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« On rencontre sa destinée souvent par les chemins que l'on prend pour l'éviter. » Jean de la Fontaine


Un bruit agressif et insupportable retentit, me donnant l'impression de me réveiller au milieu d'un concert d'orgue. Je mis peu de temps à comprendre que c'était mon téléphone, beaucoup plus à me souvenir pourquoi il sonnait. Et là, l'atroce réalité me rattrapa : je devais me lever. Me lever. En plein milieu de la nuit, puisque je m'étais couchée seulement trois heures auparavant. Je ne me rappelais plus grand chose de la veille. J'avais une gueule de bois carabinée. Je me levai lourdement, enfilai de grosses chaussettes de laine - comment pouvait-il déjà faire aussi froid au mois de septembre ? - et un sweat trop large. Je mis un tour de clé à ma porte de chambre pour en sortir et tomba sur Soren qui quittait la sienne en même temps. Le cocktail parfait pour mal démarrer la journée.


- Je rêve où tu t'enfermes dans ta chambre ? fit-il en me détaillant du haut en bas, sans gêne.

Je n'étais vraiment, vraiment pas d'humeur.


- C'est une manie chez toi de ne jamais dire bonjour ?


- Bonjour.


Je lui passai devant et descendis les escaliers. Moi qui aimait être seule, j'étais doublement contrariée : j'avais de la compagnie, et elle n'était pas agréable. Pire : cette compagnie, j'allais également la subir une fois sortie de l'appartement.

- Tu n'as pas répondu à ma question ! fit-il, dans mon dos.


- Quelle question ? soupirai-je, tout en me dirigeant vers la cuisine.


- Pourquoi est-ce que tu t'enfermes dans ta chambre ?


- Tu ne m'as jamais posé cette question.


Il garda le silence.


- Je n'aime pas être dérangée, dis-je simplement.

Il ricana, réveillant mes nerfs naturellement sensibles de bon matin.


- Qu'est-ce que tu caches, Maxine ?
C'était la première fois que je l'entendais dire mon nom.


- Des secrets.


Il écarquilla les yeux - réaction bien au-delà de mes espérances - et son sourire s'effaça aussitôt. Rien de mieux que la vérité pour désarçonner les gens.
J'allai remplir la bouilloire, déjà passée à autre chose. Mon mal de crâne me donnait la nausée et j'entrepris de trouver un Doliprane. Je dénichai la petite boîte miracle exactement là où je m'attendais à la voir : dans un tiroir poubelle, qui contenait aussi bien des médicaments que des vinyles en morceaux. Je sortis ensuite des céréales du placard.

Je jetai un œil en direction de Soren : il faisait couler un expresso.

- Tu ne prends que ça, le matin ? demandai-je.


- Pourquoi ? répondit-il, suspicieux.


Je regardai ma montre.


- Pourquoi t'es-tu levé aussi tôt ?


- Pourquoi pas ?


Il vida le contenu de sa tasse, la déposa dans l'évier et quitta la pièce.


- On a un lave-vaisselle, Kierkegaard ! criai-je.


Il brandit un splendide doigt d'honneur sans même se retourner et grimpa les escaliers quatre à quatre.


Je devais l'admettre, je trouvais cela hilarant de l'appeler comme le philosophe qui porte son prénom. Quoiqu'il arrive, j'étais soulagée : j'allais prendre mon petit-déjeuner en paix. C'était sacré. Mon thé était l'équivalent d'une bonne douche pour les autres. Je prenais mon temps, c'était l'étape nécessaire pour démarrer la journée correctement. D'autant plus après une si courte nuit.

Je nettoyais le bar lorsque j'entendis la porte d'entrée claquer. Soren partait déjà. S'il se faisait aussi petit tous les matins, mon année s'annonçait bien meilleure que je ne l'avais imaginée.

Mon regard se posa sur le tableau blanc dans la cuisine, qui devait à l'origine servir pour la répartition des tâches ménagères, et je me saisis de son feutre pour y écrire une citation de Soren Kierkegaard - le philosophe - que j'avais en tête.


« La haine est l'amour qui a sombré. »


Je reposai le feutre et allai me préparer. Je ne disposais plus que de quarante minutes et je devais me laver les cheveux : j'allais être en retard à cette première journée.

Enroulée dans ma serviette, les cheveux dégoulinants, j'effaçai d'une main la buée sur le miroir. Il faisait une chaleur étouffante dans la salle de bain alors j'ouvrai grand la porte, comme à mon habitude, pour faire circuler l'air. Je fis jouer une chanson sur mon téléphone et entrepris me maquiller tout en chantant moins fort que la musique.

- Putain, ils ont raison, c'est super déprimant comme musique ! s'exclama une voix dans mon dos.


