Gabin - Faux semblants
Le nez dans mon téléphone, avachi contre le torse de Léon, je fais défiler les pages People. Chaque article me met plus en colère et les vas-et-viens doucereux des doigts de Léon sur mes bras ne suffiront pas à m'apaiser.
Mon amant dépose un baiser dans mon cou et m'enlace, me forçant ainsi à lâcher mon appareil. Je pousse un grognement râleur, mais trouve vite du réconfort dans son étreinte enamourée. Je lui rends son affection en caresse sur ses mains anguleuses de pianiste.
Après un silence comme il y en a trop en ce moment, Léon me souffle à l'oreille :
— Tu ne crois pas qu'il serait temps qu'on parle de nous à ta famille ?
Je me redresse et son soupir agacé me pousse davantage à me décaler sur le lit. Je le toise à la dérobée. L'éternel patient, l'immuable compréhensif...
Comment peut-il me demander ça ?
De ses phalanges tatouées, il chasse les mèches blondes qui lui tombent sur le front. Il est aussi beau qu'exaspéré... Son regard gris est teinté de pitié et de regrets. Tout ce que je m'étais juré de ne plus provoquer chez qui que ce soit...
Bon sang que ça fait mal.
Je me lève, lui tourne le dos. Mes ongles viennent griffer les rides qui se forment entre mes deux sourcils.
Pourquoi faut-il que tout soit si compliqué ?
Que je hais ce journaliste ! Ce Victor Emmanuel. Qu'il prie pour que je ne l'aie jamais en face de moi, ce pourri !
Je m'appuie sur le rebord de fenêtre, inspire. Je déteste cette situation. Et je trouve déplacé de la part de Léon qu'il choisisse ce moment précis pour remettre sur le tapis la non-officialisation de notre relation.
Les ressorts du lit grincent et m'avertissent qu'il se rapproche de moi. Mais pas de câlin qui met un terme à la discussion inconfortable, cette fois... Non... Ce soir, il ira au bout de sa pensée...
— Sérieux, Gab... Tu te vois continuer comme ça longtemps ?
Il désigne la chambre d'hôtel bas de gamme où nous nous trouvons et poursuit :
— Les gîtes miteux, les cages d'escaliers, les toilettes des boîtes... T'en as pas marre de te comporter comme si t'étais un rat, de te cacher en permanence ? Ça dure depuis un an... Je sature, là.
Et je comprends. Pourtant, je lui en veux. Ce n'est pas le moment.
— Pas ce soir, Léon..., le supplié-je.
— Alors quand ? Quand, hein ? T'évites le sujet depuis que c'est devenu régulier entre nous.
— On était des plans cul, Léon.
Je fixe désespérément le dehors, pluvieux et terne, dans l'espoir d'une échappatoire.
— Était, répète-t-il. Ça a évolué, non ? À moins que tu m'aies menti, sur nos projets de voyage, d'aménager ensemble...
— Je ne t'ai pas menti...
Même si je nous savais voués à l'échec, j'y ai cru, au moins un temps.
— À quoi tu joues bordel ?
À rien, si c'est que je ne joue ma vie, ma réputation et mon avenir...
— Quand on a commencé à se fréquenter, je n'imaginais pas la tournure que ça prendrait...
— Et quoi ? Tu regrettes ?
— Non ! m'exclamé-je.
Je lui fais face. Il a les poings serrés, sa veine bat sur sa tempe droite. Sa mâchoire pointue est si crispée qu'elle en paraît carrée et ses yeux lancent des éclairs. Frustration, indignation... Ce n'est pas la première fois que je le vois dans cet état. En fait, il l'est à chaque fois qu'on évoque notre pseudo couple, ou ma famille. C'est compliqué et il refuse de le comprendre.
— Pourquoi ? demandé-je. Tu connais la situation, tu sais dans quelle posture délicate je suis. Tu ne peux pas exiger de moi que je me positionne pour nous... maintenant !
— Tu ne l'as jamais fait, Gabin. Et je doute que tu le fasses un jour.
Comme porté par mon haut-le-cœur, je me rapproche de lui.
— Dis pas ça, Léon. Je...
