Appelez-moi Titulaire
Les effluves du thé au gingembre que j'ai préparé embaument la pièce. Les rayons de soleil passant par la fenêtre sont d'un jaune éclatant. L'air est doux et le temps semble suspendu, comme d'habitude.
Mathias est assis derrière moi, adossé à la tête de lit. Et moi je suis à moitié couchée entre ses jambes repliées, adossée à son torse. Nous regardons un reportage poignant sur le quotidien des femmes en Afghanistan. Au moment où l'une d'entre elles — forcée de se déguiser en homme pour bénéficier des droits les plus basiques tels que travailler ou conduire — témoigne en disant qu'elle hait son existence en tant que femme, je ne peux retenir plus longtemps les larmes déjà accumulées dans mes yeux depuis le début de la vidéo.
— Tu pleures ? s'étonne Mathias. Comment ça se fait que tu sois si sensible, Nini ?
— Fiche moi la paix ! je tonne en boudant.
Ça le fait rire.
— Il n'y a vraiment rien de drôle à ça, je m'irrite. Des reportages comme ça, il y en a des centaines. La dernière fois, j'en ai vu un tourné dans un village en Inde, où ils tuent systématiquement tout nouveau-né si celui-ci est de sexe féminin.
— Je n'ai pas dit que c'était drôle. C'est ta réaction qui m'amuse. J'ai bien conscience qu'on vit dans un monde rempli d'injustice, mais qu'est-ce qu'on peut y faire ? Toi et moi, maintenant, qu'est-ce qu'on peut y faire ?
— C'est justement parce que tout le monde se dit la même chose qu'il existe encore des horreurs pareilles.
— Bon, alors, dis-moi : tu comptes prendre le prochain avion pour l'Asie ou le moyen orient et aller libérer toutes ces femmes avec tes pouvoirs de Wonder woman ?
— J'ai l'intention de faire encore mieux : je vais terminer mes études, et ma carrière entière sera une lutte acharnée pour les droits et libertés des femmes, leur respect et leur application dans absolument tous les coins de la Terre.
Mathias m'a regardée avec un brin de peine. Il y a eu dans ses yeux une triste lueur d'émerveillement face à tant de naïveté de ma part. J'ai senti chez lui comme une envie de saisir toute cette candeur afin de la préserver de la réalité cruelle et de la barbarie des Hommes, que je semblais encore ignorer.
Enervée, je bondis du lit et rassemble mes vêtements pour me préparer à partir, commençant par enfiler mon pantalon avec des gestes brusques.
— T'es sérieuse ?
— J'ai peut-être l'air de rigoler ?
— T'es vraiment pas possible. Pourquoi tu t'énerves contre moi, maintenant ? Parce que je suis réaliste, ou parce que je suis un homme ?
— Parce que tu prends mes ambitions pour des conneries. Parce que le sujet semble t'amuser plus qu'autre chose. Et par ce que j'en ai marre de vivre dans un putain de monde où tout le monde s'en fiche !
Ma voix se brise et j'éclate en sanglots. Immédiatement, Mathias se lève et m'enveloppe dans ses bras, tandis que je me couvre le visage avec mes deux mains. Il me fait me rasseoir au bout d'une minute, me passe des mouchoirs puis s'accroupit devant moi.
— Il y a un truc qui cloche ?
— Non, je peste, le regard jeté ailleurs.
— Tu es sûre ?
— Oui. Je suis juste hypersensible. Je pensais que tu le savais.
— Oui mais quand même, à ce point ?
— Écoute... On peut parler d'autre chose, ok ? Tout va bien. Passons.
Incrédule, il acquiesce néanmoins et retourne s'adosser à la tête du lit, paraissant un peu déçu que je n'aie pas envie de me confier à lui.
— Et donc, qu'est-ce que tu voulais me dire l'autre fois, au téléphone ?
Sa réaction me laisse croire qu'il espérait que j'aie oublié ce détail. C'est étrange.
— Ah, ouais... j'allais oublier, prétend-il.
