Délicieusement toxique

L'ambiance conviviale, la fumée omniprésente, les commères à leurs places respectives : c'est chez Ma'a Flo.

Je suis agrippée au bras de Mathias comme à l'accoutumée, nous nous engouffrons dans le vieil hangar, et je remarque ses camarades déjà en poste. Un groupe de quatre garçons qui traînent une belle réputation de salauds, mais qui malgré cela ont quasiment la totalité des filles de Yaoundé à leurs pieds. Parfois ils sont sympa, mais la plupart du temps, c'est de vrais casse-pieds. Ils ne manquent jamais une occasion de rabaisser quelqu'un, surtout s'il s'agit du sexe opposé. Une fois j'ai d'ailleurs demandé à Mathias pourquoi il avait ce genre de compagnie, et il m'a demandé en retour :

— Pourquoi as-tu ce genre de compagnie, toi ?

J'ai fait la grimace :

— En aucun cas je ne me vois traîner avec ces mecs ! Ce sont tes potes, pas les miens.

— Justement. Si je les fréquente, c'est que leur compagnie ne me pose aucun problème, alors je suis probablement comme eux. Mais toi, pourquoi fréquenter quelqu'un qui leur ressemble, s'ils t'insupportent tant ?

— Non, mais c'est pas pareil. Toi et moi on n'est pas amis...

— On est quoi ? m'a-t-il brusquement interrompue.

— On est... On est...

— Dis-moi ce que nous sommes, l'un pour l'autre. Je veux savoir.

— Mathias... C'était pas le but de cette discussion. Je...

— Tu quoi ? s'est-il énervé. Nini, TU - QUOI ? C'est toujours comme ça, avec toi. On ne sait jamais où on en est ! Tes mots disent une chose et tes actes, le contraire. Nicaise, j'en ai marre ! Je... – il a soufflé d'exaspération – Je n'ai pas l'intention de te servir de distraction infiniment. J'ai eu des histoires par le passé, moi aussi. J'ai moi-même été blessé par des filles avant toi, mais ce n'est pas pour autant que je tiens à te garder dans une sorte de spirale sans issue. Et tu sais ce qui est le pire ? Le fait que tu ne me dises pas « non ». Tu aurais pu ne pas vouloir de moi, je l'aurais compris et ça ferait longtemps que je t'aurais foutu la paix. Mais non, je sais très bien que tu veux de moi, et tu ne peux pas dire le contraire.

J'avais le visage levé vers le sien, les yeux étincelant d'une évidence plus que reconnaissable mais douloureusement étouffée. 

« Non, je ne peux pas dire le contraire. Je veux de toi. Je ne veux que toi ! Mais ça non plus, je ne peux pas le dire. » me suis-je dit en mon for intérieur.

— Mathias, on était d'accord...

— Oui, on était d'accord mais ce n'est juste plus possible ! Aie au moins le courage de l'avouer ! Si notre relation ne rime à rien alors pourquoi la prolonger de cette façon ? Pourquoi l'alimenter comme nous le faisons ? Pourquoi... se rendre accro ?

— Je ne sais pas ! ai-je fulminé. Qu'est-ce que je suis censée te répondre, d'après toi ? Je n'avais pas moi non plus prévu que ça irait aussi loin. Je... – plus calmement – Tout ce que je peux te dire, Mathias, c'est que je me sens bien avec toi. Tu le sais aussi bien que moi, le temps qu'on passe ensemble est magique. Je ne veux pas que ça s'arrête.

— Mais tu ne veux pas non plus que ça avance.

J'ai détourné le regard, en proie à mes propres doutes au sujet de ce que je voulais vraiment. Je le voulais, lui. Mais je ne voulais pas d'engagements. Je ne voulais pas de promesses...