Je t'aime ?
Ces petits mots n'y changeront rien, je le sais déjà... Il le confirme dans la foulée :
— Même si tu arrivais enfin à me le dire, Gabin, j'ai été clair. Je m'assume et je n'ai pas de temps à perdre avec un gars qui ne sait pas ce qu'il veut. Je vaux mieux qu'une relation secrète, mieux qu'une liaison tabou.
— Oui. Tu vaux plus que ça. Mais essaie de me comprendre...
— Je ne fais que ça. Depuis un an. Un an, Gabin, tu te rends compte ?
C'est vrai que le temps est passé vite... Mais un an, est-ce une échéance pour prétendre à un engagement plus conséquent dans la relation ?
— Et rien n'a évolué, poursuit Léon. Sans cet article, la plupart de tes proches ne saurait pas à l'heure actuelle que tu aimes aussi les hommes.
Je grommelle à ce raccourci inexact.
Les bisexuels et ceux qui, comme moi, aiment sans question de genre, ont encore moins de crédit que des homos qui s'assument. Mais même les gays n'ont pas la cote partout, et ça y est, j'ai cette étiquette. Pour les médias, je suis un jeune homme dévergondé qui incarne tous les travers de mon siècle... Soit je suis un indécis, soit un Don Juan détraqué, soit un pédé qui couche avec des filles pour ne pas perdre sa place de « mec » aux yeux de la société. Et pour le cercle professionnel... Je suis possédé par le diable pour ainsi pécher. Je suis le démon à éviter à tout prix, le poison qui les condamnerait à l'enfer s'ils restaient trop près.
Je réplique avec amertume :
— Ils me voient comme une pédale, maintenant. Même pas comme un homme qui voit large, juste comme un sodomite.
— Tu parles comme eux..., déplore-t-il.
Je déglutis péniblement.
Léon et moi, on ne fait pas partie du même monde, je ne m'attendais pas à ce qu'il l'accepte un jour... Mais où est passée sa compréhension, sa tolérance ? Il y a deux minutes à peine, il m'enveloppait d'amour et là, il me crache sa rancœur. Moi qui ai voulu le rejoindre pour décompresser, c'est raté. Le sexe passé, retour à la dure réalité...
— Léon, ça ne concerne pas juste nous. Tu n'as pas idée de ce qui me tombe sur la tête, de tous les enjeux derrière cette foutue photo.
Il tique :
— Cette foutue photo, hein. Que tu n'aimes pas t'afficher, c'est une chose que je respecte. Mais là, tu es juste dans le déni de qui tu es, et ça me bouffe. J'ai pas à porter ton coming-out, le mien était bien assez traumatisant.
— Je sais. Léon, on peut arrêter de se prendre la tête ? Laisse-moi juste régler les répercussions que ça a eu sur l'entreprise... D'ailleurs, je dois filer... J'ai un discours à donner.
Je tente de l'embrasser pour lui dire au revoir, mais il détourne la tête. Un pincement au cœur, je n'insiste pas, renfile mes habits, récupère ma mallette et quitte la chambre.
Léon dit vrai, c'est miteux ici... Je laisse néanmoins un billet de cent sur le comptoir de l'accueil. Non pas que le service fût de qualité, mais avec une notoriété comme la mienne, on paie le silence.
Le vent estival me happe lorsque je passe la porte grinçante. Alors que le carillon tinte encore, je fais signe à mon chauffeur. Azzedine est loyal, en plus de rouler vite et de connaître tous les raccourcis. Je me faufile dans la Alpha Roméo. Azzedine se retourne et doit remarquer ma crispation, car il demande :
— Tout va bien, Monsieur ?
— Oui. Amène-moi chez les Gesnay. Boulogne, rue Victor Hugo.
Docile, il met le contact, enclenche la première et se déporte sur la route.
Aller à un gala ne m'enchante absolument pas. Je vois déjà la scène : les sourires forcés de mes parents, affichés au grand public pour masquer leur peur grandissante. Ils m'accueilleront en une supplication, celle de ne pas commettre d'impair, cette fois...
