Jeong-guk
Sous la pluie de pétales de fleurs se cachent les plus dangereux psychopathes.
Bon sang, elle est folle.
— C'est vrai ? C'est une bonne nouvelle, ça. Ça veut dire qu'elle n'est pas pénalement irresponsable ?
Je secoue vivement la tête et observe les deux clients sagement assis de l'autre côté de mon bureau. Eux, ils me contemplent avec des yeux ronds pleins d'espoir et un léger air d'abrutis. J'ai dû m'exprimer à voix haute. Je me reprends aussitôt et adopte une voix posée.
— Madame, monsieur, veuillez me pardonner. Je ne parlais pas de votre cas, mais d'une...
Dingue ?
— Femme que j'ai eu la joie de fréquenter ce week-end.
Je suis comme ça, moi. À toujours arrondir les angles. À trouver les bons mots pour éviter de heurter les gens. Pour autant, je sais aussi les manier pour obtenir ce que je veux, ce qui fait de moi un bon avocat.
Dommage que ce talent ne fonctionne pas avec mes parents... mais ce soir je serai libéré, délivré.
Pourvu que je n'aie pas chanté à voix haute.
Il ne manquerait plus que ça. Mes clients me regardent toujours comme si j'étais un distributeur de bonbons dans une cour d'école.
— Alors, on peut dire qu'elle est folle, ma femme ?
Ils se sont passé le mot, ou quoi ?
— Écoutez, monsieur Broderick, je vais être franc avec vous, ça fera gagner du temps à tout le monde. On ne peut pas plaider la folie parce que votre épouse est entrée par effraction dans un magasin, qu'elle a attrapé le sac le plus cher et quitté la boutique sans avoir payé l'article. À moins que, bien entendu, vous, madame, n'en ayez profité pour hurler des insanités sur le personnel sans la moindre raison et pour vous rouler sur le sol en déblatérant, des brins d'herbe entre les dents.
Toute ressemblance avec une personne malheureusement réelle étant purement fortuite.
— Des brins d'herbe entre les dents ? Quelle idée ! Non, je n'ai pas fait tout ça. Mince. Si j'avais su...
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Chez M&T, nous avons l'habitude de travailler sur des cas intéressants. Nous avons une éthique, ce qui nous vaut une excellente réputation dans le milieu. Défendre deux voleurs à la tire dont les QI réunis avoisinent à vue d'œil celui d'un calamar ne va pas nous tirer vers le haut. Même avec des ballons gonflés à l'hélium. Néanmoins, on m'a attribué ces clients et mon devoir est de les assister du mieux que je le peux. Alors, je m'y applique douloureusement, et ce, jusqu'à la fin de l'entretien.
Une fois libéré – et délivré, je n'y peux rien si je suis un fan absolu de Disney –, je ramasse mes affaires et m'accorde un bref passage aux toilettes, où je sors un peigne de ma sacoche pour remettre ma coiffure en ordre.
— Joli, me complimente Penn.
Je sursaute. Je ne l'avais pas entendu arriver. Win non plus. Tous les deux sont adossés au mur derrière moi et scrutent le moindre de mes gestes d'un œil amusé.
— Tu pars en avance, aujourd'hui, signale Win. T'as un rendez-vous ?
— Oui. Et puis, je t'avoue qu'avec ce que je viens de subir, quitter les bureaux plus tôt n'est pas de refus.
Ils échangent un regard interloqué, alors je m'explique.
— Je viens de passer une heure à écouter deux imbéciles tenter de remporter le trophée du cas le plus désespéré.
— Tu aimes ça, les cas désespérés, d'habitude, me fait remarquer Win.
— Oui, mais pas ceux-là. Il s'agissait de deux voleurs à la tire particulièrement stupides. Je n'ai même pas envie d'essayer de les faire acquitter. Franchement, si M&T commence à prendre des cas comme ça, ça ne va pas améliorer notre image.
— Tu devrais le signaler à James.
