Victoire - Un ennemi à abattre
Latté en main, je savoure la victoire de ma semaine : l'ancien local de stockage à la boutique est enfin devenu un bureau cosy. Alors certes, ce petit espace exigu au-dessus de la bijouterie ne vaut pas mon vingt-mètres carrés au siège de l'entreprise, mais je m'y sens déjà bien.
Peut-être parce que Grand-père ne travaille pas deux portes à côté.
Propre, la fenêtre de plein pied offre enfin le maximum de luminosité qu'elle le peut, compte tenu des bâtiments d'en face et à la météo capricieuse du jour. Juste assez pour maintenir mon palmier kentia en vie. La poussière a laissé place à une douce senteur de cerisier, les rideaux cendreux à des stores discrets et modernes, le lino arraché à l'ancien parquet, désormais rénové et ciré, la tapisserie écaillée et moisie à un mur traité et peint dans une teinte pastel accueillante.
Tout est évidemment passé en notes de frais.
— Je vous l'appelle, sinon ! entends-je Martine dire.
Ma porte, ouverte afin de faire circuler l'air, me permet de capter la gérante monter l'escalier, a priori accompagnée. La voix qui lui répond me glace :
— Ce n'est pas nécessaire, je vais la voir à son bureau.
Alors que je me réjouissais de ne plus l'avoir dans les parages, le voici qui débarque ici, et me prive du peu d'oxygène que j'avais, loin de lui. Je me rapproche du palier et tombe nez-à-nez avec non seulement mon grand-père, mais aussi Antoine.
Ils ne se quittent plus, maintenant...
— Bonjour Victoire, commence mon patron.
— Grand-père, que me vaut ta venue ?
En contre-bas, j'aperçois Martine, ennuyée au plus haut point, hésitant à intervenir. Je la rassure d'un hochement de tête, l'encourage à retourner au rez-de-chaussée. Elle n'y est pour rien...
— Salutations à toi également, cousine, lance Antoine de sa voix nasillarde.
Mon regard passe de l'un à l'autre. Je les détaille, tique à leurs tenues bleu roi étonnamment assorties.
Quel fayot.
— Tu as enfin le courage de m'annoncer en face qu'Antoine récupère mon poste ? attaqué-je mon aïeul.
De l'index et du pouce, ce dernier se lisse sa courte et éparse barbe blanche comme par gêne.
Mais qu'il me dise qui est légitime de se sentir mal dans sa pièce ! Lui qui est toujours obligé de s'accaparer les émotions autant que les mérites des autres...
Je méprise sa mine faussement peinée, les rides sur son front et ses yeux perçants derrière ses larges lunettes, au contour aussi noir que l'âme que je lui découvre. Il soupire
— Tu as eu des années pour me prouver ton investissement et je ne te demande qu'une chose... Apparaissant d'autant plus nécessaire pour canaliser ta trop forte susceptibilité.
Glacée, je m'arrête un instant.
Il ne s'en cache même plus. Autant dire « tes deux chromosomes X te rendent indigne d'un plus haut statut. » !
— Tu as relégué ta meilleure experte au rang de vendeuse, soit. Mais j'aimerais bien savoir quand cela a été décidé, puisque tu n'as pas jugé bon de m'en avertir.
— Vendredi soir. J'en ai parlé à Antoine en remarquant ton absence au gala, où je comptais sur toi pour représenter la marque.
J'ha-llu-ci-ne. Il se fiche de moi, là !
— J'y étais ! m'emporté-je. J'ai même conclu une vente exclusive auprès de l'un de nos clients.
— Victoire, ce n'est pas grave, susurre Antoine. Tu n'as jamais apprécié les évènements mondains. Tandis que moi, c'est mon milieu.
Mon cœur s'emballe et ma respiration se fait lourde, intense, erratique. J'ignore le maigrelet à la coupe médiévale qui me sert de remplaçant pour confronter mon opposant principal :
— J'osais espérer que tu trouverais meilleur prétexte. Mais dis-moi, qui va lui éviter de commettre les erreurs de débutant qu'il ne pourra s'empêcher de faire ?
— Moi. Ton cousin fait déjà ses preuves. Il a travaillé à un pot d'accueil, de sorte à marquer son entrée officielle dans l'entreprise. Il aura lieu demain à vingt heures, tu y es conviée.
— Oh, donc vous vous êtes déplacés dans le septième pour m'inviter ? Comme c'est charmant.
Je retourne vers mon bureau, saisis un dossier et poursuis :
— Je suis quasiment certaine d'être prise demain soir.
— Nous voulions aussi voir comment tu t'étais installée, relance notre PDG en inspectant les centimètres de mon antre.
Je lui adresse un regard de défi :
— Bien, tu le vois, non ? J'ai du travail, messieurs,
— Grand-père, nous aussi. Allons-y. Au plaisir de te voir demain, cousine.
Dans tes rêves, tête de piaf.
Je ne leur accorde qu'un haussement de sourcils en guise d'au revoir et feins d'être happée par le fichier ouvert sur mon ordinateur.
— N'oublie pas ta politesse, demain, ajoute mon grand-père avant de s'éclipser dans le couloir.
Je retiens un juron et me positionne face à ma fenêtre, bras croisés et nerfs en pelote. Les nuages s'amoncèlent dans le ciel, en juste illustration de mon mental à cet instant précis.
Ne manquent que la pluie, les éclairs, bref l'orage du siècle.
