Au vinaigre 1

Les fêtes de fin d'année arrivaient avec un vent d'optimisme prêt à emporter les tourments de l'année agonisante. La tension était redescendue à la maison, j'avais renoué avec mes amies, et Yafe avait ouvert ses portes. D'ailleurs, j'étais en route pour aller y passer l'après-midi avec les filles et le copain de Rahinatou, Nathan. Ces congés s'annonçaient plutôt bien.

Après avoir payé mon billet à l'entrée, j'ai rejoint les autres devant le stand de barbapapa où Erica m'a indiqué par sms qu'ils attendaient. J'ai fait la bise à chacun et Nathan m'a complimentée sur ma coiffure. C'était des knotless braids marron, longues jusqu'aux hanches et artistiquement bouclées aux bouts.

— Par contre ta tenue laisse à désirer, est intervenue Rahi. Tu l'as peut-être oublié mais laisse-moi te rappeler que nous sommes en Afrique chérie, y a pas d'hiver ici.

Tout le monde a rigolé, moi y compris.

— Sérieusement, tu comptais aller où avec ce col roulé qui a l'air sorti tout droit du placard d'une mémé ? C'est ta tante qui te l'a prêté ou quoi ?

— Sœur Nini, m'a taquinée Erica en faisant référence à l'église de mon bel-oncle.

Nouvel éclat de rire.

— Le pire c'est qu'on dirait qu'elle ne porte plus que des habits comme ça dernièrement, t'as l'intention de te suicider en t'étouffant ?

— Oh, je sais ! a déclaré Erica. Elle espère peut-être attirer des papis. Besoin de quelques sugar daddies ?

Mes copines s'amusaient maintenant à émettre des hypothèses farfelues par rapport à mon "changement de style". J'amorçais un rire jaune à chacune des phrases que l'une ou l'autre lançait pour ne pas avoir à en dire plus, car la véritable raison m'était tout sauf drôle : je ne voulais plus avoir l'air d'une allumeuse et que des hommes au hasard se sentent permis de me toucher à leur guise.
La vérité, et j'avais fini par l'accepter, était que cet homme dans le taxi, un mois plus tôt, avait laissé sa trace sur moi. Une trace que je ne voulais plus voir. Une trace que je ne voulais pas montrer. Une trace que je voulais à tout prix oublier.

Nous nous sommes mis à marcher à la recherche d'attractions à faire. La queue pour les auto tamponneuses devait dépasser dix mètres de long mais Rahi voulait absolument en faire, alors nous nous sommes alignés. Puis Erica a brusquement demandé :

— Où est Chantal ?

J'ai levé les yeux de mon portable, étonnée par sa question.

— Euh... elle a préféré aller avec Rose au concert de Magasco, finalement. Mais comment tu as su qu'elle comptait venir avec moi d'abord ? Je ne pense pas vous l'avoir dit, si ?

Elle a froncé les sourcils, l'air confuse.

— Ben... une intuition. Je sais que vous êtes toujours ensemble, alors...

J'ai lentement hoché la tête en la fixant tout en calmant la petite voix dans ma tête qui commençait à créer des scénarios improbables.

— C'est quand même dommage qu'on ait droit à la fête foraine que pendant deux semaines par an, a-t-elle enchaîné, essayant de changer de sujet. Vous croyez que c'est une question de budget, si Yafe ouvre seulement pendant la période de Noël ?

— Peut-être, a répliqué Nathan, debout derrière Rahinatou et devant Erica que je suivais. C'est vrai que là ils font beaucoup plus de recettes puisque ce sont les congés, avec les visiteurs qui arrivent et tout... mais ce serait cool si on pouvait en profiter aussi le reste de l'année.

— C'est vrai.

À la suite de près d'une heure d'attente, nous avons finalement eu notre tour d'auto tamponneuses. Évidemment, Rahi et son chéri sont montés ensemble tandis que Erica et moi avons partagé une autre voiturette. On a pris des photos et des vidéos, rigolé, les tourtereaux se sont embrassés une dizaine de fois, bref, on s'est bien amusés.