Mais quelle faute ai-je faite, si ce n'est... être moi ?
Je n'ai toujours pas de réponse à cette question quand le manoir doré, qui porte ce nom en raison des nombreuses statues en or qui ornent la façade, se dresse devant mes yeux.
Ayant crucialement besoin d'air, j'entrouvre ma fenêtre. Aux sonorités plus agréables que leurs ragots, je peux d'ores et déjà ouïr la musique qui s'échappe de l'intérieur de la bâtisse. Du violon, du piano, des trombones. Du grand classique, pour une grande famille de l'aristocratie française. Le drapeau national qui flotte sur son étendard au-dessus du porche ne fait que renforcer ces tenaces clichés...
— Allez-y, m'intime Azzedine, qui met les warnings pour justifier son arrêt. Yarhamuka Allah.
Je devine un encouragement dans son dernier marmonnement et le remercie du bout des lèvres.
Lorsque je repousse la portière, ce qui n'était jusqu'alors qu'un brouhaha diffus se transforme en vacarme assourdissant. Ils sont tous là, ces mouches du coche, à quémander des interviews, à demander ce que j'ai à dire de l'effondrement de l'économie familiale... Loin sont les accords de Vivaldi...
Je gravis les marches quatre à quatre, ignorant les propos homophobes que certains profèrent sans honte ni retenue.
Dieu merci, ils sont interdits à l'intérieur.
Mais, à peine ai-je le temps de m'engager dans l'immense hall —le hall aux lucioles comme on l'appelait enfants- que mon père, posté dans l'entrée, m'accueille d'un grand geste, qui se reforme en étau pour me guider au cœur de la réception. Il se garde de tout commentaire, mais sa crispation se voit, autant que mon épaule, comprimée sous sa poigne, le sent.
Je balaie des yeux l'immense salle, qui grouille de monde. Dans mon pantalon, mon téléphone reste silencieux... L'angoisse me prend à la gorge, comme à chaque fois que Léon décide de ne plus répondre à mes textos. Je tâche de reléguer ma peine de cœur au second plan, observe les musiciens qui trônent sur l'estrade de la salle d'honneur. Poet and Peasant... C'est mon titre classique préféré, profond, aux notes de cuivre gaies, et il ne suffit pas même à me détendre...
Des rires survolent les groupes, formés par affinités... ou capitaux. Ces réceptions sont le théâtre des plus scandaleux drames, mais également des plus fourbes accords. Les rencontres y sont privilégiées ; piston, chantage, signatures de contrat sont les maîtres mots. En une œillade, je distingue trois magouilles : deux hommes en costume qui s'échangent leurs mallettes, un fils qui présente sa fille à un directeur d'université réputé et... un homme qui examine un écrin soutenu par les bras malingres d'une grande mince à la chevelure tendance blond polaire...
Les Gesnay devraient prendre un pourcentage sur tous les deals conclus ici...
Rapidement, en avançant à travers les invités, nous nous faisons intercepter par des têtes connues. Grands réalisateurs, acteurs, prometteurs, PDGs, géants du luxe, de cosmétiques ou de grande distribution, sénateurs... Ces soirées brassent les plus fortunés. Je salue nos hôtes, dont le sourire forcé m'avertit que comme reste des convives, ils ne me portent pas dans leur cœur.
Parfois, j'ai l'impression d'avoir commis un meurtre. Sérieusement, je suis réellement devenu persona non grata juste parce que ma relation avec Léon a fuité dans la presse. Deux hommes qui se tiennent la main en public, bon, certes, éméchés devant un bar, et voilà qu'on me condamnerait à l'exil... Moi qui jouais avec leurs enfants quand j'en étais moi-même un...
Ah, est-ce cela ? Ont-ils peur que je fréquente leurs fils, maintenant ? Plus encore qu'avant ?
