Chapitre 1


Ana

Point culture du jour : vous avez déjà mangé dans un restaurant asiatique et reçu en dessert un biscuit avec un message à l'intérieur ? Appelé « biscuit chinois » ou « fortune cookie », il a été inventé à Los Angeles.
(Sur celui que j'ai eu hier, il était noté : « Chance introuvable. Annuler, réessayer, ignorer ? »)


Je me tâte. Jeong-guk est-il idiot ou fait-il semblant d'être idiot ? En vérité, je connais déjà la réponse. Je dois me rendre à l'évidence, il joue la comédie parce qu'il n'a pas la décence – ou le courage – de me le dire en face. Il sait qu'il me plaît. À part m'asseoir sur ses genoux pour lui rouler la pelle de sa vie, je ne vois pas comment je pourrais être plus explicite. Je crushe sur lui depuis des mois. OK, depuis des années. Peut-être même que j'ai flashé sur lui dès notre première rencontre, qui remonte maintenant à plus de deux ans. Et à chaque occasion où nous nous croisons, je lui montre de manière plus ou moins subtile l'intérêt que je lui porte. Sans succès. Aucun. Rien. Nada. Je ne sais même pas pourquoi je persiste ! Probablement parce que je suis maso et que je craque à fond sur lui.

Si ce n'est pas de l'amour, ça lui ressemble vachement. Un peu trop pour mon cœur blessé par toutes ses rebuffades.

Rosa a raison, je suis folle, un cas désespéré.

J'en ai marre qu'il feigne l'innocence. Sûrement estime-t-il que la petite instit que je suis n'est pas à son niveau. Sinon pourquoi me dévisagerait-il de cette manière ? Ça m'énerve parce qu'il ne réagit comme ça qu'avec moi. Avec Rosa et Liv, mes deux frangines, il est génial, vraiment génial. Gentil, drôle, charmant, plein d'esprit. Et si beau. Du genre, irrésistible. À croquer. Souvent, je le compare à une boîte de chocolats. Non seulement, l'emballage est sublime et cajole l'œil, mais l'intérieur est tout aussi appétissant, si ce n'est plus.

J'avale le restant de ma coupe d'une traite en lui jetant un regard que j'espère pas trop énamouré.

Dans son costume noir, il est à tomber. Surtout depuis qu'il a retiré sa veste et retroussé les manches de sa chemise, laissant apparaître ses avant-bras musclés aux veines saillantes. Son bras droit est entièrement tatoué, c'est rare qu'il le montre en public. Pour la plupart, ce sont des motifs en rapport avec son pays d'origine, la Corée. Le pays que Rosa vénère. De mon côté, même si j'aime l'Asie, je suis loin de l'aduler comme ma sœur. Certes, je suis branchée Japon, mais uniquement parce que je suis une otaku et que c'est le berceau des mangas. Dans une autre vie j'aurais aimé être une mangaka célèbre. Je gribouille un peu, néanmoins je suis loin d'avoir le talent suffisant pour faire de ce rêve une réalité.

Un peu comme ma relation avec Jeong-guk...

Je dois me rendre à l'évidence.

Ce soir, c'est la dernière fois ! Je m'en fais le serment. Si après cette soirée, JK continue de me snober et de rejeter mes avances, je verrouillerai mes sentiments et transformerai cet amour à sens unique en haine sanglante. Puisqu'entre amour et haine il n'y a qu'un pas, cela ne devrait pas être difficile. Je préfère le détester que de m'épuiser dans des fantasmes vains et chimériques.

— C'est une idée extra, non ? se vante Liv crânement.

Liv, la reine de la soirée, mon modèle. Non, je rigole, ma sœur aînée est tout sauf un modèle. Elle est trop impulsive et elle a une sorte de fétichisme tordu pour les Pères Noël. Par exemple, son mari, Win, le meilleur ami de Jeong-guk, est déguisé en ce moment même en Père Noël, sur sa demande ! Qui se marie ainsi ? C'est carrément tordu et un peu flippant, aussi.

Néanmoins, elle, elle a un homme qui l'aime plus que tout.

Je renifle avec amertume.

