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« Nous sommes nos choix. » J.P. Sartre


Toc, toc, toc.
- Maxy !
Toc, toc, toc.
- Maxy !
Toc, toc, toc.
- Maxy !



Je réprimai un sourire et me levai paresseusement de mon lit. Je m'approchai de ma porte sans l'ouvrir.



- Qu'est-ce que tu veux, Charles ?



- Le dîner est prêt !



Oh.



- On mange tous ensemble, ce soir ? Comme une petite famille ? m'inquiétai-je.



Ce n'était pas le genre de la maison. Habituellement, chacun se débrouillait. Ou alors, le coup était programme bien à l'avance.


- C'est comme ça depuis que Soren est là, m'expliqua-t-il. Il aime faire à manger. Allez, ramène-toi !



Encore une entache à ma liberté. Même si, je devais l'admettre, cette idée m'amusait assez. Nous retrouver tous les quatre à table tous les soirs risquait de ne pas être de tout repos.



Lorsque j'arrivai dans le salon, mes trois colocataires étaient attablés. Je glissai ma petite clé dans la poche arrière de mon jean et m'installai sur la chaise restée libre à côté de Charles. Une grande gamelle de spaghettis bolognaises trônait au milieu de la table.



- Alors, votre rentrée ? s'enquit Ninon, les yeux rivés sur Soren.


Charles me lança un regard contrit. Était-il conscient de tous les signaux qu'il m'envoyait ?! Il se comportait comme s'il était officiellement établit qu'il était amoureux d'elle, alors qu'il le niait en bloc dès que nous abordions le sujet. Il me rendait chèvre.



- Rien de spécial, répondit Soren. Nous ne sommes plus qu'un tiers de la promo, les têtes restent les mêmes et Maxine s'assoit toujours toute seule au premier rang. Rien ne change.



J'ignorai sa remarque et tendit mon assiette à Charles qui s'était dévoué pour le service. Nous dégustâmes nos premières bouchées en silence. C'était délicieux.



- Tu as trouvé ton directeur de mémoire ? me demanda Charles.


- Oui, répondis-je avec entrain. Il a fait sa thèse sur l'auteur qui m'intéresse, alors c'est parfait.

Nous devons nous retrouver demain après-midi pour en discuter.


Trois têtes surprises se tournèrent vers moi.



- Demain ? Samedi ? fit Charles, interloqué.


Je hochai la tête.



- Moi aussi, ça m'a surprise. On va aller dans un bar à chats !



- Quel prof ? lança Soren, feignant l'intérêt.



- Samson, le nouveau.



Il renifla et se concentra sur son assiette à nouveau. De mon côté, la curiosité l'emporta et je ne pus m'empêcher de lui poser la question :



- Et toi ? À qui as-tu demandé ? Tu le fais sur quoi ?



- Aymar. Transhumanisme.



Laconique, clair, net et précis. Il n'a même pas levé la tête dans ma direction. Le message était passé : c'était la première et la dernière fois que lui posais une question personnelle.


- C'est quoi, le transhumanisme ? lui demanda Ninon, tout sourire.



Il se pencha vers elle et lui chuchota quelque chose à l'oreille. Elle gloussa et lui donna une petite tape sur l'épaule. Cette fille avait le don de se transformer en véritable pimbêche quand un homme l'intéressait. Je vis Charles lever les yeux au ciel et pressai affectueusement sa cuisse sous la table.


Pour le venger - ou simplement pour emmerder Soren, je ne savais pas trop - je décidai de déposer mes couverts dans mon assiette et d'arrêter de manger. Ce dernier releva les yeux dans ma direction et s'enquit :



- Tu ne manges plus ?



Je l'ignorai et lançai à la cantonade :



- Quelqu'un veut terminer mon assiette ? Je suis vannée. Je vais aller fumer un petit joint et me coucher. Vous ne m'en voulez pas, hein ?



- Bien sûr que non, répondit Charles. Ne fume pas trop vite, j'arrive.


Je lui embrassai la joue et me levai de table. J'allais avoir faim, mais la tête de Soren en valait la peine. Il n'était pas vexé, il était furieux. Ou plutôt : son ego surdimensionné était furieux.


Quand Charles me rejoint, j'avais fumé plus de la moitié du joint toute seule. Je me sentais bien mieux. Dans ces moments-là, toutes les ombres sur le tableau disparaissaient, tout était plus simple.



