Prologue
Jeong-guk
Le vin d'honneur vient à peine d'être servi que mon téléphone s'agite dans la poche de mon pantalon. Je l'ignore. De toute façon, j'ai une idée précise de qui ça peut être et je n'ai clairement pas envie de répondre. Elle finira par se calmer, à la longue. Ou par tomber dans un sommeil profond. Oui, même elle doit dormir. Et rêver de moi. Berk.
— Tu penses à quoi, Jeong-guk ? me demande Penn. Tu fais la même tronche que la fois où tu as surpris Liv et Win en pleine action dans la réserve du restaurant des parents de Win.
Je ravale ma grimace. Parfois, je me demande ce que les femmes trouvent à Penn, un bellâtre que j'ai rencontré au lycée. Ça doit être sa barbe bien taillée et son corps d'apollon. Du moins, c'est ainsi qu'il se qualifie. En tout cas, il les fait toutes craquer et il en profite bien. Il n'a pas besoin de se caser, lui ! Quant à Win, c'est le mec un peu bizarre qui porte un costume de Père Noël. Lui et moi, on se connaît à peu près depuis le berceau, même si je suis un poil plus jeune que lui. Nous avons grandi dans le même quartier et nos parents sont originaires de la même île coréenne, Jeju. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce joyeux Père Noël aux allures de star de k-pop se marie aujourd'hui. Avec Liv, sa pire ennemie. Enfin, son ancienne pire ennemie. Une femme attachante, quoique énervante. Il n'en fallait pas plus pour qu'ils tombent éperdument amoureux après avoir mené une guerre acharnée l'un contre l'autre.
Puis, il y a aussi Jerry Farrell, le happiness manager le plus extravagant du monde. Et Nate, que nous connaissons depuis la fac. Ensemble, nous travaillons tous dans le même cabinet d'avocats.
— Tu ne sais même pas à quoi je ressemblais, tu n'étais pas là.
— C'est vrai. Mais tu fais toujours cette tête-là quand tu es contrarié.
À côté de moi, Ana glousse. Ou alors elle s'étouffe, je ne sais pas trop. Elle, c'est la jumelle perchée de Rosa. Elles sont les sœurs de Liv, mais Rosa est la plus douce et la plus normale des trois.
— Cette tête, tu dis ?
Je refais la grimace. À côté de moi, Ana refait son bruit étrange. Rire, toux, ou tentative de communication avec les extraterrestres ? Dans le doute, je lui flanque une vigoureuse tape dans le dos. C'est drôle, on dirait qu'elle reste anormalement collée à ma main. Pourtant, sa peau est douce et propre. Ana rompt le contact, se retourne et m'adresse un énorme sourire. Est-ce que je l'ai déglinguée ?
— Ça va, je n'ai pas frappé comme une brute ?
— Tu es à la fois costaud et délicat, donc tu as exactement mis la force qu'il fallait.
Son sourire s'élargit. Est-ce qu'elle est en train de se moquer de moi ? De me traiter implicitement de faiblard ? J'ai toujours eu un peu de mal à capter son ironie et on ne peut pas dire que dernièrement j'aie eu la cote avec les filles. Et réciproquement. Bref, je suis dans une situation personnelle pour le moins compliquée. C'est pourquoi je décide que la meilleure attitude à adopter, c'est la fuite polie. Comme une gazelle devant une lionne, mais avec le sourire et la grâce.
Je m'éloigne donc de deux ou trois pas pour arriver à hauteur de Win et Liv. Elle me suit.
Je suis une gazelle. Une gazelle gracieuse, souriante. Et virile.
— Jeong-guk ! me salue Win. Tu t'éclates ?
— Comme un petit fou.
Alors que Liv commence à nous raconter une anecdote sur l'un des invités, mon téléphone se met à vibrer dans ma poche, vraiment trop près de mes parties intimes. Fichu pantalon de costume mal coupé ! Gêné, je me dandine en mettant les mains dans mes poches pour le replacer discrètement au bon endroit. Je lève la tête pour vérifier que personne n'a rien vu de ma honteuse manœuvre et croise le regard d'Ana.
— Tu danses ?
— Euh, en fait, j'étais juste en train d'essayer de libérer une... enfin... j'avais des fourmis dans les jambes.
— Raison de plus pour danser, tu ne penses pas ?