Cette pensée me fait lever les yeux au ciel. Je ne suis pas un pervers, à sauter sur tout ce qui bouge... J'ai toujours été poli, propre sur moi. Mais le moindre mot maladroit, ma moindre fréquentation ou décision —ne serait-ce que l'embauche d'un chauffeur algérien-, et les médias m'ont affublé de tout : consommation voire vente de stupéfiants, proxénétisme, détournement d'argent... Petit à petit, après chaque rumeur, mon entourage m'a tourné le dos. Hautains, frileux de sortir des sentiers battus, les parents puis leur progéniture chuchotaient sur mon passage. Connu comme le loup blanc, évité comme la peste. Mais jamais à ce point-là. À croire que j'aurais mieux fait d'être dealer ou maquereau qu'amoureux...
Amoureux...
Peut-être qu'avec du temps, cela aurait été vrai. Parce que je tiens à Léon. Et je vais devoir renoncer à lui. Pour l'« empire », comme je l'appelle, celui des illustres Montarby dont je suis le dernier descendant : pour MGA, Montarby, Gestion d'Actifs. C'est mon héritage qui part en fumée et ça tuerait mes parents de voir tous leurs efforts s'effondrer. Pour ma sécurité et leur santé mentale, je n'ai pas le choix : je dois sauver l'entreprise familiale.
Un masque d'indifférence se colle alors sur mon visage. Je fais mine de ne pas remarquer les allusions offensantes et les regards en coin, campe fièrement aux côtés de mon père. Je tends une main, en serre plusieurs. Je suscite l'étonnement et leur hypocrisie fond face à l'assurance que je feins. Tout s'enchaîne, avec l'orchestre philharmonique en toile de fond. Mon corps est là, mon esprit absent. Je dis oui, je souris, je montre patte blanche.
En vérité, je hais tout ce beau monde. Apprêtés comme pour un réveillon, j'aimerais qu'ils s'étouffent avec l'or autour de leurs cous. J'aimerais que leur intolérance et leur mépris les noient dans les larmes que je refuse de verser.
— Gabin, mon fils !
Je me retourne vers ma mère, qui vient de se greffer au bras de mon père.
Incroyable qu'ils aient réussi à être décollés aussi longtemps.
... et que par chance, je n'ai pas hérité !
Même s'ils disent l'inverse, et que ce sera pire avec l'âge.
J'embrasse l'une de ses joues colorées. Elle recule d'un pas, un sourire espiègle collé aux lèvres.
— Gabin, nous devons ab-so-lu-ment te présenter...
— Maman..., râlé-je, me permettant cette familiarité en conversation privée. Crois-tu que je ne vois pas ce que tu mijotes ?
Depuis cette photo à la une, elle n'a qu'une idée en tête : me remettre sur le « droit chemin »...
Mon père fait mine de regarder ailleurs et c'est tout juste s'il siffloterait pour se faire oublier !
— Quoi donc, mon fils ? minaude ma mère, l'air de rien.
— Toutes ces femmes de bonnes familles que tu me fais voir, à croire que tu as convoqué la France entière.
— Je me disais qu'avec un grand nombre, l'une ou l'autre te plairait forcément..., avoue-t-elle avec une pointe de malice.
— Eh bien non. Elles sont ennuyeuses.
— Oh ! s'indigne-t-elle.
Elle regarde immédiatement autour d'elle pour voir si des oreilles sont assez proches pour avoir capté ce qu'elle qualifierait d'outrage. Elle ne rougit pas, j'en conclus que non.
— Je me sens comme dans cette émission stupide, que tu visionnes en cachette quand papa dort, où la mère organise un casting pour trouver l'épouse parfaite.
— Stupide..., répète-t-elle en dodelinant la tête avec une expression penaude. Tu es dur, Gabin...
— Tu ne caches même plus tes intentions ! m'exclamé-je.
— Fils, nous te demandons tout bonnement de ne pas jouer les rustres ou les... enfin, tu vois ce que je veux dire.
Parfaitement. C'est très clair... Je dois m'extasier devant les femmes de l'assemblée pour faire oublier ce qu'ils essaient désespérément de faire passer pour un accident. Rien de grave si ce n'est qu'une méprise d'homme ivre, pas vrai ? Il n'y a rien de plus faux, mais je capitule. Je suis en terrain conquis et aucunement en position de force...
— Je vous le promets..., grogné-je.
En arabe : « Qu'Allah t'accorde sa miséricorde. »
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