- Sérieusement, c'est quoi, votre problème, à Soren et toi ? demanda Charles en s'asseyant dans le transat à côté du mien.



Très bonne question, Charlie.



- Il a lancé les hostilités, je ne vais pas me laisser faire. Je dois vivre avec lui et le supporter tous les jours à la fac ! Hors de question que ce soit lui qui mène la danse.


- Mais vous ne voulez pas discuter, plutôt ? Je veux dire, s'il y a un problème, autant le régler rapidement, non ? L'ambiance est vraiment bizarre, là.



Je fronçai le nez.



- Va le lui dire, râlai-je. C'est lui qui a un problème avec moi, pas le contraire.


- Alors soit la plus mature des deux ! s'exclama mon ami.


Non, non et non. J'étais toujours celle qui faisait les efforts et les concessions pour le bien commun et j'en avais ma claque. Je secouai la tête comme une gamine. Avec Charles, j'étais vraiment moi-même, c'était le moins que l'on puisse dire.



- La situation me convient très bien comme ça, Charlie. J'ai bien envie de m'amuser un peu.
Il secoua la tête à son tour, désapprobateur.



Nous parlâmes ensuite de tout et de rien. La lune eut le temps de se lever et d'entamer très franchement sa course dans le ciel. Je roulai un deuxième, puis un troisième joint.



- Bon, une journée mouvementée m'attend demain ! déclarai-je à l'occasion d'un court silence. Je vais me coucher. Rendez-vous demain, même heure, même endroit.


Je lui fis un clin d'œil et retournai dans le salon. Je m'arrêtai net en voyant Ninon et Soren se bécoter sur le canapé. Ninon était allongée sur le cuir, jambes écartées, Soren la surplombait de tout son poids et l'embrassait dans le cou. Je me raclai la gorge pour notifier ma présence et, une fois n'est pas coutume, pour emmerder Soren. Je songeai que je n'avais aucune envie que Charles assiste à ce spectacle.


- Tu comptes rester plantée là longtemps ? lança Soren, toujours à califourchon sur mon amie.
Prise au dépourvu, je n'avais pas grand chose à répondre.



- Vous n'avez pas, euh... Pas une, mais deux chambres ! Vous savez, pour... Enfin, ne faites pas ça sur le canapé, putain !


Catastrophe. J'étais vraiment défoncée. Je détalai rapidement et entendis Ninon se marrer, Soren jurer. Avec un peu de chance, ils auraient délogé du canapé d'ici le retour de Charles. Au cas où, je lui envoyai un texto pour le prévenir.



Une fois couchée, je regardai sur internet les différentes sortes de plantes que je pouvais planter en septembre. Demain, en rentrant de mon rendez-vous, je m'occuperai de mon petit jardin.


Mes yeux se fermèrent malgré moi et je m'endormis rapidement.



Bien plus tard, je fus réveillée par des gémissements.



Pitié, pas ça.



Ils étaient accompagnés d'un grincement de lit et je constatai, avec effroi, que tout ce cirque se déroulait effectivement dans la chambre d'à côté. Je pris une longue inspiration et relativisai : mieux valait que ce soit moi plutôt que Charles. Toutefois, l'agacement monta en moi et je m'apprêtai à cogner contre le mur lorsqu'un râle masculin retentit. Soren. Horrifiée, je frappai de toutes mes forces sur la paroi qui séparait nos deux chambres. Les bruits s'arrêtèrent net et je soufflai de soulagement.


C'était décidé, j'allais remplacer son shampoing par de la biafine le lendemain matin.


*
*      *


13h54. J'étais devant le bar à chat et je ne savais absolument pas si Samson était déjà à l'intérieur ou non. Je ne savais pas si je devais rentrer pour voir et, s'il n'y était pas, l'y attendre ou rester dehors. En rentrant, je craignais qu'il ne m'attende dehors pendant des plombes.

J'étais lancée dans des tergiversions ridicules, preuve tangible de mon état avancé de nervosité.


Je décidai finalement d'attendre quatorze pile, puis d'entrer.


- Mademoiselle Lanvin ! s'exclama une voix dans mon dos.

C'était lui, il était là. Mon cœur s'emballa soudain.


- Vous êtes ravissante, dit-il en me tendant sa main.