Après ça, Nathan nous a menées au stand de boisson le plus proche où il y avait une agglutination hallucinante. C'était tout de même dingue de voir à quel point l'alcool provoquait autant d'engouement chez les jeunes. Il a acheté une brique de vin blanc, trois gobelets et un cocktail de fruits pour Rahinatou, puis on a trouvé des places où s'asseoir non loin du comptoir.

— Bon ! Et maintenant, place aux choses sérieuses ! s'est enthousiasmé le seul garçon du groupe.

Notre amie lui a lancé un regard désapprobateur.
Elle nous avait déjà parlé de son désir de voir Nathan arrêter l'alcool, ou du moins, qu'il essaye de s'en priver en sa présence. Mais celui-ci ne semblait pas prêt à faire un tel effort.

Rahi restait fidèle à ses principes et se laissait difficilement influencer par nous autres qui ne pratiquions pas sa religion. Elle était toujours habillée en longues robes couvrantes ou en tuniques. Ses grands yeux blancs comme du lait, son petit nez orné d'une boucle dorée et sa bouche pulpeuse parfaitement tracée me rendaient parfois envieuse de sa beauté. Je restais des minutes à la fixer, espérant secrètement trouver un défaut à ce sublime petit visage dont le hijab accentuait la rondeur.

Alors que nous buvions dans un silence lourd de malaise, un attroupement agité s'est formé à quelques pas et on a entendu des cris de stupeur. Nous nous sommes levés, alertes, et essayions de comprendre ce qui était à l'origine d'une telle bousculade.

— C'est certainement une bagarre, a supposé Nathan.

— Il ne faut pas louper ça ! s'est exaltée Erica, l'air avide de violence.

D'un pas pressé nous sommes allés voir de plus près. J'ai entrepris de me faufiler entre les corps tremblants et au passage j'entendais des bribes de phrases : « Il s'est enfui » « Il faut appeler la police, non ? » Je me suis donc doutée qu'il s'agissait de plus grave qu'une simple baston, et mon appréhension s'est avérée juste lorsque j'ai finalement découvert un corps inerte sur le sol. C'était un garçon dont la silhouette m'était étrangement familière. Son visage était tourné sur le côté opposé alors je peinais à le distinguer avec exactitude, mais une intuition terrorisante m'a poussé à me rapprocher lentement. Encore et encore, jusqu'à finir par en être sûre :

— Oh mon Dieu, Émilien ! ai-je hurlé en fonçant m'accroupir près de lui.

J'ai machinalement pris sa main et mis un doigt sous son nez.

— Il respire encore ! Aidez-le ! me suis-je écriée à l'attention de la foule qui nous encerclait.

Et ce que j'ai réalisé m'a alors glacé le sang. Ils étaient tous entrain de filmer la scène mais personne n'était fichu de nous venir en aide !

Mes amis m'ont rejointe, déconcertés.

— C'est mon cousin, ai-je expliqué en panique.

Le pauvre était dans les vapes, certainement assommé par le trou dans sa hanche qui laissait s'échapper des effluves de liquide rouge.

— Il a été poignardé, a énoncé une voix étrangère derrière moi.

Je me suis retournée pour faire face à l'inconnu qui s'est approché et a attrapé Émilien par les aisselles.

— Prends-le par les cuisses, a-t-il suggéré à Nathan. Je peux vous conduire à l'hôpital.

Ils l'ont soulevé et transporté jusqu'à une Hyundai bleue garée à la sortie de l'emplacement. Le jeune homme l'a ouverte et ils y ont installé Émilien qui a occupé toutes les places arrières de son corps allongé.

— Qui l'accompagne ? a demandé l'inconnu.

— Moi, me suis-je empressée de répondre.

— Et moi aussi, a déclaré Erica.

— Ok. Toutes les deux sur le siège passager, a-t-il ajouté avant de s'installer derrière le volant.

Mon amie et moi avons suivi ses instructions et, alors que le véhicule s'éloignait, nous avons mimé au revoir à nos deux compagnons restés sur place, devant des dizaines d'yeux ébahis et de caméras flanchantes.

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