Je sursautai, la brosse du mascara dérapa dans mon œil et je hurlai de douleur. Je me retournai, du noir partout et des larmes plein la joue, et vis Soren sur le pas de la porte. En jogging, torse nu, transpirant.


- Qu'est-ce que tu fais là ? l'attaquai-je. Allez, zou ! Vas-t'en !


Il éclata de rire.


- Zou ? se moqua-t-il. Tu es sérieuse ?


Mon œil pleurait toujours, me brûlait, et Kierkegaard me poussait à bout. Furieuse, je m'approchai de lui, me penchai pour attraper la poignée de la porte et la claqua violemment.


- Maxine ! lança-t-il depuis le palier. J'ai besoin de la salle de bain !

- Va crever !


Je l'entendis claquer la porte de sa chambre. Il allait vite apprendre qu'il ne fallait pas me chercher le matin. Ni même jamais. Mon œil était rouge cramoisi, je devais entièrement me démaquiller tant mon mascara avait coulé. C'était peine perdue, je ne serais jamais à l'heure. Trente minutes plus tard, je quittai ma chambre, remaquillée et habillée. Dix minutes de retard, ce n'était pas dramatique. Je descendis les escaliers et sortis de l'appartement. J'adorais le chemin qui séparait ce dernier de la faculté : des petites rues pavées, de longues allées bordées d'arbre. Qu'il vente ou qu'il pleuve, je faisais ce trajet à pieds, ma musique à fond dans les oreilles.


La première chose que j'allais avoir à faire en cette rentrée scolaire était trouver un directeur de mémoire. À mon grand dam, M. Despagne, mon idole et spécialiste en philosophie antique, était parti en retraite avant l'été. Je ne savais pas vers qui me tourner et j'allais devoir faire vite.

Une voiture qui passait à côté de moi ralentit soudainement. La vitre conducteur se baissa et deux yeux bleus me transpercèrent.

- Je suppose que je devrais t'emmener pour que tu sois à l'heure, dit Soren, mais je n'en ai pas la moindre envie !

Tout en regardant droit devant moi, je rétorquai :


- Tu confirmes ce que je savais déjà : tu ne sers à rien.


Il roulait au pas et je sentais son regard sur moi. Je remis mes écouteurs. Après un court silence, je l'entendis dire :


- C'est bon, Maxine, je plaisante. Monte !


Je fis comme quand un gros lourd m'importunait dans la rue : je profitai d'avoir mes écouteurs sur les oreilles pour prétendre ne rien entendre. Je l'entendis grogner un « Putain » contrarié et retint un sourire. Il redémarra en trombe. J'arriverais en retard, mais il avait perdu à son propre jeu.

Arrivée sur le campus, je me rappelais avec peine que cette année, je serai seule. Mes anciens camarades étaient partis poursuivre leurs études dans diverses facultés du pays. En entrant dans la salle de notre réunion de rentrée, je fus soulagée de voir qu'elle n'avait pas encore démarrée. J'observai l'assistance : Soren était assis dans le fond, griffonnant sur une feuille. Nous n'étions que treize en première année de master, aussi je repérais rapidement les quatre nouvelles têtes qui n'étaient pas avec nous en licence l'an passé. Deux garçons, deux filles. Je saluai quelques personnes avant d'aller m'asseoir au premier rang, seule, et sorti une feuille et un stylo. Je faisais partie de ceux qui les préféraient à un ordinateur.


Toute l'équipe enseignante de notre promotion se tenait devant nous. Ils cessèrent de discuter et le responsable du master pris la parole.


- Bon, nous allons pouvoir commencer. Tout d'abord, bienvenue à tous !


Quelques remerciements furent marmonnés dans l'assemblée et un retardataire frappa à la porte - ouverte - pour s'annoncer.


- Frédéric, entre, je t'en prie !


- Pardon pour le retard, s'excusa l'intéressé, tout en nous faisant un signe de tête.


Je ne le connaissais pas, ce devait être un nouveau doctorant. Le responsable reprit la parole et le présenta :


- Voici Frédéric Samson, il reprend le poste de M. Despagne. Il vous fera le séminaire sur les stoïciens au premier semestre.


Surprise, je levai outrageusement les sourcils. Il était tellement jeune !


- Bonjour, fit-il. Je suis ravi d'enseigner dans votre fac cette année. Nous avons cours ensemble dès la semaine prochaine, je vous expliquerai le programme à ce moment-là. Je suis spécialiste en philosophie antique et, comme je suis nouveau, sachez que j'ai de la disponibilité pour diriger votre mémoire si cela vous intéresse.

Mon rythme cardiaque s'accéléra un peu. J'étais intimidée. Non seulement parce que je ne le connaissais pas, mais aussi parce qu'il était jeune.