Danser ? Ce n'est qu'à cet instant que je remarque la musique. Je reconnais On & On, du DJ hollandais Armin Van Buuren et de la chanteuse afro-britannique Alika. C'est un morceau entraînant, rythmé. Ana commence à se trémousser bizarrement et, pendant quelques secondes, je me demande si une araignée ne viendrait pas de se glisser sous sa robe rouge.
— Qu'est-ce que c'est que cette façon de danser ? murmuré-je.
Déjà, elle est la seule à se déhancher, mais ce n'est pas ça le pire. Chaque partie de son corps semble avoir opté pour une chorégraphie différente, comme si elles n'étaient pas parvenues à se mettre d'accord. Ça donne un peu une impression de joyeux chaos, mais ce n'est pas désagréable à regarder, loin de là. Peut-être à cause du sourire enthousiaste de cette fille un peu dingue, et qui n'est dédié qu'à moi.
Elle doit être en train de se foutre de ma gueule. Ou pas. Impossible de le déterminer.
Que les choses soient claires : elle n'est pas pour moi. Ana est vraiment canon avec ses longs cheveux de jais, sa peau dorée qu'elle tient de ses origines mexicaines. Mais ce que je préfère, ce sont ses grands yeux noirs et rieurs. Avec leur petit éclat de folie, ils sauraient vous convaincre de faire n'importe quoi. Par exemple : de se mettre à danser comme un demeuré au mariage de son meilleur ami.
— Allez, viens ! Qu'est-ce que tu attends ?
Devant mon air ébahi, elle se dandine de plus belle. C'est à la fois ridicule et terriblement sexy. Son sourire s'élargit, devient plus irrésistible, si bien que je suis sur le point de me laisser tenter, moi, le type le plus timide parmi tous les invités de cette fête. Je fais un premier pas vers elle quand une tornade de fleurs se lève devant mon nez.
— Jeong-guk ! Jeong-guk !
Rosa, la jumelle d'Ana, m'interpelle et se plante devant moi. Ses longs cheveux noirs sont retenus dans un chignon décoré de fleurs aux tons pastel. Tout en elle respire la douceur. Si elle ne ressemblait pas comme deux gouttes d'eau à Ana, je penserais qu'elle a été adoptée tant elle est différente de ses sœurs.
— Oui, Rosa ?
Je sais déjà qu'elle va me poser une question sur mon pays d'origine. Elle a dû tomber dans une marmite de k-pop et de dramas quand elle était petite, parce qu'elle en est totalement mordue. Elle parle même un peu ma langue – avec un accent à couper au couteau –, connaît les traditions... Dommage qu'entre elle et moi il n'y ait jamais eu qu'une belle amitié, elle aurait été parfaite pour mes parents.
— Est-ce que tu penses que l'ambiance des dramas qui se passent dans les villages correspond à la réalité de la ruralité coréenne ? Et si oui, est-elle plus continentale ou insulaire ?
Il me faut un verre.
Deux heures et quelques verres plus tard, je suis toujours en pleine conversation animée avec Rosa. Liv et Win, assis à ma gauche, ont bien fait leur plan de table. Pile en face de nous, derrière le bouquet de fleurs qui orne la table, il y a Ana et Penn. Ces deux-là s'entendent plutôt bien, ils sont aussi perchés l'un que l'autre. Je ne sais pas pourquoi ils n'ont pas encore couché ensemble : il adore le sexe, les femmes le vénèrent comme s'il était un dieu vivant, et Ana n'a pas de petit ami officiel, que je sache. D'après ce que Win m'a raconté, elle n'a aucune attache, mais ça ne doit pas l'empêcher de connaître quelques amants occasionnels. Je crois qu'elle utilise une appli de rencontre ou un truc dans le genre. Rien que d'y penser, un frisson parcourt mon épine dorsale. Pas parce que j'imagine Ana qui s'envoie en l'air avec un inconnu. Ce sont plutôt les dates ratés que je collectionne qui me minent le moral.
— Tu as froid ? Tu veux qu'on aille se réchauffer à l'intérieur ? demande Ana.
Le climat étant plutôt clément ici, en Californie, Liv et Win ont choisi d'installer les tables dans le somptueux jardin des parents de Liv. Ils avaient prévu deux braseros au cas où ça se rafraîchirait un peu, étant donné que le mariage se déroule en décembre, mais ils n'ont même pas eu besoin de les allumer.
— Jeong-guk, tu veux qu'on rentre ?
