L'homme mystère


Mahira, Paris, quatre mois plus tard

Comme tous les vendredis à 16 heures, nous sommes attablées au Café rose. Le salon de thé donne sur le boulevard et nous partageons avec mes copines nos anecdotes amoureuses de la semaine. Marie est commerciale dans une agence de voyages, Elsa est conseillère financière dans une banque et Laura travaille comme costumière à La Mouche avec moi. Plus jeunes, nous avions partagé les mêmes études de stylisme et la même passion pour l'univers des grands cabarets. Comme je faisais de la danse au conservatoire depuis pas mal de temps, j'ai adopté la « discipline » et tenté les auditions du Crazy Horse. Je possédais la technique et les mensurations idéales, ce qui n'était pas rien, les conditions étant d'une précision absolue. J'avais quitté l'équipe du Crazy par choix personnel et par désir d'indépendance. Devant les standards et les obligations, mon corps était devenu peu à peu une prison. Après deux suspensions pour avoir pris plus de deux kilos sur deux semaines, j'ai décidé qu'il était temps de donner un peu de mou à la pratique de mon art et de me livrer à un autre de mes plaisirs, le tatouage. En deux ans, mes bras sont devenus un théâtre d'expression, reflétant mes pensées et mon humeur.

C'est Laura qui m'a mise au parfum pour la place de meneuse de revue au cabaret de La Mouche. N'étant pas danseuse, mais excellente couturière et styliste, elle en avait intégré l'équipe un an auparavant. Mon CV avait fait forte impression et j'avais été embauchée en toute confiance. Aujourd'hui encore, le patron me fait confiance, même si ma personnalité ainsi que mes tatouages font régulièrement débat entre nous.

Dehors, une averse s'est déclenchée et les gouttes s'écrasent contre la vitrine. Le mois de mai sera pluvieux ou ne sera pas : tant mieux ! Je hais la chaleur et le soleil qui nuit à la carnation laiteuse de ma peau.

Elsa est en train de raconter un savoureux rendez-vous avec un charmant jeune chef d'entreprise et ma copine Marie est captivée par son récit. Qui aurait cru qu'être conseillère financière dans une banque puisse avoir autant d'avantages ! Elle compte sur ses doigts en regardant vers le plafond :

— J'ai reçu quatre mails : les deux premiers plus ou moins professionnels. Le troisième plus informel et le quatrième carrément... joueur !

La fin de sa phrase se termine sur un ton aigu enthousiaste. Marie ouvre de grands yeux et finit son verre avant d'en demander davantage :

— Alors, tu es d'accord pour le revoir ?

— Je ne sais pas, il est charmant, mais j'ai un drôle de pressentiment...

Marie exulte :

— Tu plaisantes, j'espère ? C'est follement romantique !

Je maugrée en boudant, appuyée sur ma main :

— Youhou.

Les deux jeunes femmes se retournent vers moi, un peu refroidies, et Elsa prend un ton réprobateur :

— Waouh ! Cache ta joie, ça fait chaud au cœur !

— Désolée, soufflé-je. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis juste un peu fatiguée ces derniers temps.

Habituellement, je veux bien croire à toutes ces conneries de romance et apporter de l'eau au moulin, même si quatre-vingts pour cent de mes petites expériences ne dépassent pas la semaine. Mais là, rien ne vient depuis quatre mois.

C'est fou comme certaines rencontres vous bouleversent : il y a quelque temps, ce gars étrange est venu au boulot demander un spectacle privé. Un type avec ce genre de physique atypique et sexy qu'on oublie difficilement : grand, châtain avec un visage aux traits délicats, des lèvres minces bien dessinées et des yeux envoûtants, le mot est faible. Vert absinthe, presque jaune, un regard perçant et déstabilisant. Quelque chose m'a intriguée dans son comportement et sa façon de s'adresser à moi, quelque chose de... différent. Alors j'ai poussé l'audace jusqu'à lui laisser mon numéro et depuis, plus rien. Jusqu'à il y a un mois environ. Les premiers textos sont arrivés, flatteurs, tendres et drôles. Je pensais que c'était lui, mais l'auteur présumé a démenti. Il n'a pas voulu me rencontrer ni me donner son identité.

— Tu es frustrée, tu devrais lui poser un ultimatum à ton admirateur secret. Sérieux, ça fait combien de temps, maintenant ? T'as pas envie d'en savoir plus ? me taquine Elsa, feignant l'impatience.

Je me défends mollement :

— Si, mais ce sont les règles du jeu. Il ne veut pas, c'est comme ça. Il m'a juré que son physique était tout à fait agréable, mais que se dévoiler pour l'instant était hors de propos.

Les filles s'esclaffent et mon amie revient à l'attaque, sans perdre de vue son objectif :

— Moi, je suis sûre que c'est le beau gosse à qui tu as laissé ta carte !

