Chapitre 3
Ana
Point culture du jour : c'est en Californie que la première salle de cinéma a vu le jour...
Maintenant, grâce à moi, tu pourras choper un camembert au Trivial Pursuit. (Si tu veux connaître la date, va sur Google, je ne suis pas Wikipédia !)
Quand on confond sel et sucre dans son café du matin, c'est généralement un signe que la journée va être compliquée. Je ne suis pas femme à me laisser intimider, ni de nature pessimiste. Un peu comme pour le Fortune Cookie qui m'annonçait pourtant explicitement le désastre, j'ai tendance à minimiser les avertissements du destin. Tant que la tuile ne m'a pas aplatie comme une crêpe, j'ai de l'espoir.
C'est pour ça que lorsque Tigan, pendant la récré, a décoré ma jupe d'une sublime auréole de vomi dans une variété de teintes jaune orangé, j'ai négligé la mise en garde.
Ou encore, quand Diego, Carmen et Bailey ont décidé de me filer discrètement un coup de main pour améliorer le manga sur lequel je travaille depuis plus de trois mois en le barbouillant de magnifiques gribouillis colorés, j'ai encouragé leur fibre artistique tout en leur expliquant qu'ils ne pouvaient pas exprimer leur art sur des affaires qui ne leur appartenaient pas. Et ce, malgré mon envie de pleurer – et de possiblement les défenestrer. Ensuite, j'ai souri en rejetant la menace qui flottait au-dessus de ma tête. Parce que je suis ainsi. Inébranlable, déterminée, impétueuse. Une force de la nature que rien ni personne n'arrête. Je vais de l'avant. Toujours.
Jusqu'à ce que je me vautre, comme lors du mariage de Liv.
Ou que je percute un mur, comme à cet instant...
Celui-ci ressemble étrangement à ma jumelle accompagnée d'un individu dont j'ignore l'existence. Sur son front est dessinée une cible, j'en déduis que c'est un homme à abattre. J'ai toujours été bonne au tir, ça tombe bien. Après une rafale mentale qui disperse sa cervelle tels des pétales de prunier qui volettent dans les airs, je bondis sur ma proie.
— Non, mais je rêve ! Vous êtes venus me narguer ou quoi ?
De tous les endroits, il fallait qu'ils se pointent devant mon travail pour jouer les tourtereaux ! C'est évident qu'ils ont choisi sciemment ce lieu. Franchement, c'est petit, mesquin.
Celui qui est à présent dépourvu de toute matière grise se fige. En une fraction de seconde, il dévie l'angle de son téléphone de manière que ses parents ne puissent m'apercevoir.
Je ravale la grimace d'amertume qui tend à plisser mes lèvres. Il n'a vraiment aucune considération à mon égard. Une rafale mentale n'est pas suffisante ; à ce stade, j'aimerais qu'elle soit réelle. Je le hais.
— Je vais vous faire bouffer des pétales de prunier par les narines !
Enfin, surtout à ce... machin. Contrairement à lui, Rosa n'est pas sournoise, je suis certaine que l'idée ne vient pas d'elle. Puis, après tout, ce ne serait que rendre un peu de son intelligence à JK. Je crains que sans cela il ne soit encore plus idiot. Ma bonté me perdra.
— Il se fait tard et l'endroit n'est pas aussi bien fréquenté que je l'avais pensé, ose-t-il proférer d'une voix tendue à ses parents pour écourter son appel. Nous allons devoir rentrer.
Il coupe aussitôt la conversation tandis que Rosa me fait de gros yeux, de son expression la plus choquée. C'est ma sœur, ma jumelle, mon reflet, ma moitié, impossible pour moi de la détester, même si à cet instant je lui en veux beaucoup.
— Il n'y a pas une loi qui interdit l'exhibition publique ? Attentat à la pudeur ! Devant des enfants, en plus ! C'est écœurant, dégoûtant, abject, malsain, gerba...
— On ne fait rien de mal, objecte machin en fronçant les sourcils comme s'il trouvait mon coup d'éclat abusif, voire stupide et non légitime. J'ai trouvé le cadre sympa avec les bancs, l'ambiance animée, les arbres fleuris.