— Je le ferai quand il sera de retour de congés. Ils ont embauché une certaine Amber pour le remplacer, et elle ignore peut-être le protocole.
Même si j'en doute.
— Bref, si vous avez des cas dans la même veine que celui que je viens d'avoir, faites-le-moi savoir. On remontera l'info ensemble.
— Et ce rendez-vous, il faut qu'on s'en inquiète ? intervient Penn. Tu n'as qu'à m'envoyer un message et je débarque en faisant semblant d'être ton petit ami.
Je ris. Il en serait capable, en plus.
— Merci, mais ça ira. J'ai rendez-vous avec Rosa.
Ils échangent un nouveau regard et sourient bêtement.
— Ah oui, ta douce petite amie, minaude Penn.
— Ma fausse petite amie, je te signale. On va juste prendre quelques photos dans un parc et faire une visio avec mes parents.
— Comment ont-ils pris la nouvelle ?
— Je crois que mes tympans n'ont toujours pas récupéré. Ma mère a poussé un cri de joie incroyable.
— Fais attention à toi, me suggère Win. Il ne faudrait pas que ça t'éclate à la figure.
— Il n'y a aucune chance. Ils sont à l'autre bout de la planète.
— Profites-en bien, mec, dit Penn. Et salue Ana de ma part.
— Rosa. Rosa, pas Ana. Je ne suis pas fou !
Il ne manquerait plus que ça. Autant me tirer une balle dans le pied directement, non ?
Dehors, le ciel est dégagé et il flotte dans l'air comme une promesse de printemps. Les oiseaux chantent et les pruniers sont en fleur en ce beau mois de janvier. Il me suffit de quelques instants au soleil pour oublier la dernière heure pourrie que je viens de passer et retrouver ma jovialité habituelle.
En passant devant une pâtisserie, je m'arrête pour prendre deux roulés à la cannelle et deux boissons chaudes. Grignoter quelque chose devrait nous aider à faire passer le stress. Alors que je suis en train de faire la queue, un éclat de rire féminin vaguement familier attire mon attention.
Je me tourne et aperçois le couple de voleurs à la tire qui m'ont tenu la jambe pendant une heure dans mon bureau, et pour le coup je suis obligé d'y regarder à deux fois pour être sûr que c'est bien eux. Déjà, ils semblent avoir rajeuni d'au moins cinq ans, ils ont changé leurs vêtements démodés, et surtout, ils n'ont plus cette expression de joyeux abrutis qu'ils arboraient dans mon cabinet. Pire, il y a un bouquin d'astrophysique posé sur leur table. Je tends l'oreille pour mieux écouter leur conversation.
— Il serait intéressant de débattre sur le quatrième point du paradoxe de Fermi au prochain cours. Tu ne penses pas ?
D'où est-ce que les Bonnie & Clyde les plus bêtes de l'histoire vont à la fac et connaissent le paradoxe de Fermi ? N'auraient-ils pas essayé de me berner ?
Sur un coup de tête, je décide de les approcher. Les yeux braqués sur mes proies, je me prends la hanche dans une table et renverse un café. Le couple me remarque, se lève et tente de quitter l'établissement en vitesse. Le mec porte un sachet d'où dépassent les vêtements qu'il portait au rendez-vous. Comme le barista m'interpelle pour que je règle, je ne les rattrape pas.
Je suis prêt à parier qu'un concurrent les a payés pour espionner nos techniques de défense. Ce n'est pas la première fois que ça arrive. J'en toucherai un mot à Amber pour qu'elle ne se fasse plus avoir à l'avenir.
J'ai donné rendez-vous à Rosa dans un parc, près d'une école. C'est un coin sympa, verdoyant, qui respire la joie de vivre, loin du tumulte de la ville. De nombreuses familles le fréquentent, alors j'ai pensé que ce serait le lieu idéal pour convaincre mes parents que je suis un mec casé, presque prêt à fonder une famille, et ils me lâcheront, enfin. Évidemment, je m'en veux de les mener en bateau, mais ils ne m'ont pas vraiment laissé le choix en refusant de m'écouter.
