Chapitre 117


Dix-neuf heures arrivent. Je me retrouve seule avec Jared à attendre le chef de projet. Je n'aime décidément pas me retrouver toute seule avec lui dans un lieu clos. Lui est tout à fait détendu. Il commente la manière dont j'ai agencé la salle.

- C'est parfait. Ces petits îlots séparés du reste de la salle vont permettre des déjeuners et dîners d'affaires discrets. Justement ce qu'attend la clientèle que je vise.

- Contente que tu sois satisfait.

- Je savais que j'avais raison de te faire confiance.

Je l'observe à bonne distance évoluer entre les tables, changer de point de vue pour s'imprégner de la disposition. Je devrais être contente qu'il se comporte enfin comme un client normal. Sauf que j'ai ce doute permanent le concernant. Ces souvenirs, ces mots qu'il m'a crachés à la figure, qui contredisent tout ce qu'il essaie de faire transparaitre aujourd'hui.

- Jared, pourquoi est-ce que tu m'as présenté Colin Anderson ?

Il s'arrête, me fait face, les mains dans les poches de son costume hors de prix. Son regard de glace me scanne, cherchant à interpréter mes propos.

- Je te devais bien ça. A cause de moi, tu vas perdre ton job.

- Vraiment ? ricané-je. Ce n'est pas encore une de tes manœuvres tordues pour me mettre dans ton lit ?

- Tu as vraiment une mauvaise opinion de moi, répond-il, très calme.

- A qui la faute ? depuis qu'on s'est rencontré, tu fais tout pour me faire du mal. Tout ça pour atteindre Christian.

Il sert la mâchoire et pince les lèvres. Voilà, je sens le vrai Jared refaire surface. A tous les coups, il va péter une durite.

- J'ai eu tort.

Je fronce aussitôt les sourcils. Ai-je bien entendu ? il fait un pas dans ma direction et je le regarde incrédule.

- Je n'aurais pas dû te mêler à tout ça. Tu mérites mieux.

- Je... Quoi ?

Avant qu'on ne puisse approfondir la question, une jeune femme pousse la porte d'entrée du restaurant. Grande, blonde, au physique plus qu'avantageux, elle s'exprime en faisant de grands gestes.

- Mr Patton ! Votre établissement est sublime.

Jared décroche enfin son regard de moi et se dirige avec la nouvelle arrivée.

- Tout ceci est l'œuvre de Mlle Muller ici présente.

Je réagis en en entendant mon nom et vient la saluer.

- Mlle Muller, votre travail est fabuleux, rétorque la blonde en me serrant la main. Le décor est épuré, fort et si masculin. Il reflète tout à fait son propriétaire.

Elle lui lance une œillade appuyée mais Jared recommence à me fixer.

- Mlle Muller a su capter ce que je suis, il semblerait en effet.

Je déglutis, me sentant soudain mal à l'aise par le ton soudainement rauque de sa voix.

- Merci infiniment, Mlle...

- Meyers. Clara Meyers. Bien, si nous regardions ce que je vous ai amené.

Sauvée par le gong ! se concentrer sur le travail plutôt que sur l'énigme Jared, voilà qui est mieux.

Une heure plus tard, le projet rectifié sous le bras, Mlle Meyers nous donne congé. Je la regarde partir, tout en rangeant ce qu'il reste. Quand Jared revient, mon sac est déjà fermé et je suis prête à m'en aller moi aussi.

- Tu t'en vas ?

- Heu... oui ! On a terminé. Il faut que je rentre manger.

- Inutile, j'ai prévu ce qu'il faut.

Il prend la lanière de mon sac et le retire de mon épaule. Je m'y agrippe fortement. D'une part, je ne tiens pas à ce qu'il m'oblige à rester et d'autre part, le document l'incriminant y est encore. Devant mon air revêche, il cède et lève les mains en signe de reddition.