— Tu confirmes donc ce que je soupçonnais déjà. L'idée vient de toi. Quelle dose de perversité il faut pour s'imaginer qu'un parc situé devant une école, avec des enfants innocents, est un endroit parfait pour se lécher la glotte ? Qu'on m'explique !
— Ana, je crois que tu...
— Nan, en fait, je n'ai pas besoin d'explication. Tout est limpide !
Tout en replaçant ma longue chevelure sur mon dos, je m'éloigne d'une démarche princière. Port altier et menton fier. Je suis i-né-bran-lable !
Soigner une déception amoureuse ? Dix astuces pour guérir son cœur blessé.
Je parcours l'article sur mon ordi d'un œil, tout en scrollant mon téléphone de l'autre. Un esprit sain dans un corps sain. Activités physiques, yoga, manger équilibré, s'hydrater... Avec à la fin un lien pour des vitamines miracles. OK. C'est une arnaque déguisée. Ils auraient été un peu plus crédibles s'ils abordaient dans leur torchon les meilleures méthodes pour émasculer l'indélicat qui a l'audace de parasiter tes pensées jour et nuit. Ça, au moins, ça aurait été curatif. Bouffer des céleris, en revanche, j'ai un doute.
Un mois. Cela fait déjà plus d'un mois que le mariage a eu lieu et que j'ai tiré un trait définitif sur lui. Pourtant il est toujours là, tapi sous la surface, aussi tenace qu'un excrément incrusté dans les aspérités d'une semelle de chaussure.
Je soupire.
C'est ma première vraie peine de cœur et je ne parviens pas très bien à gérer. Certes, j'ai transformé mon amour en haine, mais c'est loin d'être suffisant. J'ai mal. Or, je ne sais pas comment faire disparaître cette douleur qui me comprime le thorax, au point que parfois j'ai l'impression de suffoquer.
— Ana, on peut discuter un peu ?
Rosa pénètre dans ma chambre. Elle et moi vivons en colocation depuis quelques mois. À vingt-sept ans, il était temps qu'on prenne un peu d'indépendance. Toutefois, Rosa ne se sentait pas de vivre seule – moi non plus, pour tout avouer – alors nous avons convenu de nous installer ensemble puisque nous sommes des célibataires indécrottables.
Quand je disais qu'on mourrait toutes les deux vieilles filles, je ne blaguais pas. Dans l'idéal, on tirerait notre révérence le même jour. Ce serait chouette.
Waouh, mes pensées sont carrément glauques en ce moment, je me fais peur ! Et ça, c'est la faute à qui on sait !
— Ana ?
— Tu voudrais qu'on partage notre cercueil à notre mort ?
— Je te l'ai déjà dit hier, et avant-hier, et sûrement le jour d'avant et d'encore avant, mais t'es flippante comme nana. Sinon, oui, ce serait un honneur !
Elle me sourit avec tendresse. Rosa est une de ces personnes avec lesquelles il est impossible de se fâcher longtemps.
— Mais ce n'est pas de ça que je veux te parler.
Elle souffle comme pour s'armer de courage tandis qu'elle gratte d'un geste nerveux le vernis rose écaillé sur l'ongle de son pouce.
— Je... je... Ah, je ne sais pas pourquoi ça me stresse de te le confier. Comme si, quand je te l'aurai annoncé, ça allait rendre les choses encore plus réelles, tu comprends ?
J'opine. Je comprends tout à fait. Parfois, tant qu'on n'a pas formulé à voix haute ou à autrui ce qui nous préoccupe, ce n'est qu'un sentiment abstrait qu'il est facile d'occulter. Mais une fois qu'il est déballé, on doit l'affronter.
— Je...
— Allez, Rosa, crache le morceau ! Puis tu sais bien, si je dois t'aider à cacher un cadavre, tu peux compter sur moi !
— Je... je crois que je suis amoureuse, débite-t-elle d'une voix suraiguë.
Je m'écrase sur le sol. Ah non, je suis toujours assise sur ma chaise ! C'est quoi cette masse gluante par terre, alors ? Je ricane. Bien sûr, c'est mon imbécile de cœur décomposé.
— Je suis sérieuse, insiste ma sœur qui se méprend sur l'origine de mon rire.
Elle me dévisage de ses grands et beaux yeux noirs qui sont le miroir des miens. Elle semble à la fois surexcitée et fébrile. Je serais la pire des frangines si je lui gâchais ce moment. Malgré les larmes qui menacent de couler, je me compose un sourire.