Aujourd'hui, en y repensant, je n'en veux toujours pas, même s'il m'arrive souvent de regretter qu'on ne soit pas un vrai couple. Toutefois, les sentiments que j'éprouve pour Mathias sont à présent si forts, que s'il me décevait alors qu'on s'est impliqués, je sombrerais définitivement. Quand les choses restent telles quelles, j'ai conscience qu'il ne me trahit pas réellement en faisant ce qu'il veut, puisqu'il ne me doit rien. Et puisque cela est censé être réciproque et qu'il s'imagine que je ne me gêne pas, c'est encore mieux. Cette indépendance apparente est une sorte d'assurance pour mon cœur. Avec Ornel, j'ai été trop sincère, trop ouverte : je lui ai démontré à quel point il comptait pour moi et il s'en est servi pour me détruire. Cette bêtise ne se reproduira pas.

Dès que la bande nous voit arriver, ça commence à jacasser. Franchement, on dirait qu'ils ont huit ans...

— Si quelqu'un est immunisé contre le nkang dans ce pays, c'est bien cet enfant, lâche l'un d'eux après qu'on ait salué.

— Merde, man... donne-nous ton secret, non, combi ?

— Mouf, réplique Mathias, arrêtez un peu vos bêtises. – En s'adressant à moi – Va passer ta commande avant que la queue ne devienne interminable.

Je suis ses instructions et vais me placer dans le rang de clients, juste derrière une femme qui à mon avis, pourrait utiliser du citron plus souvent pour se laver les aisselles.
Lorsque vient mon tour de me faire servir par Ma'a Flo, la vieille dame m'interrompt, tout sourire :

— Ma fille, on ne te voyait plus oh ! Tu étais que partie en voyage ?

Son parfait accent Bamiléké soufflé d'une intonation forte n'aurait pu faire passer sa remarque inaperçue. Et du fond du hangar, surgit une réponse qui me laisse bouche bée :

— Elle ne voulait plus le mariage, déclare l'un des gars en rigolant.

— Tim... l'interpelle Mathias d'un ton sérieux.

— Quoi ? On ne peut plus rigoler dès qu'il s'agit de celle-ci...

— Celle-ci, comme tu dis, n'est pas ton amie. Par conséquent tu n'as aucune raison de rigoler à son sujet.

— Toi tu ris bien quand on parle des chats des autres, pourtant.

Un « oooh ! » général s'élève dans les airs. Ils ricanent tous, sauf Mathias. Mon ego vacille et se fracasse au dedans de moi. Mes dents et mes poings se serrent. D'un bon, je me retrouve devant ce Tim aux yeux globuleux et à l'hygiène douteuse.

— Excuse-moi, c'est de moi que tu parles comme ça ?

— Laisse tomber, essaye de me retenir Mathias, il n'en vaut pas la peine...

— Non. Qu'il me réponde. D'où est-ce qu'on se connaît pour que tu te permettes de te sentir aussi à l'aise vis-à-vis de moi ?

— Detends-toi, rouspète Tim, ici on ne fait que blaguer, bichette.

— Alors, déjà, tu ne m'appelles pas « bichette », OK ?

— Tu préfères minette ?

— Là, par contre, ça suffit, proteste Mathias avec autorité.

— Ah, lâche ça. C'est toi-même qui nous as dit ici qu'elle était ton plus gros chat. – en s'adressant à moi – Ne le laisse pas t'embobiner, hein, minette ?

Là, je n'en peux plus. La rage fait disjoncter quelque chose dans ma tête. Je m'empare du bol de bouillie posé devant lui sur la table et verse le contenu sur lui. Il hurle un « merde ! » et se lève sur-le-champ, son bras prenant de l'élan pour m'atteindre. Malheureusement pour lui, Mathias se lève au même moment et lui assène un coup de poing dans la mâchoire. Tim s'effondre disgracieusement, entraînant dans sa chute le banc sur lequel étaient assis lui-même et tous ses camarades. Ma'a Flo pousse un énorme cri d'effroi et de colère mêlés. À peine a-t-elle le temps de constater les dégâts que je m'enfuie comme une voleuse, avec pour seul regret que la bouillie ne fût plus très chaude au moment où je l'ai balancée dans la face de cet autre enfoiré.