Il se gratte furtivement le bout du nez, bafouille un peu, puis finalement se lance :
— En fait, euh... voilà, mon père arrive dans quelques jours.
Et il se tait. J'ai envie de lui demander « oui, et ? » mais je sais à quel point ça le met mal à l'aise de parler de ce monsieur qui l'a engendré, alors j'essaye de faire preuve d'attention.
— Pour quoi ?
— Jeter un coup d'œil à ses constructions dans notre village, mais il passera d'abord ici, puis on ira ensemble au village.
— Pour combien de temps ?
— Il fera deux jours à Yaoundé, et on on restera une semaine à Mebandé.
— Ton laid village, là.
— Tais-toi vite ! Tu peux parler ?
— Hé, s'il te plaît ! Tout le monde peut témoigner qu'aucun village ne vaut ceux de Kribi, dans ce pays.
— Gne gne gne.
— C'est ton problème, petit haineux.
Il sourit, s'avance et m'embrasse brièvement avant d'essuyer un reste de larme perlant sur la commissure de mes lèvres.
— Tu veux le voir ? demande-t-il d'un coup.
Il me semble qu'un fusible saute au même moment dans mon cerveau.
— Ton... ton père ?
— Non, mon recteur; Toto !
Sur le coup, la bouche entrouverte, les yeux arrondis, je ne parviens à rien articuler de sensé en réponse à cette proposition. Son père. L'antagoniste extra sévère dont il évite parfois de parler depuis qu'on se connaît.
Une seconde...
Ce ne serait pas une sorte d'officialisation de notre soi-disant couple, ça ?
— Si tu ne veux pas, c'est free, hein... J'ai juste pensé à te le demander comme ça, au cas où tu aurais envie de mieux le connaître. Et moi aussi, par la même occasion.
— Je... Bien sûr, oui. J'aimerais bien le rencontrer.
Oh, mon Dieu, je n'arrive pas à croire les paroles que je viens de prononcer.
— Cool, se réjouit-il.
— Il va séjourner ici ?
— Non, mdr. Il sera à l'hôtel.
— Pourquoi « mdr » ? C'est assez grand chez toi, non ?
— Pas assez pour lui. Et puis surtout, je me vois mal dormir avec mon père sur le lit que je partage déjà avec toi.
Le lit qu'il partage avec moi !
Est-ce que cette phrase a vraiment le sens que je veux lui donner, ou suis-je simplement trop delulu ?
— Et pas qu'avec moi ! j'ajoute, profitant de l'occasion pour le confronter.
Mathias m'adresse un simple regard amusé en guise de seule justification. Et il revient m'embrasser, plus longuement cette fois, plus tendrement aussi. Je sens quelque chose fondre en moi. Peut-être mon cœur ou mon cerveau, je ne sais pas, mais ce baiser avec sa douceur inouïe, a, de toute évidence liquéfié un de mes organes à l'intérieur.
***
C'est ainsi que trois jours plus tard, je me retrouve devant l'immense façade du Hilton, attendant Mathias avec la boule au ventre — une boule de stress et d'excitation à la fois.
Je lui ai envoyé un message : « Je suis à l'entrée, viens me chercher » et il a réagi par un emoji qui pleure de rire.
Je n'ai jamais mis les pieds dans cet hôtel, réputé pour être le plus grand et luxueux de la ville. En même temps, qu'est-ce que je serais venue chercher, là ? Le bâtiment impressionnant se distingue non seulement par sa taille, mais aussi et surtout par son architecture moderne et élégante. Palmiers et plantes tropicales embellissent les abords, et les senteurs des fleurs exotiques flottent dans l'air, tandis que le son de l'eau des fontaines crée une ambiance sereine.
Je suis tellement plongée dans l'admiration du fameux édifice, que je mets un moment avant de constater l'arrivée de Mathias. Il se tient à quelques mètres de moi, une main dans la poche de son pantalon beige, et l'autre me faisant signe de venir. Je me rapproche, tout sourire, sans la moindre intention de cacher mon émerveillement.
— Je n'étais pas obligé de venir te chercher, tu sais ? Tu pouvais simplement entrer et donner nos noms à la réception.