- Désolé. Je vais rectifier le tir. Puis-je t'inviter à dîner ? J'ai acheté de quoi faire à manger. Rien d'extravagant mais j'espère que ça te plaira.

Je me raidis et sers encore plus fort mon sac contre moi.

- J'essaie juste de me montrer plus... courtois envers toi. Je sais que j'ai merdé alors j'aimerais reprendre les choses depuis le début, pour te montrer que je peux être quelqu'un de gentil et d'agréable.

Ça sent le coup fourré, mais ai-je vraiment le choix ? Je suis sensée éprouver de l'attirance pour lui. Si je m'enfuis, il va commencer à se poser des questions. Alors je cède.

- Ok, soupiré-je.

Le regard pétillant, il m'invite à le suivre en cuisine. Un dîner, ce n'est pas si grave. Et puis, il a promis de se montrer courtois. Je resterai sur mes gardes mais je dois jouer le jeu.

Il sort une bouteille de blanc du frigo ainsi que deux verres.

- Du vin ?

- Pourquoi pas.

Après tout, juste un verre. Histoire de me détendre. Il nous sert généreusement avant d'en avaler une gorgée, accompagnée d'un grognement de satisfaction.

- Décidément, les français savent y faire en matière de vin.

Je m'accoude l'îlot central en inox et le regarde déballer plein de petits paquets.

- J'ai opté pour quelque chose de rapide et de simple, explique-t-il. Des tapas. Il me reste plus qu'à faire frire un ou deux petits trucs et on pourra s'installer dans le bureau pour manger tranquillement.

Il me sourit tout en sortant le matériel nécessaire. Ce Jared me fait un drôle d'effet. Je le trouve sympathique, abordable. Loin du mec arrogant et dangereux que j'ai connu à notre première rencontre.

- Alors, Michelle. Si tu me racontais un peu ta vie ? si on doit repartir sur de nouvelles bases, autant commencer par là.

- Vraiment ? qu'est-ce que je pourrais bien te dire que tu ne sais déjà ? ironisé-je.

- Ok, d'accord. Tu as raison. Je sais déjà tout de ton passé, acquiesce-t-il.

- Et moi rien, répliqué-je.

Il se tourne vers moi, la poêle à la main et me sourit.

- D'accord. Pose-moi donc des questions.

Prise de court, je me mets à cogiter à cent à l'heure.

- Hé bien... parle-moi de ta famille.

- Tu connais déjà ma petite sœur. Inutile de te faire les présentations.

Je grimace à l'idée. En effet, Maxine et moi on se connait un peu trop.

- A part ça, mon père est un homme d'affaires très riche exigeant et toujours occupé.

- Tu t'entends bien avec lui ?

Il se met à rire. Je sens que j'aborde un sujet délicat.

- Joker. Disons qu'il n'est pas très doué dans les relations père-fils. Tu veux savoir autre chose ?

D'accord, sujet clos. Papa Patton ne semble en effet ne pas être quelqu'un de très agréable.

- Et ta mère ?

- Décédée.

- Désolée, balbutié-je, troublée.

- Il ne faut pas. Elle est morte d'un cancer quand j'avais douze ans. Elle était très belle, gentille et je l'aimais énormément. Mais c'est du passé.

Un silence de plomb s'installe, uniquement perturbé par le grésillement des fritures.

- Je sais que tu es végétarienne alors j'ai prévu que des tapas à base de légumes. J'espère que ça ira.

Je suis un peu secouée d'avoir déterrée ce secret. Personne n'aime parler des gens qu'ils ont perdu. Jared me glisse un regard tandis qu'il extraie les beignets de légumes.

- Détends-toi, Michelle. Je vais bien. Ma mère est morte, d'accord. Mais tout le monde meurt, un jour ou l'autre. La vie continue.

- Je sais mais...

Il me tend le bol d'olives et j'en pique une.

- Allez, remets-toi. Je suis un Patton et un Patton ne faiblit jamais.