— C'est une journée tranquille, le mardi, chuchote Martine depuis l'encadrement de porte. Prends ta journée.
Je me tourne pour lui adresser un sourire reconnaissant. Je décale tous mes rendez-vous clients en moins d'une heure et préviens Stéphanie, qui est soit à l'hôpital avec ma tante, soit en entretien d'embauche, que je vais au sauna décompresser et que si elle ne m'y rejoint pas, je serai de retour à la maison pour seize heures.
Dans ma voiture, j'augmente le volume de la radio en espérant anesthésier mes pensées. Car j'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je suis dans une impasse.
Pourquoi devrais-je me plier à des coutumes désuètes ? Me rabaisser de femme à soumise, dans un amalgame qui me désigne comme sexe faible ? Pourquoi devrais-je n'être dans cette entreprise qu'une accompagnante alors qu'elle porte mon nom et non celui qu'aurait mon mari ? Pourquoi mon grand-père exige-t-il cela au juste ? Pourquoi tant insister depuis des années ? Est-ce par pure pensée « rationnelle » et son envie d'avoir des petits enfants avant qu'il soit trop tard pour... moi ? Lui ? Est-ce pour m'éprouver, est-ce un jeu qu'il apprécie ? Ou espère-t-il atteindre ma mère, sa fille adorée, en qui il plaçait tous ses espoirs, et qui l'a abandonné ?
Je crois sincèrement qu'elle aspirait à le faire réagir voire revenir sur ses principes archaïques et machistes... Ils ne se sont plus parlé depuis.
C'est à se demander s'il nous aime, pour nous infliger son dogmatisme et se montrer sourd à nos ressentis... Qu'importe s'il nous perd ou si on le déteste, tant qu'il ne change rien à ses habitudes et qu'il ne bouscule pas ses certitudes. Conclusion faite, il me semble peu pertinent de parler d'amour.
Parfois, je me questionne : n'a-t-il donc aucune occupation pour disposer de tant de temps pour torturer les autres et s'amuser à détruire les mondes bâtis ? Qu'est-ce qui a bien pu le rendre aussi intransigeant, tyrannique ?
***
Le sauna a assurément eu son effet apaisant, bien que mon tourment me rattrape. Je n'ai vraiment pas envie de me contenter d'une vie de vendeuse pour le reste de ma carrière, ni de tout lâcher pour travailler dans l'investissement ou le mannequinat, options qui m'ont largement été proposées. Quand j'introduis la clef dans ma serrure, je me demande même si rester à la capitale est une bonne idée.
Poppy débarque langue pendante, aboie deux fois puis repart comme un bolide en direction du grand salon. Mes sourcils se froncent tant c'est inhabituel, mais je tique définitivement en voyant que ni elle ni Stéphanie ne me rejoignent dans le hall, même après que j'aie pris le temps d'ôter mes chaussures et de déposer mes effets personnels sur la commode.
— Steph' ? appelé-je. Je suis rentrée !
Tandis que j'avance vers là où a disparu la spitz, ma cousine arrive enfin.
— J'ai pris contact avec un mercenaire, on va s'occuper d'Antoine.
Je glousse par réflexe tandis qu'elle m'entoure de ses bras. Je n'allais pas lui demander de modifier sa journée mais le sauna n'était mon choix qu'à défaut de ses câlins, bien plus réconfortants que des huiles essentielles ou que du chocolat.
— Combien tu donnerais pour être la PDG ? m'interroge-t-elle en me relâchant.
Je pouffe.
— Tout ce que j'ai ! Je connais les employés, les locaux, les clients, les fournisseurs et je connais tous les métiers de la production à la vente, pour avoir été sur tous les fronts. J'aime la polyvalence que permet mon poste et seuls les freins posés par grand-père noircissent le tableau.
— Mmh, fait-elle.
— Quoi ? Pourquoi ?
Sans me répondre, elle me pousse dans le dos. Tout s'emboîte dans ma tête quand devant moi, je découvre d'étonnants invités. Les fils Montarby. Chez moi.
— À quoi ça rime ? se braque le cadet immédiatement.
Mon nez se plisse à un tel manque de savoir-être.
— Bonjour à vous aussi, monsieur de Montarby, cinglé-je.
— Bonjour, répond-il sèchement.
Que me vaut une telle attitude ? Croit-il que je l'ai fait venir ?
Puis, il s'adresse à son frère :
— Je croyais que je devais juste te déposer. J'ai accepté un café par politesse.
J'aimerais simplement le croire torturé par la paranoïa, mais tout cela a été mis en scène, je l'ai su à la seconde où je l'ai vu. En revanche, j'en ignore les raisons. Je scrute Stéphanie, bras croisés, dans l'attente d'une réponse à la même question.
— Asseye-toi, m'intime-t-elle.
— Toi aussi, Gab', enchérit Aymeric.
En opposition totale, lui comme moi choisissons de rester debout et de faire bloc contre ce duo improbable.
— Bon... Victoire, je pense savoir comment te permettre de récupérer ta place.
Une seconde, je fronce les sourcils et crains le pire. Si ma cousine espère monter une équipe pour faire disparaître un corps, elle aurait mieux fait de ne pas parier sur deux adultes qui ont du mal à se tenir côte à côte et un paraplégique.
— Je t'écoute, dis-je simplement.
Elle me désigne Gabin et je suis son doigt jusqu'à croiser ces pupilles dorées qui, je l'avoue, me sont parfois réapparues en pensées.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top