Je dois bien avouer que ce bel inconnu aux yeux vert absinthe retient toujours mon attention et que, malgré tout, je continue d'y croire. Impossible de me le sortir de la tête. Je laisse ma réflexion m'échapper à voix haute :

— C'est addictif, l'absinthe ?

Laura hoquette avec étonnement :

— Tu veux boire de l'absinthe ? Ça peut pas le faire, la tequila ?

Marie objecte :

— C'était un truc super dangereux à l'époque, t'as qu'à lire Zola, ça a tué des générations entières !

Je soupire, le menton appuyé dans le creux de mes mains :

— T'exagères, Marie. De toute façon, ça ne sert à rien de parler du beau gosse du cabaret, c'était juste un patron potentiellement intéressé. Il ne m'a jamais rappelée. Maintenant que le chapitre est clos, on peut passer à autre chose ?

Marie reprend son récit. Son client travaille comme ingénieur du son, il a monté sa boîte et en a racheté une autre récemment. Il l'a rencontrée par hasard dans un lounge à cocktails. Depuis, il n'est plus question de défiscalisation, mais de restauration. Mon téléphone vibre, annonçant un SMS :

[Beau temps ?]

Je souris. J'ai enregistré le numéro sous inconnu. Le type qui écrit ne m'a pas révélé son identité et, curieusement, ça ne me dérange pas. Il n'est pas d'ici et je ne sais pas comment il a eu mon numéro. Je lui ai demandé s'il était de Toulon – on ne sait jamais –, mais il m'a dit non. Je lui ai demandé son nom et il a répondu « Baron ». Je ne vais quand même pas le surnommer « Babar », ça craint. Je souris toute seule en imaginant la scène ridicule du récit d'une nuit torride avec un petit nom pareil : « Alors Babar m'a prise par-derrière... »

Je ne sais même pas à quoi il ressemble : il écrit, c'est tout, pas de photo et pas de description non plus. Je suis inconsciente, il pourrait s'agir d'un vieux pervers qui reluque les petites filles devant les écoles en grattant un T-shirt huileux sur un ventre bedonnant. Ce ne serait pas délirant, il existe même un endroit louche dans un quartier de Paris où des hommes donnent en spectacle leur plaisir solitaire, en pleine rue(1) . Le mélange « grande capitale et milieu nocturne » m'a fait perdre toute candeur et toute innocence. Tout est possible dans la capitale et ses faubourgs. Je grimace et frissonne, attirant l'attention de Marie sur l'objet de mes réflexions : mon téléphone à présent en veille et mon texto toujours en attente.

— C'est quoi ? C'est qui ?

J'évacue ses questions :

— Rien, une erreur d'un mec qui me demande s'il fait beau.

Pourquoi est-ce que je cache cette correspondance ? Parce que c'est louche et risqué, Mahira. Ignorant mon bon sens, je lui réponds :

[Pluie battante.]

Mon cœur aussi, impatient qu'il est de recevoir le prochain message. Je n'attends pas vraiment et finis mon cheese-cake. Je lève la fourchette pour une dernière bouchée quand la réponse arrive :

[Là où je suis, le soleil brille. Il ferait s'ouvrir tant de fleurs sur tes bras.]

Oh... Qu'est-ce que je suis censée répondre à ça ? Ah ! Si !

[Je voudrais bien savoir où tu te trouves !]

Putain, ce qu'il m'agace, mais il est comment à la fin ? C'est à la fois troublant et déstabilisant. Il répond sobrement :

[Là où tu es m'intéresse plus que là où je me trouve.]

Et si je consultais la météo pour savoir où il fait beau en ce moment ? Nouveau message :

[Il existe des sites qui te donnent la météo, tu sais ?]

[« Beau temps sur tout le sud de la France »,
ça en fait des territoires à explorer.]

Je ne me dégonflerai pas, non, non, non !

[Parfait, j'aime les voyages.]

Je sens mon cœur se mettre à battre. Et si je faisais des recherches et que je le rejoignais ? Non, trop risqué, je ferais quoi si je découvrais qu'il est marié, par exemple ? Et puis comment savoir si c'est lui puisque je n'ai pas de photo ? Mon portable vibre de nouveau :

[Je dois prendre la route. Bonne soirée, joli colibri.]

C'est un au revoir et je le sais, je commence à le connaître : j'aurai beau le harceler de questions, il ne répondra plus. Je range mon téléphone à regret et j'écoute pensivement les récits pimentés de Marie qui coache Elsa sur son bel entrepreneur. Mais l'attention n'y est plus, je décide d'abréger et de rentrer directement chez moi.

— Franchement, les filles, je suis vraiment naze. Je travaille cette nuit, je vais rentrer me reposer un peu.

— Tu plaisantes ? protestent-elles.

Elsa me regarde comme si une deuxième tête était en train de pousser sur moi et Marie fronce les sourcils.

