Au vinaigre 2

Erica me tenait d'une manière rassurante par l'épaule alors que je regardais fixement l'écran de mon portable, espérant recevoir une réponse soulageante de ma tante que j'ai prévenue aussitôt que nous avons franchi le seuil de l'hôpital central, sans quoi je ne savais comment on règlerait les frais de soins procurés à Émilien.

J'ai levé les yeux et vu mon cousin gesticuler de douleur alors qu'une infirmière s'attelait à nettoyer sa plaie.

— Ils devraient pas lui avoir donné des calmants ?

— Je crois qu'ils l'ont fait, non ?

Nos chuchotements ont rappelé notre présence à la dame en blouse bleue qui nous a de suite impérativement désigné la sortie de la salle.

Dans le couloir, nous avons retrouvé notre bienfaiteur qui semblait justement nous attendre, car il s'est levé du banc en nous voyant arriver. Sa chemise d'un gris éclatant lui allait drôlement bien et mettait en valeur une silhouette présumément athlétique. Il portait trois grosses tresses plaquées entre les bords joliment rasés de sa tête. C'était peut-être l'effet de cette coupe, mais je lui trouvais de curieux traits de ressemblance avec le chanteur nigérian Rema.

— Comment ça se passe ?

— Ils ont commencé à s'occuper de lui, lui ai-je répondu. Je crois qu'il va s'en sortir.

— Tant mieux. Moi aussi.

Il a jeté un coup d'œil furtif à la belle montre autour de son poignet.

— Em... ne te sens pas obligé de rester, hein ? Merci beaucoup de nous avoir accompagnés jusqu'ici, c'est déjà énorme.

Il a acquiescé en souriant innocemment, une fossette a creusé sa joue gauche, renforçant ainsi l'image du beau gosse que je m'étais déjà faite de lui.
Nous ayant tourné le dos, il s'éloignait doucement, d'une démarche délicate. Puis soudain, mine d'avoir oublié quelque chose, il est revenu sur ses pas.

— Dites, ça vous embêterait que je vous laisse mon numéro afin de me tenir au courant de la situation plus tard ?

J'ignore pourquoi mes neurones se sont mis à bifurquer mais j'ai bafouillé quelque chose d'aussi insensé qu'inaudible.

— Ce que mon amie veut dire, a rapidement rattrapé Erica en m'arrachant mon téléphone des mains pour le lui tendre, c'est qu'elle serait ravie d'entrer en contact avec toi après le sacré coup de pousse que tu viens de lui donner.

Je lui ai lancé un regard assassin. Le garçon a rigolé à moitié avant de taper ses neuf chiffres sur le clavier.

— J'enregistre sous quel nom ? ai-je demandé après avoir récupéré mon cellulaire.

— Je m'appelle Jean-David, mais tu peux enregistrer comme ça te chante ; "garçon Yafe-hôpital" par exemple. C'est ton répertoire après tout, non ?

Erica a gloussé, si bien qu'il était presque évident que ce n'était pas vraiment la soi-disant blague de Jean-David qui l'amusait.
J'ai secoué la tête, exaspérée.
Elle faisait ça tout le temps ! Nous ne pouvions pas nous retrouver en face d'un beau garçon sans qu'elle ne se donne en spectacle dans un ultime but d'allumer la flamme entre lui et moi. Ce qu'elle ignorait, même si je le lui répétais sans cesse, c'est que loin de m'aider, elle ne faisait que m'embarrasser. Le plus drôle, c'est qu'à ce que je sache, elle-même était célibataire, mais elle agissait comme si c'était moi la désespérée.

J'ai enregistré JD et lui ai dit au revoir sous une gêne plus que palpable. Avec un sourire intarissable, lui nous a gratifiées et s'est définitivement retiré.

J'ai demandé des comptes à mon amie par un regard accusateur plein de menace.

— Quoi ? a-t-elle feint.

— « Mon amie serait ravie d'entrer en contact avec toi » ?!

— Bah... c'était la vérité, non ?

— C'était surtout du rentre-dedans !

— Pas moins véridique pour autant.

Elle a croisé les bras et plissé les yeux comme elle en avait l'habitude quand elle se préparait à sermonner.