Il se mit en retrait, posa son sac sur une chaise derrière lui et en sortit une paire de lunettes qui lui donnait un look de jeune écrivain tourmenté.


Nous eûmes ensuite droit à un speech du responsable sur le déroulé de l'année, de ses épreuves et, du plus important : la rédaction du mémoire. Cela se sentait, il s'appliquait à nous mettre la pression. Ce n'était pas utile : il suffisait d'aimer notre sujet pour obtenir de bons résultats et nous le savions tous. La réunion s'éternisait et les vestiges de la soirée de la veille vinrent me rappeler que je n'avais défensivement pas assez dormi. Je luttai pour garder les yeux ouverts, seule, au premier rang. Aucun autre membre de l'équipe pédagogique ne prit la parole, nous étions ainsi bien nombreux à nous être déplacés relativement pour rien.


Après ce qui me semblait être une éternité, le responsable du master annonça la fin de la réunion. Il demanda à ceux qui n'avaient pas de directeur de mémoire de se manifester, ce que je fis. Sans surprise, il n'y avait que moi et les quatre nouveaux. Cela me fit réaliser que Soren en avait déjà un, lui. Sur quel sujet pouvait-il bien faire sa recherche ?


- Que les cinq qui n'ont personne viennent discuter avec l'équipe avant de partir, déclara le responsable. Nous vous aiderons à trouver le référent idéal. N'oubliez pas que ce n'est pas nécessairement quelqu'un qui vous fera cours cette année. Est-ce que vous avez des questions ? Silence total.


- Parfait. Nous avons terminé !


Tout le monde se leva et plus de la moitié des étudiants sortirent de la salle. Je jetai un œil dans le couloir et vis Soren disparaître.

Je reportai mon attention sur Samson et attendis sagement qu'il termine sa discussion avec notre professeur de philosophie des sciences. Lorsqu'ils eurent terminé, il m'accueillit avec un sourire à couper le souffle.


- Mademoiselle, me salua-t-il. Que puis-je pour vous ?

- Maxine Lanvin, me présentai-je. Je souhaitais faire mon mémoire avec M. Despagne, votre prédécesseur qui vient de partir à la retraire, mais...


- Il est parti à la retraite, termina-t-il.


Je souris.


- Voilà.

- Quel thème ? Quel auteur ? Vous avez votre problématique ? demanda-t-il.


Je me lançai dans l'explication de mon projet déjà bien élaboré sur le stoïcien Épictète.

- Le Manuel... dit-il, songeur. C'est un texte très court et très simplifié. Si vous vous limitez à cet ouvrage, les exigences seront très élevées.

Je hochai la tête.


- Je le sais, répondis-je. Mais c'est ma bible.


Nouveau sourire de sa part. Je me sentais un peu plus à l'aise.


- Très bien, Maxine. Si je comprends bien, vous aimeriez que je sois votre directeur de mémoire ?

- Si mon projet vous convient, oui, acquiesçai-je.


Il rit.


- J'ai fait ma thèse de doctorat sur cet auteur, alors votre projet ne peut que me convenir. Je vous invite par commencer à la lire, d'ailleurs.
Il marqua une pause, puis reprit :- Vous êtes libre demain ?

- Demain, samedi ? demandai-je, étonnée.


- Nous sommes vendredi, alors... Oui, demain, samedi, railla-t-il.


Il me vit hésiter.


- Pour discuter de la méthode de travail que nous allons adopter, m'expliqua-t-il. De notre organisation, de la fréquence de nos entrevues. Je pense que je n'aurai que vous à suivre cette année et j'aime être investit dans mon travail. Comme le sujet de ce mémoire semble vous tenir à cœur, je pense que ce projet peut être très intéressant pour chacun de nous.


Je me rappelai soudainement que ma mère m'avait raconté que, dès lors qu'elle était entrée en master quand elle était étudiante, les relations entre les profs et les élèves avaient radicalement changées. Elle avait d'ailleurs plusieurs fois été invitée à dîner par l'un d'entre eux.


- Oui, je suis libre demain, dis-je finalement.

Il me regarda une seconde de trop, soucieux.


- Un café en début d'après-midi, cela vous irait ?


Je hochai la tête.


- Vous aimez les chats ?


- Pardon ? dis-je, surprise.


- Les chats, répéta-t-il. Un bar à chats vient d'ouvrir en ville. Vous connaissez ?


Je hochai la tête.


- D'accord, bonne idée. À quelle heure, précisément ? questionnai-je.


- Comme vous voulez !


Je détestai cette réponse.


- Quatorze heures ?


- Quatorze heures, c'est parfait, répondit-il dans un sourire. À demain, mademoiselle Lanvin.


Il me tendit la main, je la serrai.


Une fois hors du bâtiment, seule, je respirai profondément.

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