À chacun.e sa place

PDV Rahinatou

Au fond de ma sacoche, cent cinquante francs. Je regarde avec insistance les deux pièces comme si par magie sous mes yeux elles allaient se multiplier ou se changer en plusieurs billets. Désemparée, je me laisse mollement tomber sur le lit et soupire rageusement. Puis soudain, comme une éclaircie à travers une brume de découragement, la solution semble se révéler à moi. Je dégaine mon portable tel une arme fatale et compose le numéro d'Akim.

— Allô, souffle-t-il à l'autre bout du fil.

— Salam aleykoum, Akim, comment tu vas ?

— Bien et toi-même ?

— Ça va, ça va.

— Je suis content que tu m'appelles. Que me vaut cet honneur ?

— Ah, toi aussi... tu insinues quoi ? Je pense constamment à toi, tu sais.

Je l'entends rire à moitié.

— C'est que tu ne le montres pas très souvent.

— Tu me connais, j'évite d'être encombrante, c'est tout. Surtout parce que je sais que tu es submergé par le travail.

— Oh mais arrête... j'aurais toujours du temps pour toi, voyons !

— Hmm... d'accord. Tu fais quoi alors ?

— Je me prépare pour une réunion avec les clients dont je t'ai parlés l'autre fois, et toi ?

— Oh, rien, je m'ennuie un peu.

— Tu voulais qu'on se voie ?

— J'aurais bien voulu, oui, mais ça ne pourra visiblement pas se faire.

— Malheureusement pas aujourd'hui, ma chérie. Mais je peux t'envoyer un petit quelque chose pour que tu puisses quand même sortir prendre un pot avec tes copines, ou seule, comme tu veux.

Bingo !

— Ah oui ? Ce serait chou de ta part.

— D'accord, je te fais un dépôt juste après.

Je me pince les lèvres pour retenir mon excitation, mais la joie émergeant de ma gorge est sur le point d'éclater avec la violence d'un ouragan.

— Ok, merci d'avance, t'es gentil.

— Je t'en prie, c'est tout à fait normal. Bon, à tout à l'heure, il faut que je me dépêche. Tu me raconteras ta sortie le soir.

— Oui. Passe une bonne journée.

— Toi aussi, je t'embrasse.

— Pareil.

Je mets fin à l'appel et quelques minutes plus tard, je reçois une notification d'Orange Money m'informant d'un dépôt de vingt-cinq mille francs sur mon compte.

Akim ne me déçoit jamais. Un entrepreneur de trente-huit ans dont j'ai fait la connaissance sur Instagram. Ça fait plus d'un an qu'il me fait la cour mais il m'accorde autant d'attention que si on était vraiment en couple; il m'appelle même "sa petite femme". Il m'est très souvent d'une importante aide financière et aussi surprenant que cela puisse être, ne demande rien en retour excepté un peu de gentillesse. Il sait que je suis vierge et respecte mon choix de le rester jusqu'au mariage.
Je sais qu'il a une fiancée et deux enfants, il ne me l'a pas caché mais dit ne pas moins tenir à moi pour autant, la polygamie étant un trait de la culture et de la religion que nous avons en commun. Il me parle beaucoup de mariage, d'avenir... il semble avoir de grands projets pour nous et je lui en suis reconnaissante, mais... J'aime mon petit copain et je ne me vois pas faire ma vie avec quelqu'un d'autre. Akim est juste le gentil monsieur sur qui je peux toujours compter.

Ça fait presque trois ans que je sors avec Nathan et bien sûr, notre relation n'est pas parfaite. Elle est même loin de l'être, en toute honnêteté. Tant de choses fragilisent notre couple, en commençant par ma virginité. À cause de ça il me trompe sans cesse, si bien que je ne cherche même plus à savoir. Le pire, c'est qu'il a réussi à me convaincre que je suis en quelque sorte obligée de tolérer ses infidélités car je le prive moi-même de sexe. Il dit « je suis un homme, je ne peux pas m'abstenir. Et puisque tu ne peux pas combler mes désirs, accepte au moins que je les satisfasse ailleurs. »

Mes amies ne savent rien de cela. Autant qu'elles ignorent où et comment je vis. De nous trois, je suis la seule à ne jamais recevoir les autres chez elle. Elles se demandent pourquoi je ne les invite jamais et même, quand elles proposent de passer me rendre visite, je refuse sous prétexte qu'on est trop nombreux chez moi et que ça nous gênerait. Ce n'est pas faux. Mais il n'y a pas que ça. Par dessus tout, "chez moi" ne ressemble à rien. Ni ma maison, ni mon quartier, ni même ma famille. Je n'habite pas dans une rue bitumée ou recouverte de pavés comme les leurs. Moi je suis cernée de poussière, sinon de boue. Sur un vieux comptoir en bois installé dans notre cour, ma mère vend quotidiennement du bouillon de bœuf et du foléré à cent francs la bouteille de trente-cinq litres. Mes petits frères sont au nombre de six, constamment morveux et crasseux à force de jouer dans et avec la saleté des alentours. Si mon environnement me dégoûte à moi-même, à plus forte raison aux autres ! À elles surtout qui sont habituées au confort...