— Il fallait quand même que tu viennes.
— Petite villageoise de ton état.
— Orgh... pardon de ne pas être à la hauteur du gosse de riche que tu es.
— La ferme, dit-il en passant son bras autour de mon cou.
J'y dépose un bisou, puis je lui donne une tape sur la fesse. Je sais qu'il aimerait bien me rendre la pareille, alors j'attrape fermement son bras, de sorte à le coincer autour de mon cou et, je me moque en l'écoutant maugréer en silence.
Nous traversons le hall et Mathias m'attire de l'autre côté du bâtiment, où resplendit une immense piscine au centre d'un jardin glamoureusement aménagé. Là, nous y retrouvons un homme assis seul à une table de quatre places. Il porte un petit chapeau marron, des lunettes de soleil, et savoure un cocktail en lisant un magazine de sport. Son allure connote fortement l'aisance financière, en effet. J'ai l'impression de sentir mes jambes trembler et d'avoir les mains moites. Le stress et l'angoisse m'envahissent inéluctablement.
- Nicaise, la fameuse ! fait-il en enlevant ses lunettes pour mieux me détailler.
Je suis immédiatement frappée par la ressemblance flagrante entre le père et le fils. Les mêmes grands yeux remplis de mystère, le même menton divinement sculpté, et le même sourire de séducteur, à juste quelques rides de différence.
- Je suis ravie de vous rencontrer, monsieur.
- Et moi donc ! C'est la première fois que ce gaillard me présente une fille.
Mathias se racle la gorge, essayant de l'interrompre.
- Dis m'en donc plus sur toi, poursuit le papa, je suis impatient de te connaître.
Il me demande mon âge, mon ethnie, et comment j'envisage l'avenir. Me pose également des questions sur mes études et mes parents. Je m'étonne d'être à l'aise pendant la discussion, au point de lui raconter quelques anecdotes de Mathias et moi. Cet homme ne correspond pas du tout à l'image que je me faisais de lui à partir de la description de son fils. Cela m'intrigue.
Juste avant qu'il nous paye le déjeuner, nous débattons sur la place de l'homme et la femme dans un foyer. Je découvre sans très grande surprise mais avec beaucoup d'hilarité, que le monsieur est "vieux jeu", comme on dit.
- Mais vous savez que presque aucune femme de nos jours n'accepterait plus de se charger de toutes les tâches ménagères seule, tandis que son partenaire ne fait rien à la maison, non ? Ce temps est révolu.
- Ce qui est bien dommage.
- Pas du tout ! Au contraire, c'est formidable !
- Tu parles ! Avant, quand chaque sexe avait son rôle bien assigné et que personne ne cherchait à marcher sur les plates-bandes de l'autre, tout allait pour le mieux.
- Un "mieux" où une femme ne pouvait pas exploiter son plein potentiel parce qu'elle n'en avait pas la possibilité ? Où, au lieu de laisser s'exprimer ses compétences intellectuelles et ses talents, elle devait se taire devant les hommes pour ne pas briser leur ego ultra fragile ? Permettez-moi d'en douter...
Un énorme éclat de rire a secoué son gosier et il a tapé dans ses mains.
- Tiens donc, fiston, tu auras du pain sur la planche avec celle-là, hein ?
Je jette un coup d'oeil à Mathias, qui ne semble pas aussi emballé que nous. Je lui souris mais il reste stoïque.
L'après-midi s'achève. Le père de Mathias me confie qu'il m'aime bien et qu'il espère me revoir. Mathais lui-même ne dit pas un mot, jusqu'au moment des au revoir.
- Une semaine sans me voir ni me parler. Tu y survivras ?
- Comme si ce sera une première, mdr. Une semaine c'est quoi même ?
Il tient mon visage levé vers lui dans ses deux mains. Ses yeux brillent. Je suis prête à parier que les miens aussi.
- Est-ce que c'est du sérieux entre nous, maintenant ? j'ose demander.
- Nicaise, ça a toujours été du sérieux, pour moi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top