Pourquoi est-ce qu'Ana insiste comme ça ? Je me tourne vers Rosa et lui dis :
— Je crois qu'elle a envie de pisser. Elle a trop bu et nous confond tous les deux.
Ana pousse un long soupir désespéré. Heureusement que je suis là pour expliquer ses intentions à Rosa, elle n'est pas très claire comme fille. C'est là qu'un cousin de Liv se permet d'intervenir.
— Non, elle ne peut pas vous confondre, explique-t-il avec enthousiasme. Ce sont elles, les jumelles. Même si t'as les cheveux un peu trop longs, tu ne leur ressembles pas. Ça non !
— Ses cheveux ne sont pas trop longs, rétorque Ana, très sérieuse.
Sa voix sonne comme une menace. Je pense qu'elle est vraiment bourrée. Au même moment, mon téléphone vibre à nouveau. Je le sors de ma poche pour le couper. C'est encore elle. Shin Se-mi. Mon dernier date, le plus raté d'entre tous. Je crois que je suis tombé sur une stalkeuse. Quand je pense que mon père m'avait parlé d'elle comme d'une gentille fille douce et sage alors que c'est la doublure féminine de Joe Goldberg ! J'éteins le téléphone, mais je n'ai pas le temps de le ranger que le cousin insiste.
— Quand même. T'as la peau trop lisse pour un vrai mec.
Je le dévisage quelques secondes, me demandant si je dois lui éclater la tête contre la table ou lui répondre poliment. Ana me montre qu'elle est incapable de faire son choix elle aussi et surgit de derrière le bouquet pour tirer sur les poils de barbe du cousin, tout en comparant la peau granuleuse de ce dernier à des cratères lunaires. Je la pensais sanguine, elle est carrément dingue. Cousin beauf quitte la table comme un gamin.
— Joli, la félicite Penn en se caressant la barbe. Désormais, je me méfierai de ce que je dirai devant toi. Mais dans le cas de ce type, c'était mérité.
En se rasseyant, Ana renverse maladroitement le vase, dont l'eau noie mon téléphone.
— Oh mince, désolée !
Je l'inspecte quelques secondes.
— Ce n'est rien, juste quelques gouttes. Demain, il sera comme neuf. En attendant, ça me permet de faire une pause avec la foldingue.
— Quelle foldingue ? s'inquiète-t-elle.
— Ne t'inquiète pas, je ne parlais pas de toi.
Elle fronce les sourcils, comme si je venais de la vexer. Ana n'est pas foldingue, juste dingue, et parfois c'est presque mignon.
— Encore un date raté ? demande Penn avec sollicitude.
Je leur en ai parlé pendant que Win mettait son costume de Père Noël. J'avais besoin de soutien.
— Ouais. Conseillé par mon père et non par ma mère, cette fois. Une gentille fille, il disait, et c'est aussi l'impression que j'ai eue les quinze premières minutes, lorsqu'on s'est rencontrés au café. Elle était charmante, jusqu'à ce qu'elle me sorte une remarque ultra-précise sur la manière dont je range mes sous-vêtements. Une vraie stalkeuse ! À sa décharge, elle bosse pour la CIA. Depuis, elle me traque.
— Une idée de l'endroit où elle aurait pu te planquer un traceur ? demande Penn en jouant des sourcils, malicieux.
Je sais qu'il se fait du souci pour moi. Il essaie juste de plaisanter pour me détendre un peu. Win penche la tête pour me regarder. En faisant cela, le pompon blanc de son bonnet de Noël lui tombe sur le nez. Mes potes sont tous perchés, mais je ne pourrais pas me passer d'eux.
— Mec, tes dates, on dirait le scénario d'un Stephen King tellement c'est chelou. Tes parents veulent que tu te cases, c'est vrai. Mais tu n'es pas obligé de les écouter. Si tu leur en parles...
— Tu connais ma mère, Win. Elle est sympa, mais le mot « non » ne lui a pas été fourni avec son dictionnaire anglais-coréen.
Et même si, après avoir vécu aux États-Unis pendant près de deux décennies, mes parents ont fini par rentrer en Corée avec ma fratrie, je suis certain que ma mère est capable de revenir jusqu'ici pour me traquer.
— Ou alors, intervient Liv avec un grand sourire, il existe une autre solution. J'ai une idée de génie !
— Tous aux abris ! raille son mari.
Je me tasse sur ma chaise, craignant le pire mais tout aussi désireux d'entendre l'énormité qu'elle va nous sortir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top