et je commence à les préparer. Dix minutes plus tard, Nini sort du lit et vient m'aider. Elle s'attelle à râper le fromage pendant que je m'occupe d'assaisonner les crevettes et faire cuire les pâtes. Au bout d'un moment, alors que le plat commence à prendre forme sur le feu, nous nous installons sur le bureau, face à face, elle sur la chaise et moi sur la table. Je n'arrête pas de me demander ce qui se passerait ensuite, si j'essayais de l'embrasser.
Est-ce qu'elle m'en voudrait au point de ne plus vouloir me parler ? Est-ce qu'elle imaginerait que c'était une simple pulsion instinctive de mâle ? Ou est-ce qu'elle comprendrait enfin que j'ai toujours été amoureux d'elle ?

— Ça sent terriblement bon, remarque-t-elle.

— Ouais. Tu t'es bien débrouillée, chère assistante.

— C'est vrai. Je pense même que si j'essaye seule, je pourrais le faire encore mieux que vous, cher maître.

— Eh, non. N'abuse pas.

Nous éclatons de rire.

— Tu me sous-estimes.

— C'est toi qui te surestimes. Dois-je te rappeler que tu ne sais même pas préparer l'okok ?

— Ah... ce n'est pas comme si c'était aussi le plat le plus simple à faire, hein...

— Justement. Et moi je touche ça bien. Donc réfléchis à deux fois avant de vouloir te mesurer au cordon bleu que je suis.

— Ça va, les chevilles ? Pas trop enflées ?

Je soulève deux fois les sourcils avec un sourire sardonique.

— Mais je dois avouer quand même, poursuit-elle, que tu es un homme mariable.

— Alors épouse moi.

L'incompréhension se dessine en un flash sur son visage, puis très rapidement, elle se rappelle que c'est certainement une blague et rigole.

— Je suis très sérieux, Nicaise. Accepte de faire ta vie avec moi, s'il te plaît.

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