Victoire - Le pot d'accueil
Je m'arrête en bas de l'immeuble, en contemple la grandeur, et reste comme bloquée sur le trottoir. Des invités affluent et les vigiles, qui ne sont pas sans me connaître, s'étonnent de mon hésitation apparente à entrer.
Quelle mouche m'a piquée ? Venir à ce pot d'accueil est la pire idée que je pouvais avoir ! À part me torturer, à quoi ça va me servir ?
Feindre être d'accord avec ma destitution ? Rester digne et montrer à tous que je garde la face ?
Quelle hypocrisie.
— Victoire !
Je pivote sur mes vertigineux escarpins et m'exclame :
— Monsieur Gautier ! Quelle surprise de vous voir ici.
— Et moi donc, réplique mon client en s'approchant pour me faire la bise. Antoine me disait que vous aviez quitté vos fonctions.
Je retiens une grimace.
Sombre rapace.
— Pas exactement, ne peux-je m'empêcher de lâcher.
— En tout cas, sa proposition plus classique d'anneau de fiançailles me convient amplement.
Je fronce les sourcils mais le quarantenaire m'amène, par la suite de sa phrase, les réponses à mes questions :
— Ne vous en faites pas, je comprends parfaitement qu'avec les projets humanitaires et les travaux que vous assumez à la boutique principale, vous n'ayez plus le temps d'avancer sur la bague initialement proposée.
Ma tête se met à bourdonner, la répartie me manque.
— Ah, la voilà, ma Estelle chérie ! Veuillez m'excuser, Victoire, ma compagne m'attend pour monter.
Il m'adresse un clin d'œil et part presque en sautillant pour rejoindre sa future femme. Impossible de le suivre, de rectifier le tir : mes pieds sont comme scellés au bitume.
Et qu'est-ce que je me sens seule, tout d'un coup...
Stéphanie m'a bien proposé de m'accompagner, mais après le coup d'hier, je préfère rester un peu à distance. Le temps de digérer. Et ce vide dans mon ventre, il est temps de le combler. Je combats mon intention naturelle, qui me hurle de faire demi-tour, pour affronter mes démons. Et l'affluence.
Bon sang, Antoine a fait venir tout Paris...
Mon sang se glace une fois dans le hall. Ces lieux si familiers me paraissent désormais si froids et hostiles... Je m'y sens étrangère, indésirée. Alors que c'est moi, petite, qui ai aidé à tenir les gigantesques ciseaux pour la découpe du ruban, à l'inauguration.
Je frotte mes bras nus, accélère le pas en direction de l'ascenseur et attends mon tour pour m'y glisser sans me serrer au milieu d'un groupe inconnu. Me revoilà seule, mais la cage d'acier n'oublie pas de venir me chercher.
Angoissée, je fixe le bouton que je presse, entends à peine courir l'individu dont le bras s'intercale avant la fermeture. Les portes s'ouvrent à nouveau et mes yeux remontent de cette élégante manche bleu nuit à son propriétaire. Un homme que je ne suis pas sans connaître, car il s'invite en ce moment dans tous mes horizons. Son nom ripe sur ma langue et y reste enroulé. J'étudie son visage tiré, vois le tourment qui pèse sur ses larges épaules. Ses cheveux blonds sont plaqués dans une queue de cheval basse et sa barbe taillée à la perfection en un dégradé que jalouseraient tous les joueurs du PSG. Gabin de Montarby est indéniablement un bel homme. En revanche, son attitude toujours froide est loin d'être charmante, elle.
— Qu'est-ce que vous faites-là ? lâché-je à demi-mot.
Il s'arrange pour qu'on se retrouve enfermés à deux, malgré les signes d'autres convives. On s'élève vers le dernier étage avant que je n'aie eu le temps de protester. Je passe outre son manque cruel de savoir-vivre, devinant que ma remarque le laissera indifférent, et insiste :
— Mais répondez !
Même avec mes talons, je ne parviens pas à son niveau et il m'avale sous sa carrure en se penchant vers moi. Je peine à maintenir une respiration constante sous l'ardeur que je lis dans ses iris mordorées.
J'ignore à quoi il joue, ce qui le torture et, surtout, j'ignore pourquoi je trouve cela si hypnotisant. Je m'engage dans la joute visuelle et croise les bras, patiente. Le cadet de Montarby semble confus, un brin absent, et captivé, aussi. J'aimerais pénétrer son mental, y découvrir ce qu'il s'évertue tant à cacher, à me cacher. Mon épiderme se tend lorsque son index redessine la ligne de mon cou jusqu'à repousser une de mes courtes mèches derrière mon oreille, où il chuchote :
— À partir de maintenant, dis-moi « tu ».
Je bégaie, perdue, quand les portes de l'ascenseur s'ouvrent et nous dévoilent une ambiance festive, dans les bureaux qui auraient pu être miens.
Gabin enlace ma taille sans plus de cérémonie et lorsque je tente de m'y soustraire, il resserre son emprise sur ma hanche.
— On va le faire, me souffle-t-il.
— Pardon ?!
— Où est ton grand-père ? Présente-lui son futur petit-gendre.
— Gabin, vous avez bu !?
— Tu, me reprend-il sévèrement.
Il me lâche lentement, pour me pousser par la fesse droite.
— Eh ! m'offusqué-je.