Je dévale la rue à pas de buffle énervé, une enclume à la gorge. Mes yeux s'humidifient et les bruits de circulation tout autour commencent à ressembler à des tintements étourdissants.

Tout à coup, j'entends des pas précipités derrière moi, ce qui me pousse à marcher de plus en plus vite ; puis une grande main attrape mon poignet, me fait pivoter, et je me retrouve sans surprise en face de Mathias.
Nous restons silencieux pendant un moment, le souffle court et l'air éperdu. Son autre main posée sur mon épaule, il me transperce l'âme de son regard hagard. Il veut plaider sa cause, espère que tout ne soit pas gâché ; que je lui laisse une chance de se rattraper, d'essuyer ce qu'a dit Tim dans le hangar. Il perd son temps. Je ne le ferai pas.

— Tu n'aurais pas mieux à faire que de courir après « ton plus gros chat » par hasard ?

— S'il te plaît...

— « S'il te plaît » quoi ? Mathias... Est-ce que tu leur as vraiment dit ça ?

Une part de moi voulait savoir la vérité, mais l'autre, la plus importante, priait pour rester dans la déni, cette sorte de source de sécurité sentimentale...

— Je tiens à toi, a-t-il murmuré, beaucoup plus que ces cons ne peuvent le comprendre.

— Cela ne répond pas à ma question.

— Et ça servirait à quoi que je l'avoue ?

— Que tu l'avoues ? Alors tu l'as vraiment dit ?

— Ça n'a aucune importance, Nini...

— MAIS Y A-T-IL AU MOINS UNE CHOSE QUI AIT DE L'IMPORTANCE À TES YEUX, MATHIAS ?

— Oui, toi ! Toi, tu as de l'importance.

— Alors pourquoi est-ce que tu me traites de la sorte ? Pourquoi tu t'obstines à me blesser ?

— Tu plaisantes ! s'exclame-t-il en me lâchant brusquement.

Il se détourne furieusement, les mains dans ses cheveux et la tête levée vers le ciel, puis effectue trois pas devant lui, complètement choqué. Quelques passants curieux commencent à nous regarder avec persistance.

— Réponds moi, j'exige.

Il revient se planter à quelques centimètres de moi, juste assez près pour que je puisse sentir son souffle agité sur mon visage.

— Alors c'est vraiment comme ça que tu vois les choses... Pour toi, de nous deux, c'est moi qui m'obstine à te faire du mal ? D'accord. Très bien.

Je vois sa mâchoire se contracter à plusieurs reprises. Puis il me tourne à nouveau le dos et s'éloigne progressivement.
À ce moment, j'ignore complètement quel esprit s'empare de moi et me pousse à hurler son prénom, devant des dizaines de témoins abasourdis :

— Mathias !

Il continue d'avancer sans se retourner. Je répète :

— Mathias !

Le garçon ne s'arrête toujours pas. J'ajoute :

— MATHIAS !

Cette fois, il s'arrête mais reste de dos.
Tant pis. C'est moi qui irai vers lui.

Une, deux ; une, deux ; une, deux... Mes pieds me mènent jusqu'en face de lui. Et là, contre toute attente, ses deux mains me soulèvent puissamment par la taille et me collent à lui. Alors sans me poser aucune question, sans tenir compte des gens qui nous observent, sans même me demander si c'est l'endroit ou le moment propices, je me laisse faire, noue mes bras autour de son cou et mes jambes autour de sa taille, et accorde avec plaisir ma bouche à la sienne. Nous nous embrassons fiévreusement durant des secondes et des secondes, jusqu'à ce que le souffle vienne à nous manquer.

— Qu'est-ce que tu voulais me dire ? susurre-t-il après m'avoir reposée.

Je souris coquinement avant de rétorquer :

— Je pense que parfois on se comprend mieux en ne se disant rien.

Il esquisse un sourire en coin, fier que je reprenne ses mots. Des papillons paradent dans mon estomac. Je ne sais même plus pour quelle raison je lui en voulais, cinq minutes plus tôt. C'est incroyable !

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