Au moins, j'ai Rosa. On mourra toutes les deux vieilles filles, comme le font certaines jumelles inséparables. C'est mignon. Ou pathétique, au choix.

— Je valide ! plussoie Penn en trinquant dans le verre de Liv.

J'ai comme le sentiment d'avoir loupé le train. Ils se félicitent de quoi, exactement ?

— Tu es d'accord, Rosa ? la questionne JK avec fébrilité.

Il la contemple, ses iris noirs d'encre brillant d'un espoir impatient.

— Si ça peut te retirer une épine du pied, tu peux compter sur moi, affirme cette dernière dans un sourire tendre.

— Euh, je n'ai pas tout suivi, interviens-je.

— Rosa va être la petite amie de JK.

Un uppercut aurait été moins violent.

Je bondis de ma chaise ; celle-ci se renverse avec fracas.

— Certainement pas ! éructé-je.

— C'est pour rendre service. Ne sois pas si sectaire, grommelle Liv.

— Sectaire ? T'es sérieuse ? Depuis quand on devient une petite amie juste pour rendre service ? Non, mais ça ne va pas la tête !

— Fausse petite amie, précise Rosa de sa voix douce.

Je redresse ma chaise et m'assois. Mes yeux transpercent ceux de JK qui baisse la tête en lorgnant sa feuille de salade aussi esseulée que mon pauvre cœur.

— C'est-à-dire ?

— Tu sais bien qu'il s'est engagé auprès de ses parents à se caser dans les cinq ans à venir.

— Les rendez-vous arrangés ?

— Ouais, confirme-t-elle.

Depuis que je le connais, JK passe presque tous ses week-ends coincé dans des dates arrangés qui n'aboutissent à rien. Il doit bien avoir rencontré la moitié des femmes de Californie en deux ans. Depuis le temps, j'aurais abandonné. Il n'est pas fait pour ça.

Il est fait pour moi.

Je ricane devant l'absurdité à laquelle je viens de songer.

— Bref, Jeong-guk n'en peut plus.

— Surtout avec le mariage de ma sœur qui approche, mes parents me mettent une pression d'enfer, grogne ce dernier en me lançant un regard furtif. J'ai besoin d'une échappatoire. Et vite.

— Et c'est Rosa, ton échappatoire..., en déduis-je.

— Si elle accepte, oui. Comme ça, je pourrais enfin respirer un peu.

Je dévisage tour à tour JK et ma frangine de mon air le plus renfrogné.

— Et c'est quoi le projet ?

— On fait quelques photos de nous deux, et Jeong-guk les envoie à ses parents pour les informer qu'il est dorénavant en couple avec moi, rétorque cette dernière.

— Ils vont marcher ?

— On peut aussi faire une visio ? propose JK à Rosa d'un air gêné.

— Bonne idée, oui. Je fais toujours une super impression aux parents, t'inquiète. Ils vont m'adorer. De toute façon, tout le monde m'adore.

— Génial.

Mon ton est acerbe, pour changer.

Si Rosa est la gentillesse incarnée, je suis la jumelle mégère de service. C'est ainsi depuis notre enfance. Rosa la douce, Ana la piquante.

Je tente de masquer le fait que je suis vexée comme un pou et jalouse. Liv n'a même pas pensé à moi ! Aucun d'eux n'a songé que je pouvais convenir également pour le rôle. J'aurais été bien plus crédible. Mais non... Direct, Rosa !

Je n'aime pas la grossièreté, seulement à cet instant les réflexions qui encombrent mon esprit raviraient les charretiers du monde entier.

— C'est parfait. PAR-FAIT !

Avec toute la dignité qu'il me reste, je me redresse pour sortir de table. Je contourne ce groupe de faux amis, rate mon demi-tour et frappe l'épaule massive de JK.

Je ne m'excuse pas et poursuis ma route sans un mot.

C'est terminé. Fini. Je ne veux plus jamais entendre parler de lui. À mes yeux, il n'est plus rien.

Kim Jeong-guk ? C'est qui ? Je ne connais pas ce nom.

