Chapitre 119


Christian réceptionne la livraison tandis que je m'installe au pied du canapé. Dîner autour de la table basse est devenue une sorte de rituel. On peut se coller l'un à l'autre, manger, discuter ou regarder la télé selon nos envies. C'est toujours un moment de complicité où tout est bon pour se frôler, se caresser, s'embrasser. Nous finissons rarement le repas sans dévier sur des jeux plus coquins. Mais ce soir, je crains que cela ne se termine pas de la même manière.

Les plats atterrissent devant moi et je sors de mes pensées troublées. Je tends un sourire à Christian mais il a compris que je suis tendue. Quand il vient s'asseoir à mes côtés, ses lèvres caressent ma joue et je frissonne.

- Tu vas bien ?

- Oui, oui. Ne t'inquiète pas.

Son regard de jade me fixe, tentant de percer le mur que j'ai dressé entre lui et mes réflexions. Il se contente de m'adresser un sourire timide et s'occupe de tout déballer. Les plats chinois sentent horriblement bons et mon estomac commence à se manifester. Le bruit caractéristique qui s'en échappe lui tire une grimace amusée.

- Il semblerait que vous ayez faim, Mlle Muller.

- Désolé, marmonné-je, déjà toute rouge.

Il se tourne vers moi, penche la tête sur le côté sans se départir de son sourire espiègle avant de venir cueillir mes lèvres dans un baiser affreusement lent.

- Moi aussi, je meurs de faim, murmure-t-il contre ma bouche.

Sauf que le ton qu'il emploie me fait penser à toute autre chose. Mon cœur bat plus vite et j'oublie de respirer jusqu'à ce qu'il se détache de moi. Il remet en place une de mes mèches tandis que je reste là à le dévorer des yeux. C'est déconcertant de constater avec quelle facilité il arrive à allumer mon désir.

- On devrait manger d'abord.

- Hum.

J'avoue que la nourriture ne me tente plus trop. J'ai d'autres idées en tête à présent. Christian me tend une paire de baguettes et attrape la boite contenant les nouilles sautées. Il glisse un coup d'œil vers moi.

- Michelle, cesse de me regarder comme ça. Il faut se nourrir et vu le bruit que j'ai entendu tout à l'heure, ton corps semble bien que d'accord.

Je laisse échapper un soupir et m'oblige à reporter mon attention sur mon plat. Même si mon estomac, ce traitre, s'est manifesté, j'aurais aimé satisfaire d'autres appétits avant. Soudain, Christian pose sa boite et se lève.

- J'avais presque oublié.

Il revient avec une petite pochette.

- C'est pour toi.

Je l'entrouvre et découvre un billet d'avion.

- Etant donné que ton travail sur le restaurant est quasiment fini et qu'a priori tu seras libre comme l'air ensuite, je me suis dit qu'on pourrait partir samedi de la semaine prochaine. Si ça te va.

Je fixe intensément le bout de papier. L'avoir entre les mains rend la chose plus concrète. Ça y est. Je vais passer des vacances en Inde avec Christian. Je n'ai jamais vraiment pris de vacances. Tout juste un petit weekend avec Josie pour aller se détendre à Cancun.

- Si c'est trop tôt, dis-le-moi. Je décalerai, reprend-il rapidement, remarquant sans doute ma tergiversation. On peut encore changer la date.

- Pas du tout ! C'est juste que... j'ai du mal à y croire. Passer tout un mois avec toi et seulement tous les deux, c'est...

- Moi aussi, j'ai hâte. Je veux te faire découvrir tous les coins paradisiaques qu'il y a sur la côte de Kerala. Nous irons voir Sagar et sa famille. J'ai vécu chez eux quelques semaines. J'ai hâte de savoir ce qu'il devient.

Ses yeux se mettent à briller au fur et à mesure qu'il me décrit la vie là-bas. Je sens derrière chacun de ses mots à quel point il a aimé ce périple, bien que sa raison de partir a été un moment terrible de sa vie. Il y a trouvé un second souffle, une nouvelle chance de reprendre sa vie en main.

C'est là que je comprends pourquoi. Pourquoi il tient tant à m'y emmener. Il veut boucler la boucle, fermer la porte de son passé et ouvrir celle du présent dans lequel je suis présente. Je sens les larmes venir me serrer la gorge. Cela représente tellement pour moi. Etre celle par qui sa vie reprend un sens. C'est un tel honneur, une réelle responsabilité. Je n'ai pas le droit de le décevoir. Il a mis sa confiance en moi. Je dois lui montrer qu'il a eu raison.

- Christian, il faut que je te dise quelque chose.

Mon intervention le stoppe net au milieu de son monologue. Sa joie s'efface et une certaine appréhension teinte son regard.

- Je... il s'agit de notre plan concernant Jared.

Ses traits se tendent et ses bras se croisent sur son torse. Mon cœur tambourine dans ma poitrine en le voyant si soucieux et en sachant qu'il ne sait encore rien.

- Tu sais que j'ai pris des photos de lui et de...

- Fierro. Oui, je suis au courant et je t'ai dit aussi de te tenir éloigné de ce sale type. Tu as eu des problèmes avec lui ?

- Non, pas du tout. Je me suis tenu loin de lui, le rassuré-je aussitôt. Tony aussi m'a fait les mêmes recommandations.

- Il a bien fait. Tout ce qui tourne autour de Fierro pue la mort.