J'avais enfilé une robe, ce qui n'était pas vraiment dans mes habitudes. Mais mes habituels jeans boyfriends et débardeurs échancrés m'avaient semblé trop décalés.


Je le remerciai dans un sourire et il me désigna la porte en verre du salon de thé pour m'inviter à entrer. Je ne me sentais plus du tout à l'aise, dans cette robe. Trop mise à nue.

Nous arrivâmes dans un espace très grand et lumineux, agrémenté de tables basses et de fauteuils en tissus de toutes les couleurs. Tout était dépareillé mais le parquet chevron donnait un charme fou à l'endroit. Et, évidemment, il y avait des arbres à chats partout.

Un jeune serveur, très hipster, nous mena jusqu'à une table en vitrine. Cette fois, Samson m'emboîta le pas et mes yeux s'attardèrent sur lui. Chemise blanche, manches retroussées sur des bras encore bronzés de l'été, pantalon de costume ajusté... Quel âge pouvait-il bien avoir ?
En parfait gentleman, il tira ma chaise en me souriant poliment.


- Alors, Maxine... Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ? commença-t-il en prenant place face à moi.


- Bien sûr.


- Vous pouvez m'appeler Frédéric. En fait, je vous le demande. « Monsieur Samson » me donne le sentiment d'avoir dix ans de plus et je n'aime vraiment pas ça. Vous êtes d'accord ?

Légèrement gênée, je hochai imperceptiblement la tête et me plongeai dans la contemplation de la carte des boissons.


- Je viens ici régulièrement, dit-il. Je trouve ça très relaxant, comme ambiance... Même si les chats ne s'approchent pas beaucoup des clients.


Pile à ce moment-là, un angora roux sauta sur mes genoux et s'installa confortablement. J'éclatai de rire face à mon professeur estomaqué.


Comme pour en ajouter une couche, le chat se mis à ronronner sans même que je le caresse. Frédéric sourit et lança :

- Vous devez dégager quelque chose de spécial.


Un silence s'installa et je reportai mon attention sur la carte. L'instant d'après, le serveur revint prendre nos commandes. Je réalisai que je n'avais pas du tout la tête à parler philo et, visiblement, Frédéric non plus. 

- Qu'est-ce que vous avez acheté ? demanda-t-il en désignant le sac contenant mes achats.


- Des graines.


- Vous êtes granivore ? s'enquit-il, un petit sourire en coin.

Je ris pour la seconde fois de la journée.


- Non, dis-je, juste amatrice de plantes.


- Ah oui ? Vous avez un jardin ?


Je lui expliquai alors que je n'exploitais que la fenêtre de ma chambre, faute de mieux, mais que j'avais pour projet d'étendre mes plantations à la terrasse de l'appartement. J'avais toujours aimé les plantes, les fleurs particulièrement. Petite, je voulais devenir fleuriste.

Il m'écouta attentivement, le menton dans une main, le sourire aux lèvres. Il devenait très facile d'oublier qu'il était mon professeur tant il était jeune et à l'aise. J'avais davantage le sentiment de prendre un verre avec un ami.


Une fois notre discussion sur les plantes terminées, il entra finalement dans le vif du sujet.

- Et que voulez-vous faire, finalement ? À quoi vont vous servir vos études de philosophie ?


- Je ne sais pas encore... Je poursuivrai peut-être en doctorat, mais pour le moment je prévois surtout de partir en tour du monde après mon diplôme. Rien n'est clair, pour l'instant.


- J'ai toujours rêvé de faire ça, répondit-il. Vous avez raison, ce serait le meilleur moment pour le faire. Après, les années filent et on se retrouve coincé. C'est fou comme le temps passe vite ! Regardez-moi, je me retrouve là, à diriger des recherches, alors que j'étais à votre place hier encore.


En voilà un qui ne supporte pas bien de vieillir, songeai-je.

- Vous regrettez beaucoup de choses ? demandai-je.

Je me mordis immédiatement la lèvre, regrettant mes paroles face à son air surpris. Il passa finalement une main dans ses cheveux, songeur.

- Je... hésita-t-il. J'ai eu trente ans récemment et je dois admettre que ça m'a mis une belle claque. Il y a tant de choses que j'aurais aimé faire.


Il releva les yeux vers moi et sourit en ajoutant :


- Un tour du monde, par exemple.


- Vous avez encore le temps ! m'exclamai-je. Qu'est-ce qui vous empêcherait de partir, là, dans un an ?