Il dit cela sur un ton légèrement mélancolique. Il a dû avoir une adolescence pas très facile entre le décès de sa mère et la froideur de son père. Jared ouvre de petits pots contenant de la tapenade et entreprend de tartiner des toasts.

- Pourquoi tu ne me poses pas la question qui te brûle les lèvres ?

Je le dévisage, ne comprenant pas où il veut en venir.

- Je suis sûre que tu aimerais savoir ce qui s'est exactement passé avec Caitlyn.

Un frisson glacé parcourt mon corps. Caitlyn. Le sujet si délicat à aborder, que ce soit avec Jared ou avec Christian.

- Je ne suis pas comme ça.

- Pourtant, c'est pour cette raison que tu es venue me voir la première fois.

Je me crispe, mais il a raison. J'étais bouffée par la curiosité concernant le passé de Christian et le pourquoi de son refus d'avoir une relation stable. Mais les conséquences de mon vilain défaut ont été rudes. Comprenant mon malaise, Jared reprend sur un ton mesuré.

- Pour cette nuit-là, je tiens à m'excuser encore. Ce que j'ai fait est impardonnable. Même si j'étais défoncé, cela ne m'excuse en rien.

Je ne lui réponds pas. Ce n'est pas la première fois qu'il le dit et je commence à le croire.

- Et pour en revenir à Caitlyn, je tiens à exposer ma version des faits. Je sais que Christian a dû me charger alors je veux rétablir certaines vérités.

Il prend un grand plateau et y dispose les différents plats.

- Mais avant, allons dans mon bureau pour qu'on soit bien installé. Tu pourrais te charger des verres et de la bouteille ?

J'acquiesce et le suis sans rien ajouter. Il dépose le repas sur la table basse et s'installe sur le canapé. J'hésite un instant à prendre la chaise et la poser à côté, gardant ainsi mes distances. Mais j'y renonce vite. Cela ferait vraiment étrange. Jared nous ressert un verre et pose son bras sur le dossier.

- J'ai rencontré Caitlyn avant Christian. En fait, c'est moi qui l'avait invitée à cette soirée où ils ont fait connaissance. On se fréquentait déjà depuis quelques temps, mais seulement en tant qu'amis. Cependant, j'avais espoir qu'elle change d'avis ce soir-là.

Il fait une pause pour croquer dans une tartine. Donc c'est en fait Jared qui avait flashé sur elle en premier. Et Christian lui a en quelque sorte piqué sa copine.

- Christian le savait ? Je veux dire que tu voulais sortir avec elle ?

- Non, enfin pas précisément. Je lui avais seulement parler d'une fille qui me plaisait et que j'avais invité. Mais quand il a commencé à lui parler, il m'a complètement oublié et elle aussi. Ils étaient comme dans une bulle. Ça m'a fait un choc.

- J'imagine.

J'avale une gorgée de vin en me mettant à sa place. Ça n'a pas dû être facile de voir son meilleur ami lui voler la fille qu'il convoitait.

- Pourquoi tu ne lui as pas dit ?

- Christian était mon meilleur pote et Caitlyn... je ne pouvais pas briser ce qu'ils étaient en train de construire uniquement par égoïsme. Je les aimais tous les deux et même si ça me faisait chier, je ne voulais pas les rendre malheureux.

Je me tourne vers lui et le regarde d'un œil nouveau. Il n'est pas cet homme arrogant qu'il laisse paraitre si souvent. En dessous de cette carapace, il y a un cœur qui a été blessé.

- Mais au bout de quelques temps, Christian a compris ce que je ressentais. Surtout que je passais mon temps à lui dire de faire gaffe à elle et à noyer mon chagrin dans la drogue et les putes. Alors il a changé d'attitude. Il est devenu agressif avec moi et avec Caitlyn. Elle et moi continuons à nous voir en tant qu'amis et souvent elle me parlait des crises de jalousie de Christian. Je ne pouvais pas le laisser lui faire du mal. J'avais déjà fermé ma gueule pour Maxine. Je n'allais pas recommencer. Alors j'ai poussé Caitlyn à le quitter.