Je ne peux qu'acquiescer. Les rares fois où je l'ai croisé, je me suis sentie mal. Comme si je voyais le diable en personne. Je prends une grande inspiration pour me donner un peu de temps avant de dire la suite.

- Sauf qu'un jour, Jared a laissé son bureau ouvert et l'occasion était trop belle. Alors j'ai fouillé dans ses affaires et je suis tombé sur un document.

- Michelle, qu'est-ce que tu as foutu ? s'alarme-t-il.

- Ne t'inquiète pas. Il n'a rien remarqué.

Enfin, je l'espère.

- Bref, continué-je. Je l'ai pris et j'en ai parlé à Tony. Après quelques recherches, il s'avère que c'est le lien qu'on cherchait entre Fierro et Jared. La société à qui il a vendu des parts de son restaurant appartient à Fierro.

- Bon dieu ! Tu t'imagines dans quoi tu as mis les pieds ! s'affole-t-il. Si Fierro l'apprend, il...

Les mots s'évanouissent dans l'air et ses paupières se pressent fortement. Il a peur pour moi. Je le sais. Je caresse doucement son bras pour tenter de l'apaiser.

- Ça va. J'ai remis le document en place après avoir fait des photocopies.

Christian se lève brusquement.

- Bon sang, Michelle ! Tu ne vois pas à quel point c'est dangereux ce que tu fais. Rien que de te retrouver dans la même pièce que Jared tous les jours, c'est déjà une prise de risque que j'ai du mal à accepter. Mais te frotter à Fierro, même de loin, c'est carrément du suicide.

- Il n'en saura rien.

- Comment tu peux le savoir ?

Christian fait les cent pas, visiblement excédé.

- Jared ne lui dira rien.

- Parce qu'après que tu l'aies menacé avec ce document et les photos, tu crois qu'il va fermer sa gueule ? C'est plutôt une perche que tu lui tends pour pouvoir nous rayer de la carte, toi et moi.

Mon sang se glace. J'accuse le coup. Je n'avais pas pensé à cette éventualité. Serait-il capable de nous balancer à Fierro ? Non, il ne ferait pas ça. Ce que j'ai vu de lui ces derniers jours me prouve le contraire.

- Non, tu as tort. Il n'est pas comme ça.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

Christian s'est figé et son regard me brûle. Ma dernière phrase était de trop. Je m'en mords les lèvres.

- Il... Depuis quelques temps, Jared est différent.

Il ne dit toujours rien, attendant que je me confesse. Seules les jointures blanchies de ses doigts démontrent de son état d'agitation intérieure. Je me redresse et l'affronte avec toute la dignité et la confiance que j'arrive à extraire de mon cœur tremblant.

- Son attitude a changé. Il est devenu plus gentil.

- Comment ça ?

- Hé bien...

Comment lui en dire assez sans l'amener sur le terrain dangereux du baiser.

- Il a arrêté de me harceler, d'être désagréable. Il a même réussi à me dégoter un entretien avec Colin Anderson.

- Qui ?

- Colin Anderson, l'un des meilleurs architectes des Etats-Unis. Jared lui a montré mon travail et j'ai obtenu un rendez-vous. Tu te rends compte, c'est peut-être la chance de ma vie. Pouvoir travailler avec cet homme est mon rêve le plus cher.

Christian lâche un juron.

- Tu ne vois pas ce qu'il est en train de faire ? Il te manipule.

- Quoi ? mais n'importe quoi !

- Il te menace, te pousse à bout et comme ça ne marche pas, il change de tactique. Maintenant, il fait jouer ses relations pour t'amadouer. Et toi, tu plonges.

Je reste sans voix. Moi qui croyais qu'il me faisait confiance, je me suis trompée.

- Je ne suis pas une idiote, Christian. Ce n'est pas parce qu'il m'aide que je vais baisser ma garde.

- Tu es sûre ? Comment ça se fait que du jour au lendemain, il soit devenu le gentil Jared incapable de te trahir.

Le cynisme qui transpire dans ses mots me broie le cœur.

- Ne fais pas ça, Christian.

- Pas quoi ?

- Ne me mets pas entre Jared et toi. Je ne suis pas ton ennemie. Je t'aime.

- Caitlyn aussi disait la même chose.

Se rendant compte de ce qu'il vient de dire, Christian se met à pâlir. Voilà donc le problème.

- Je ne suis pas Caitlyn. Je ne vais pas me précipiter dans les bras de Jared. Je ne te quitterai pas à moins que ce soit ce que tu veux.

Ma voix tremble sous le coup de l'émotion. Ses yeux verts s'écarquillent et dans la seconde qui suit, il me serre très fort contre lui.

- Pardon. Pardon. Je n'aurais pas dû. Je... Je sais que tu n'es pas elle. J'ai juste peur que l'histoire se répète. Tu passes tes journées avec lui, loin de moi. Quand tu m'as dit que tu le trouvais gentil, j'ai cru que...

- C'est toi que j'aime. Pas lui.

- Je sais.

Son nez s'enfonce dans mes cheveux. Ses bras me tiennent si près que nos deux corps semblent moulés, sondés l'un à l'autre. On a beau avancer, rester ici entouré des vestiges de son passé l'empêche d'y croire totalement. Il est plus qu'urgent d'en finir et de partir. Quand nous reviendrons, les choses auront décanté, Jared ne fera plus partie du problème et j'aurais peut-être un nouveau travail. Une sorte de nouveau départ, mais à deux cette fois-ci.    

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