— C'est super ! Félicitations !
Je reste néanmoins figée sur mon siège, dans l'incapacité de me lever pour la serrer dans mes bras. C'est au-dessus de mes forces.
Je ne peux même pas dire que sa déclaration est une surprise. Moi-même, je suis tombée raide dingue de lui, alors ce serait culotté de l'incriminer pour cela. C'est sa faute à lui ! Qui l'a autorisé à être si...
Je me pétrifie, horrifiée. J'allais me lancer dans une longue tirade de qualificatifs élogieux, par chance je me suis reprise à temps ! Ça aurait été contraire au nouveau règlement.
Les chocolats sont avariés, Ana. Avariés ! La boîte a pris l'eau, elle est devenue laide, rabougrie et l'intérieur s'est gâté. Il ne reste que du moisi, bon à te rendre malade. Tu ne veux pas de ça !
— J'ai l'impression d'être sur un petit nuage, minaude-t-elle d'un air rêveur. Il est si beau. Si gentil. Si intelligent. Si parfait.
Il va de soi que ma sœur ignore tout de ces nouvelles consignes...
Elle sort de sa bulle extatique et arque un sourcil inquiet.
— Ça va ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette, tu es toute pâle. C'est encore cette maudite grippe ?
J'ai inventé ce mensonge afin de justifier la mine maussade qui barre mes traits ces derniers temps. Je n'aime pas particulièrement mentir, mais j'ai un certain talent pour. Autant l'exploiter.
Je lui confirme en reniflant.
— Ça me brûle les yeux, c'est horrible.
Excuse parfaite pour expliquer les larmes agglutinées entre mes cils. Je les essuie du bout des doigts.
— Ma pauvre, soupire-t-elle avec compassion. Je suis là, à te balancer mon bonheur dans la face alors que tu es souffrante.
— Ton bonheur fait mon bonheur.
Ça a toujours été vrai. Jusqu'à aujourd'hui...
Elle me prend par les épaules et me conduit à mon lit.
— Repose-toi ! Je vais te préparer un caldito spécial Rosa, tu m'en diras des nouvelles ! Je suis sûre que ça te requinquera. Mieux vaut être malade l'estomac plein que le ventre vide.
— Ça facilite pour vomir, en effet.
Rosa roule des yeux en quittant la chambre. La seconde suivante, je l'entends chantonner dans le couloir. Je suis sûre qu'elle se trémousse également. Elle est comme ça, ma Rosa.
Ce qui est marrant, c'est qu'elle est douée là où je suis nulle, et inversement. La danse ? Une cata chez moi. Mon buste, mes bras et mes jambes refusent tout dialogue entre eux et opèrent sans un minimum de concertation au préalable. Pour Rosa, c'est presque un don. Elle possède un flow naturel, d'autant plus remarquable lorsqu'on est l'une à côté de l'autre.
Pour le chant, c'est moi la star. Sans vouloir me vanter, ma voix rivalise avec celle des plus grands artistes. Tandis que ma jumelle imite le cri d'un goret qu'on égorge dès qu'elle tente d'atteindre les notes aiguës.
Ce qu'elle fait à cet instant même.
— Un peu de respect pour Jungkook ! crié-je à travers le battant.
Ce n'est pas le même, je précise ! Je ne parle pas de celui qui n'existe plus, mais de Jungkook, le célèbre chanteur du groupe BTS. Elle est en train de massacrer sa partie sur la chanson ON.
Un rire cristallin me répond.
Lorsque le silence retombe, il s'abat sur la pièce en un millier de particules corrosives.
Rosa l'aime. Elle l'aime. Et vu sa joie immense, son amour est réciproque.
J'étouffe un sanglot dans mon oreiller. Demain, je me réjouirai pour elle, parce que son bonheur mérite d'être fêté dignement. Avant cela, j'ai besoin d'extérioriser mon chagrin et de m'apitoyer sur mon sort.
Je laisse mes larmes couler et mon cœur s'épancher. Juste pour ce soir. Après cela, plus jamais je ne pleurerai pour lui.
Soudain, une pensée horrible me traverse. Et s'il devenait mon beau-frère ?
***
Retrouvez le livre complet dès le 05 février 2025 dans vos liseuses.
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