Il lève les yeux au ciel, la bouche crispée, et m'attrape le bras pour m'attirer dans un renfoncement. Coincée entre le mur et lui, je sens la chaleur monter. Je la dois à la colère grandissante, en partie du moins. Ses pupilles plantées dans les miennes, le paria de la presse me confronte :
— Écoute Victoire, va falloir que tu y mettes du tien.
— Du mien pour quoi, au juste ? À quoi jouez-vous ?
— À votre petit-ami et, plus tard, votre mari. J'ai réfléchi, Aymeric et votre cousine délurée ont raison, c'est le mieux pour nous deux.
Mes joues s'empourprent pour de bon.
— Et mon avis, vous vous en contre-fichez ?!
— Moins fort ! me sermonne-t-il, une œillade en arrière.
Mes cils papillonnent à mesure que je réalise deux choses : il est sobre... et sérieux.
— Gabin..., murmuré-je, secouant négativement la tête. Vous avez perdu l'esprit.
Son visage se rapproche encore du mien.
Je vais finir par loucher, bon sang !
— Si je n'ai pas été assez clair dans l'ascenseur, nous pouvons y retourner.
— Donc vos règles, vos envies, et je dois m'y plier ? Mais bien sûr !
Je décolle mon dos de la paroi, avance dangereusement ma bouche de la sienne pour asséner :
— Je vaux mieux que d'être l'épouse de complaisance d'un millionnaire sur le déclin, pendant qu'il se cache et voit ailleurs. Ma vision du mariage n'a jamais été la tromperie, ou la polygamie. Pas le sauvetage financier, non plus. J'aime à penser qu'une union maritale est l'un des derniers vestiges des belles valeurs humaines. Maintenant, excusez-moi, j'ai à faire acte de présence.
Je m'extirpe comme je peux de l'étau qu'il a créé, tire sur le tissu de ma robe et me recoiffe.
Sa voix s'infiltre jusque dans ma chair :
— C'est soit vous pliez avec moi, soit vous plierez le reste de votre vie avec votre grand-père.
Je lève un doigt menaçant dans le but de le faire taire quand un autre timbre connu me fait frissonner :
— Cousine ! Tu as pu te libérer.
Je pivote, fais face à mon abruti de successeur.
— Surprise ! fais-je.
— Tu m'en vois ravi. Et... accompagnée, qui plus est ?
Il plisse ses yeux de rapace en découvrant Gabin, qui sort de l'ombre.
Plus poli que jamais, mon improbable allié tend sa main et serre celle de mon ennemi, qui apparaît si ridiculement fragile. J'admets prendre un sournois plaisir à ce constat. Je rêverais que Gabin l'écrase de ses doigts, ceux-là même qu'il agrippait à mes hanches il y a encore cinq minutes.
— Victoire s'est dit que ce serait l'occasion pour moi de vous rencontrer et me présenter, disons, plus officiellement, amorce le fils Montarby.
Je me mets à tousser, sous la surprise.
Il n'a pas fait ça...
— Vous... vous fréquentez ? comprend Antoine.
Je contiens le sursaut instinctif qui me prend quand Gabin, en guise de réponse, m'enlace et appose un baiser sur mon front.
C'est trop, arrêtons-là !
Je repense soudain à M. Gautier et la fourberie d'Antoine.
S'il n'a pas fait preuve de fair-play dans cette compétition qui nous oppose, pourquoi le devrais-je ?
Je déglutis deux fois avant d'arriver à prononcer :
— Mon chou, tu vas nous chercher deux coupes de champagne ?
— Bien sûr, mon amour..., répond mon faux compagnon en s'exécutant, non sans me scruter au passage.
Est-ce que je viens de sceller notre accord ?
Je l'observe s'en aller vers le buffet et je vois l'effet qu'il produit : les gens se retournent, jasent, admirent, désapprouvent. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne laisse personne indifférent.
Et si je m'étais lancée dans le coup le moins malin du siècle ? La vierge colombe et le loup noir...
— Plutôt stratégique, je dois l'admettre ! siffle Antoine, qui ne loupe pas non plus une miette du spectacle.
— De quoi parles-tu ?
— Cette mascarade, tu crois vraiment que ça te fera reprendre ton poste ? Regarde autour de toi, ces gens sont là pour moi, la suite est actée.
Il n'a fallu à cet enfoiré qu'un vil opportunisme, un retour en ville et deux maigres semaines pour me voler tout ce que j'ai construit. Si je n'agis pas, ce sera l'échec de ma vie. Je ne me le pardonnerai pas.
— Gabin et moi, ça n'a rien à voir avec l'entreprise, mens-je.
— Tant mieux, car personne ne sera dupe. Toi, la sainte nitouche, avec le frivole Gabin de Montarby ? Une douce farce, cela dit je ne m'attendais guère à mieux de ta part.
Je frémis. Il touche le point qui m'effraie, et qui pourrait faire basculer le plan, entraînant de pires conséquences : notre crédibilité.
— Gabin n'est pas l'homme décrit dans ces articles immoraux. Quant à moi, je ne suis pas celle que tu crois connaître.
— Alors vous vous aimez...
J'acquiesce d'un mouvement sec du menton.
— Ma pauvre Victoire, j'espère que tu es prête.
— À quoi donc, cher cousin ? piqué-je.
— À ce que Gabin aussi me choisisse moi, à l'instar de Grand-père. Je suis assurément plus son style.
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