Comme chaque dimanche de la semaine dans l'après-midi, je vais chez notre voisine Mariam pour renouveler ma coiffure.
Elle tire des mèches de mes cheveux et les entortille à l'aide d'un gros fil noir de sorte à créer des types de baguettes qu'elle rassemble ensuite en un chignon.

— Aïe ! me suis-je plainte alors que ses mains semblaient vouloir arracher mon cuir chevelu.

— Assia.

— Dis, tu captes bien, toi ? On dirait que mon téléphone a des problèmes de réseau.

— Oui, chez moi ça passe. Tu veux passer un coup de fil ?

— Non. Je voudrais faire un dépôt.

Ses doigts s'arrêtent subitement de parcourir ma tête. Je me retourne alors et la surprends me lançant un regard réprobateur :

— Laisse-moi deviner... à Nathan ?

Je baisse le regard, légèrement honteuse que ce soit aussi évident.

— C'est quoi cette fois ? Il lui faut des médicaments mais il est fauché ? Il a encore perdu la télécommande de sa télé ? Ou alors demain c'est le délai pour une dette qu'il pensait pouvoir payer à temps mais n'a pas pu rassembler l'argent au complet ? Encore !

Je fais une moue boudeuse :

— Il est vraiment dans le besoin, là...

— Et tu n'es pas sa mère ! Je ne refuse pas que tu puisses l'aider de temps en temps quand c'est possible mais crois-moi, tu en fais trop pour lui. Je me retiens souvent de te le dire mais franchement, il faut que tu ouvres les yeux : ce gars t'utilise.

— Mariam ! ai-je protesté, offusquée.

— Excuse-moi mais c'est tellement flagrant ! Écoute, je te parle en tant que grande sœur. Tout le temps c'est toi qui t'occupes de lui, et quand est-ce que c'est l'inverse, hein ? Dis-moi une seule fois où c'est lui qui t'a envoyé de l'argent pour te dépanner, par exemple.

Elle parlait avec un air compatissant. J'avais l'impression de lui inspirer de la pitié, d'être un chaton mouillé à qui elle tentait doucement de redonner de la vigueur. Est-ce qu'elle avait raison ? Sans doute. Est-ce que je l'ignorais ? Non. Mais il paraît que quand on aime, on ferme les yeux sur ce genre de choses, on ne cherche pas à savoir si nos bonnes actions à l'égard de l'être chéri sont réciproques ; on ne compte pas le nombre de fois qu'on dit « je t'aime » sans avoir de retour digne. On aime simplement. Sans calculs. C'est ce qui m'arrivait avec Nathan. J'étais bien consciente que quelques fois il abusait de ma gentillesse mais je m'en foutais car au final je le rendais heureux, et c'est tout ce qui importait.

— Tu vois ce que représente Akim pour toi, a poursuivi Mariam. C'est à peu près ça que tu représentes pour Nathan.

Là, ça a été la douche froide. Un bloc de béton s'est logé dans ma gorge et mon cœur a semblé prendre une pause. Et puis comme un puzzle dont on trouve enfin le secret, les pièces se sont assemblées progressivement jusqu'à ce que l'atroce évidence me frappe à la figure : J'étais juste la gentille meuf sur qui il pouvait toujours compter.

Je me suis remise de dos en silence et Mariam a continué à s'occuper de mes cheveux, par contre ce n'étaient plus ses mains tirant sur ceux-ci qui me faisaient mal, mais seulement ses mots. Ses mots pleins de sens et de vérité aussi libératrice que dévastatrice. La vérité nécessaire mais déchirante.

De retour dans ma chambre, je lis sans plus pouvoir en détourner les yeux le dernier SMS de Nathan envoyé ce matin et auquel je n'ai pas répondu par embarras et par peur de le décevoir : Stp bb il faut vraiment que tu m'aides avec 7k, là. C'est ce soir qu'on m'apporte le fameux écran dont je t'ai parlé mais je n'ai plus rien pour payer les frais de livraison.
Si ça se trouve même, il ment, autant que j'ai menti plus tôt à Akim pour qu'il m'envoie de l'argent !
Je me sens si bête ! Si ridicule ! Si... trahie !
J'inspire un grand coup et avec les débris de fierté qu'il me reste, je tape fébrilement : Désolée, je ne peux pas. Je n'ai moi-même pas d'argent.
Une fois le message envoyé, je mets mon téléphone en mode avion, connecte mes écouteurs et ferme mes yeux en espérant échapper le plus possible à ce sentiment douloureux de honte et de colère mêlés.

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