J'accuse le coup. Merde, dans sa version, Christian a vraiment le mauvais rôle. Comment savoir lequel des deux dit vrai ? Jared a l'air si convaincant.

- Elle s'est ensuite réfugiée dans mes bras. J'aurais pu me sentir comblé. J'aurais dû. Mais elle ne m'aimait pas. Elle continuait à l'aimer lui. Alors c'est parti en couilles. Je suis devenu un parfait connard et je l'ai poussée dans ses retranchements. Bien trop.

Il s'arrête là et avale d'un trait le reste de son verre. Ses traits sont tendus et je perçois la détresse qu'il exprime malgré lui. Ces deux hommes ont aimé une femme et se sont déchirés pour elle. Par sa mort, elle leur a fait bien plus de mal que leur combat pour l'avoir. Je pose ma main sur son genou et son regard se pose sur moi.

- Tu vois. Je ne suis pas le connard qu'il t'a décrit. J'ai eu juste la bêtise de tomber amoureux.

- Ne dis pas ça. C'est juste que... l'amour ne se commande pas et cette histoire vous a fait du mal à tous les deux.

- Sauf que lui a eu son amour. Pas moi. Alors il n'a pas à se plaindre et à m'en vouloir.

J'admets que son raisonnement tient. Entre les deux, c'est lui qui en a le plus souffert, de toute évidence. Sa main se pose sur la main et la repousse doucement sur le canapé. Son corps se tourne vers moi et il glisse ses doigts dans mes cheveux.

- Il a toujours eu le beau rôle. Regarde. Même avec toi. Ce fils de pute est un putain de chanceux.

Je suis tétanisée en voyant ses lèvres se rapprocher. Mon cœur s'emballe et je me sens prête à faire un mouvement en arrière. Soudain son téléphone sonne et il s'arrête. Il le sort de sa poche et fronce les sourcils en voyant l'interlocuteur. Sa main se lève entre nous.

- Oui ?... Un instant, je ne suis pas seul. Je sors.

Jared se lève et quitte le bureau. Ma respiration est erratique, mon rythme cardiaque anarchique. Je l'ai échappé belle, mais si je reste ici, il va finir par arriver à ses fins. Et ça, je ne le veux pas. Paniquée, je me lève, prête à m'enfuir à toutes jambes. Mais alors que je vais passer la porte du bureau, je pose la main sur mon sac et me rappelle que j'ai une autre mission à accomplir. Et le moment est parfait. Je jette un coup d'œil dans le couloir pour m'assurer qu'il n'arrive pas et file vers le bureau. J'ouvre le tiroir et fourre le document là où il était la dernière fois. Ensuite, je retourne à la porte. Quand je l'ouvre, Jared est derrière. Il me regarde, surpris.

- On va devoir écourter notre soirée, dit-il. J'ai des affaires urgentes à régler.

- D'accord. Pas de problème.

Alors que je me faufile entre lui et la porte, il m'arrête et me fixe un moment.

- J'espère que tu me croies. Cette histoire, je n'en parle jamais. Mais vu ton implication dans tout ça, je me suis dit que tu devais savoir.

- Merci pour ta franchise, bredouillé-je.

Ses lèvres se posent alors à la commissure de mes lèvres. Puis il relâche mon bras.

- Bonne nuit, Michelle.

Je m'enfuis plus que je marche vers la sortie. Cette soirée a fini de me bouleverser. En vouloir à Jared me permettait de justifier mon comportement.Mais à présent, je me trouve abjecte, tellement fausse. Je joue avec lui, alors que c'est exactement ce que je lui reprochais. Je prie le ciel pour que tout ça se termine rapidement car je suis en train de me transformer un monstre.    

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