— Sérieux, May, tu t'isoles vraiment, tu t'en rends pas compte !

Je souris avec bienveillance, parce que je comprends qu'elle se fasse du souci. Mais j'ai besoin de ça. Étrangement, cette approche séductrice pimente mon quotidien et, même si elle crée un manque, le désir grandit chaque jour un peu plus. J'ai bien essayé de l'appeler, il ne décroche pas et son répondeur ne laisse transparaître aucune information personnelle, juste le rappel de son numéro de téléphone. En ce qui le concerne, je ne tiens donc que trois révélations entre les doigts : grand, châtain, yeux verts. Et il se souvient de moi, il a toutes les cartes en main, c'est trop injuste. Je laisse la monnaie de mes consommations sur la table et j'embrasse mes copines l'une après l'autre :

— J'ai déjà des parents, les filles ! Je gère, allez, pas d'angoisse !

Elsa me retient par le poignet.

— Et si c'était un psychopathe ?

J'éclate de rire.

— Si vraiment c'était le cas, ma belle, je me taperais déjà des truites au fond de la Seine !

Je sors dans la rue en respirant l'odeur de la pluie sur le goudron chaud. L'air est lourd et je m'engouffre à regret dans la moiteur du métro. En arrivant chez moi, je m'assieds sur le bord de mon divan, le regard dans le vague. Mon dernier costume est sur son mannequin, devant la grande baie vitrée qui illumine la pièce principale et donne sur les toits de Paris. Passer costumière et ne faire que quelques représentations burlesques à la demande ne me déplairait pas. Ce n'est pas que ce que je fais ne me plaît pas, loin de là, mais la créativité du stylisme me manque. Je suis soudain submergée de nostalgie, un instant je pense même à prétexter que je suis malade pour esquiver le travail. Mais je ferais quoi, toute seule ici, à ruminer ?

C'est peut-être ma faute après tout, si rien ne change. C'est vrai, j'ai mis assez d'argent de côté pour la monter cette fameuse boutique de fringues. Et il en va de même avec mon « Baron ». Bien sûr que cette relation par textos présente un certain charme et même un soupçon de risque. Mais cette relation évoluera-t-elle un jour ? Ou s'arrêtera-t-elle spontanément ? Parce qu'honnêtement, les SMS c'est original, mais bon, comment dire... ça ne peut pas durer éternellement.

Les filles ont raison, il faut que j'aille de l'avant. Il est temps de percer le mystère. Je prends le téléphone et lui envoie un message.

[Il me faut plus.]

Bien sûr, je n'ai pas de vibrations en retour. Un peu de prose et deux ou trois révélations, démerde-toi avec ça, May. Il a juste envie de se marrer en faisant râler une nana par portables interposés. Finalement, Elsa a peut-être raison et il cache quelque chose.

Je suis furax contre moi, me voilà à regarder bêtement ce stupide appareil en espérant une réponse. C'est la raison pour laquelle je décide de ne pas rester impuissante à attendre qu'il m'écrive : je m'attelle à la confection d'une robe de soirée qui m'a été commandée par une cliente après un spectacle, elle était impressionnée que je dessine mes propres costumes. Heureusement que je n'en crée que quelques-uns et que la plumasserie(2)  n'est pas mon œuvre. Ou je ne m'en sortirais pas.

Quand je lève les yeux de mon travail, il est déjà 20 heures. Je vais être à la bourre et je n'ai rien mangé depuis le salon de thé. Je rassemble mes affaires et prends la décision de chiper des extras en cuisine. Quand je saisis mon téléphone pour le mettre dans mon sac avant de sortir, il n'y a toujours pas de réponse. Ça ne m'étonne pas, mais je ressens maintenant une sorte de colère et je crois que j'en suis malheureuse. Pour un type dont on ne sait rien, c'est vraiment pathétique. Je tape un dernier message qui fait suite au précédent :

[Ou nous devrons tout arrêter.]

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(2) La rue des branleurs, malgré son nom, ne se limite pas à une seule et unique rue, c'est un ensemble d'allées, d'avenues et de ruelles qui forme ce lieu de rendez-vous aux frontières aléatoires. Pour certains, le spot concerne tout le 16e arrondissement de Paris jusqu'aux abords de l'ambassade de Russie. Pour d'autres, c'est avant tout au niveau de l'avenue du Maréchal-Lyautey, de l'avenue du Maréchal-Franchet-d'Espèrey et du square Tolstoï que se trouve le cœur de la rue des branleurs. Toujours est-il que tous les soirs, de 23 heures à 4 heures du matin, le sud-ouest parisien devient l'un des lieux de pèlerinage exhibitionniste et voyeur les plus courus de France, au grand dam des habitants du quartier.

(2) La plumasserie est l'activité qui concerne la préparation de plumes d'oiseaux et leur utilisation dans la confection d'objets ou d'ornements souvent vestimentaires.


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