- Je suis titularisé ! Vous savez combien c'est compliqué, de nos jours, de se faire une place dans le monde universitaire ?


Je hochai la tête, bien consciente du parcours du combattant que cela représentait.

- C'est un tout, ajouta-t-il. Mon entourage se marie, fait des enfants... Je n'ai pas envie de tout ça et pourtant je n'arrive pas à me défaire de l'idée que c'est le chemin que je devrais emprunter, là, maintenant. Je me sens pris au piège.


Je voyais exactement ce qu'il voulait dire.

- C'est précisément ce que je redoute, dis-je. Être prise par le temps et me réveiller un jour avec le sentiment d'être passée à côté de ma vie...


Il me fit un sourire entendu et changea de sujet. Frédéric faisait partie de ces gens. Après une courte discussion et quelques regards échangés, je savais que nous n'aurions jamais besoin de beaucoup de mots pour nous comprendre. Je savais aussi que nos discussions futures allaient systématiquement glisser dans la sphère privée, parce qu'il était rare de rencontrer quelqu'un avec qui on pouvait vraiment parler.


- J'aimerais que nous nous rencontrions deux fois par semaine pour votre mémoire, lança-t-il de but en blanc, ses yeux noirs plantés dans les miens. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je pense qu'il serait judicieux que je vous accompagne à chacune des étapes. De l'élaboration du plan à la correction de votre travail. Ce serait une excellente préparation à votre travail de recherche si vous souhaitez poursuivre en doctorat.


Je hochai la tête. Je n'étais pas de nature bavarde, je parlais rarement pour ne rien dire et, heureusement, il ne semblait pas s'en formaliser.

- Quels jours vous conviendraient le mieux ? s'enquit-il.


- Il faut que je consulte mon emploi du temps, je ne l'ai pas encore en tête, répondis-je en sortant mon téléphone portable de mon sac.


Je me connectai à la plage du planning de ma promo. Je n'avais cours que trois jours par semaine, et l'un d'eux était entièrement pris par Frédéric. Je réalisai alors que j'allais être amenée à passer beaucoup de temps avec lui, ce semestre.


- Le chat n'a pas délogé de vos genoux, constata-t-il, amusé.


Je jetai un œil à la boule de poils sur mes cuisses.


- Il s'est même endormi, remarquai-je.


Je reportai mon attention sur mon téléphone et lui suggérai que nous nous voyions les lundis et jeudis, les deux jours où je n'avais pas cours.

- C'est parfait pour moi. Je vous tiendrai au courant des horaires, je suis régulièrement solicité et mon emploi du temps n'est pas stable.


- Voilà un bon moyen de ne pas complètement tomber dans la routine, dis-je en référence à la discussion que nous venions d'avoir.


Il rit doucement et me regarda avec attention. Rien qu'à son expression, j'aurais pu prédire ce qu'il allait me dire.


- Parlez-moi de vous, Maxine. J'aimerais que nous fassions connaissance avant de commencer à travailler. De bonnes relations sont essentielles pour un travail bien fait.


J'entrepris de lui faire un rapide résumé de ma vie : région natale, enfance tranquille, puis désir d'émancipation et départ hâtif du cocon familial pour me couper de mon ancienne vie. C'était tout. Cela tenait en peu de mots et peu d'informations, résultat d'une gymnastique vieille de quelques années déjà. Mon entourage ne savait rien de moi et cela me convenait très bien.

  

- Vous sortez souvent ? demanda-t-il.


- Que voulez-vous dire ?

- En boîte, dans des bars... Vous faites la fête ?


Je fis un petit sourire en coin, malgré moi.


- Je vis en colocation avec trois autres étudiants. Faire la fête, c'est notre occupation principale le week-end, plaisantai-je.


Il rit et je remarquai de fines pattes d'oies aux coins de ses yeux.

- Aah, ça me manque, s'exclama-t-il. Qu'est-ce que je donnerais pour une soirée entre potes et quelques bières ?

Cela m'étonnait qu'il n'ait personne dans le coin avec qui sortir. Je m'apprêtai à lui proposer de se joindre à nous dès ce soir, mais me repris juste à temps. Il était définitivement vraiment facile d'oublier le lien universitaire entre nous.
Nous restâmes à discuter pendant une bonne heure de plus. À discuter de tout, sauf de philosophie.

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