— Tu devrais plutôt me remercier, tu sais. J'ai bien vu qu'il t'a plu mais tu l'aurais quand même laissé filer parce que tu manques trop de cran, toi.

— Quoi ? N'importe quoi ! Je ne suis même pas vraiment célibataire, d'abord.

— Ah ouais... et tu es en couple avec qui, déjà ?

Je suis restée muette.

— Tu vois, tu n'es même pas capable de le dire. C'est une grosse perte de temps, ton manège avec ce Mathias et ça a assez duré si tu veux mon avis. Il est temps que tu te remettes avec un vrai mec.

— D'accord et toi-même alors ? ai-je rétorqué en adoptant la même posture qu'elle.

Elle a froncé les sourcils, prise de court.

— Moi... moi je... Oh, ta tante !

J'ai instantanément regardé dans la même direction qu'elle et ai effectivement vu tata Pauline dévaler les marches précédant le couloir où nous étions prostrées. Dans son kaba du 8 mars 2021, elle semblait faire deux fois plus que son poids normal. Ses cheveux touffus poivre-sel étaient relevés en un chignon qui faisait ressortir les contours de son visage rectangulaire dont l'âge n'a pas abîmé grand chose. Elle dégageait parfois une aura de femme fatale, n'importe où sauf à la maison. On aurait dit que les murs de chez elle comprimaient ce caractère qui n'était capable de s'affirmer que loin d'eux. Comme si en dehors de son environnement d'épouse soumise et "mère parfaite", elle aurait pu être une femme d'exception, une lionne dont les capacités auraient suscité l'admiration et le respect de tous.

Elle a pris tous les renseignements nécessaires et dès que cela a été possible, est allée voir Émilien. Je lui ai emboîté le pas.

Il avait l'air déconnecté de la réalité, les yeux à peine ouverts sur son lit de patient. Tata Pauline a tenté d'avoir une discussion avec lui mais en vain. Désistée, elle a repris la porte et nous a laissés tous les deux. Je me suis alors tenue au chevet du lit et ai posé une main sur l'épaule de mon cousin.

— Dis-moi ce qui s'est passé, l'ai-je prié.

Il est resté silencieux, fixant toujours un point sur le plafond.

— Émilien...

— Je l'ai bien cherché, m'a-t-il brusquement coupée. Je voulais absolument donner des coups, ou en recevoir, ça va de soi...

J'ai esquissé une grimace d'incompréhension.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

Il a ignoré ma question et s'est braqué à nouveau. Nous sommes restés silencieux pendant une minute.

— Il voulait que j'aille vivre avec lui, a-t-il repris. Après l'enterrement, il me l'a demandé.

— Qui ça ?

— Mon daron. Après huit ans à nous ignorer, il s'est quand même rendu aux obsèques. Tu le crois, toi ? Il a même chialé !

— Je suppose que tu as refusé sa proposition ?

— Évidemment. Mais pas par fierté, rassure-toi. Pas non plus parce que l'idée de cohabiter avec sa nouvelle petite famille me donne la migraine. Non, je ne suis pas aussi capricieux.

— Et alors ?

Il a émis un soupire vacillant entre le mécontentement et la moquerie.

— Sa condition était que je fasse une croix sur le basket.

Il a mollement secoué la tête avant de poursuivre :

— Je l'ai assuré que jouer au basket ne m'empêchait pas de mener à bien mes études. Il a refusé de comprendre ça et m'a demandé de faire un choix entre retrouver une vie stable ou devenir un voyou dont il ne sera pas responsable. Nini, je suis un homme, moi. Ça fait trois ans que je vis seul. Il espérait vraiment réussir à me convaincre avec ses discours d'hommes politiques qui croient pouvoir tout régler grâce à leur fric ! Il n'a pas été là dans les moments où j'avais le plus besoin d'un père, aujourd'hui il se pointe juste pour se donner bonne conscience après la mort de la mater mais je sais qu'au fond il ne veut pas de moi. Ça n'a jamais été différent et ça ne changera jamais. Qu'il aille se faire foutre.

J'ai resserré ma main sur son épaule alors que des larmes révoltées perlaient désormais au bord de ses yeux.

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