Si mon cœur souffre, c'est uniquement à cause du manque d'exercice physique. Un petit footing au fond de mon lit accompagné de deux ou trois séries d'abdominaux et de longs sanglots, et on n'en parle plus.

— Ana ? Où tu vas ? m'interpelle Liv.

— Chercher à boire.

— On en a sur la table, me signale Penn à qui je n'ai rien demandé.

— C'est vrai, il y a une bouteille pleine, ajoute mon beau-frère, à qui je n'ai rien demandé non plus !

— JK n'a qu'à se l'enfiler dans le fondement.

J'ai grommelé dans ma barbe, toutefois je vois celui-ci se tendre soudainement comme s'il m'avait entendue.

Tant mieux. Ce n'est pas plus mal s'il prend conscience que mon attirance pour lui n'existe plus. Dorénavant, je vais de l'avant.

Je trébuche.

— Ha ha ha. Très drôle ! dis-je en levant le menton vers les cieux tout en accélérant le pas. Qu'importent les obstacles, je n'ai pas peur ! Je vais de l'av...

— Ça va, Ana ? Tu t'es fait mal ?

On ne prête jamais assez de sérieux aux messages du destin. Le mien était pourtant limpide. « Chance introuvable. » Je confirme, elle n'est pas cachée non plus dans l'herbe fraîche du jardin. Et pourtant, j'ai le nez dedans, au point qu'elle me chatouille les narines.

Je redresse la tête et fais face à la mine mi-inquiète mi-amusée de celui qui ne cesse de me tourmenter. Il tend sa paume pour m'aider à me relever.

Je dédaigne son intervention d'un reniflement méprisant et enfouis de nouveau mon visage dans cette étendue verte aussi douce que du poil à gratter.

— Il y a des moyens plus discrets pour se rouler un joint avec les dents..., commente Penn, amusé.

Je relève le menton pour lui jeter un regard peu amène.

— Et il est interdit de consommer de l'herbe en public, renchérit Win en cognant le poing de son ami, comme si c'était la blague de l'année.

Blague d'avocat. Sûrement trop subtile pour moi, car tous s'esclaffent de bon cœur tandis que je les gratifie de mon plus beau faciès blasé. Tout le groupe qui se gausse à mes dépens travaille pour M&T, le plus grand cabinet d'avocats de toute la côte Ouest. Rien que ça.

— Voyons, Ana ! Un peu de tenue ! déclare la voix grave de Carlos Ortega.

Un simple souffle excédé de sa part, et tu files dans le droit chemin, la queue entre les jambes et en courbant l'échine. C'est toute la force de cet ancien juge à la cour suprême de Californie et, accessoirement, mon père.

Tel un serpent au son de la flûte, je me dresse comme un piquet. Papa, sous sa couche impressionnante d'autorité, est en réalité un vrai gros nounours. Cependant, qui dit gros nounours, dit ours. Aussi adorable soit-il, il peut te déchiqueter en pièces en un claquement de mâchoires. Et ça, je ne l'oublie pas.

Or, aujourd'hui, Carlos marie sa fille aînée et... Comment le formuler gentiment ? Il est un chouïa tendu, dirons-nous. Un papa poule quoi. Mi-grizzly, mi-poule.

Je glousse. Je suis bourrée, je crois.

J'écarte mes bras, paumes orientées vers l'avant.

— Je gère ! No hay problema ! J'ai cru voir un... un trèfle à quatre feuilles ! Et comme c'est un porte-bonheur, je voulais le cueillir pour l'offrir à Liv... pour son mariage. Mais, euh, après...

Je me racle la gorge devant tous ces regards perçants.

—... après vérification, c'est juste de l'herbe, conclus-je en époussetant les brins collés à ma robe de soirée.

JK, face à moi, bat des cils. Des cils qu'il a super longs, noirs, denses, magnifiques. Ouais, même ses cils sont beaux, c'est affligeant. Sa moue ébaubie est comme une gifle en plein visage. Ses yeux écarquillés me renvoient le reflet d'une folle qu'il prend en pitié. C'est donc ainsi qu'il me perçoit.

Cette constatation est la goutte de trop. Cette soirée est un désastre.

Je m'enfuis en courant, sous les exclamations interloquées des invités...

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