Rosa m'attend sous un prunier, devant une fontaine. Les pétales de fleur qui tombent sur elle lui donnent un petit air de personnage de drama. Tout est absolument parfait. Dès qu'elle me voit, un sourire bienveillant naît sur son beau visage. Un visage identique à celui d'Ana. Brrr...
— Tu as froid ? s'inquiète-t-elle en me voyant frissonner.
— Non, je... je me posais une question. Ta sœur et toi, vous partagiez la même chambre quand vous étiez petites ?
— Oui...
— Est-ce que tu sais si son berceau était placé très, très près du mur ?
Elle plisse les yeux, dans une grimace à la fois amusée et accusatrice.
— Jeong-guk, elle n'est pas si méchante...
— Je suis sûr que les frères et sœurs d'Attila parlaient comme toi.
Cette fois, elle s'esclaffe d'un rire aussi léger que le vent dans les fleurs de cerisier. Après avoir pris des nouvelles l'un de l'autre, nous commençons la séance photo. C'est fou comme ça me semble naturel. Nous allons si bien ensemble ! Dommage que d'un côté comme de l'autre notre relation soit purement platonique : je ne ressens que de l'amitié.
— Prête pour la visio ?
Elle opine.
— J'espère que je serai à la hauteur.
— Tu seras parfaite. Comme toujours.
Nous nous asseyons sur le dernier banc disponible. Derrière nous, un prunier en fleur offre le cadre idéal. L'école n'est pas bien loin. On entend les enfants dans la cour de récré sans que ce soit assez fort pour gêner la conversation.
— C'est parti !
Après trois tonalités, le visage de mes parents apparaît à l'écran. Mon père, grand taiseux, nous salue d'un signe de tête, tandis que ma mère fait plus de gestes et pousse plus de petits cris que Michael Jackson à son époque la plus active. Je cache dans un sourire le pincement que j'ai au cœur. Ils me manquent tous les deux. On essaie de se voir tous les ans. Soit ce sont eux qui viennent, soit je vais en Corée. Je gagne largement assez pour payer le voyage. Mais ça ne réduit pas la distance qui nous sépare et, parfois, j'aimerais que l'océan Pacifique ne soit qu'une flaque. Même si, d'autres fois, ça me sauve. Si on avait vécu dans le même continent, ma famille aurait été encore plus intrusive. Ma sœur, l'aînée de la fratrie, a été la première à partir en Corée, peu après que j'ai fini le lycée. Puis les autres ont suivi peu à peu, comme un vol d'oiseaux rentrant au nid. Moi, j'ai fait ma vie ici. Mes potes sont comme une famille, mais ça n'empêche pas que mon autre famille me manque.
Quand Rosa salue mes parents en coréen, ma mère craque. Puis la conversation s'engage en anglais. Mes parents ont un accent à couper au couteau, mais Rosa est polie, patiente et habituée à l'accent coréen, sans doute grâce à son obsession pour mon pays natal.
La cloche sonne, les enfants sortent de l'école. On entend leurs rires, leurs cris de joie. Le cadre est parfait. Même moi, je serais tenté d'y croire... jusqu'à ce qu'une voix que je connais par cœur intervienne.
— Non, mais je rêve ! Vous êtes venus me narguer ou quoi ?
J'écarquille les yeux, en panique, et tourne la caméra de manière que mes parents ne puissent pas voir ma toute nouvelle ennemie. Peut-être que c'est comme avec le T. rex et que sa vision est basée sur le mouvement. Si je reste immobile, elle ne nous verra pas.
— Je vais vous faire bouffer des pétales de prunier par les narines !
Qu'est-ce que c'est que cette obsession qui la pousse à se nourrir de plantes ? Je me compose un sourire de circonstance pour mes parents.
— Il se fait tard et l'endroit n'est pas aussi bien fréquenté que je l'avais pensé. Nous allons devoir rentrer.
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