Chapitre 40 (corrigé)
Ce geste si intime me fige. Si ce n'est le lien du sang, nous sommes de parfaits inconnus, lui et moi. Comment peut-il éprouver une quelconque affection pour une personne dont il ne doit sûrement pas se souvenir ? Je finis quand même par poser les mains sur son dos, en y tapotant légèrement.
Samuel se redresse et me tient à bout de bras. Son regard me percute une nouvelle fois. C'est absolument déstabilisant. Comme si je regardais dans un miroir.
- Cela fait tellement longtemps que je te cherche, mais en vain. Et voilà que c'est toi qui me trouves. Notre père avait raison en disant que tu viendrais bientôt.
A l'évocation de cette ordure, mon corps se raidit.
- Comment ça ? Tu sais qui c'est ? tu l'as déjà rencontré ? Ne me dis pas qu'il est venu te voir en quittant New York comme un lâche.
- On se calme, dit-il en riant. Il est effectivement chez moi. Nous pouvons même aller le voir maintenant si tu le souhaites. Il y a tant de choses que je voudrais savoir à ton sujet.
Je hoche la tête en guise de réponse. Alors là, je n'y comprends rien. Comment peut-il accueillir à bras ouverts cet homme qui l'a donné sans l'ombre d'un regret à son frère, uniquement pour perpétrer la lignée ? Samuel se met à sourire. Même ça, ça me perturbe. Tendre, doux, tout l'opposé de la nature profonde d'un lycaon. Sa main caresse mon épaule, dans un geste aimant et fraternel. Je suis si peu habituée à ce genre de démonstrations affectives que je ne sais comment réagir. Je lui souris bêtement pour masquer mon embarras.
Alors que je détourne le regard pour me soustraire au sien, je me retrouve nez à nez avec Ach. J'en suis presque arrivée à oublier qu'il était là. Samuel, lui aussi, se rend enfin compte de sa présence.
Le vampire est raide comme un piquet. Son visage fermé ne me dit rien qui vaille. Soudain, il s'incline dans une révérence emplie de respect. Ach qui s'incline devant quelqu'un ? A part Hella, c'est bien la première fois que je le vois montrer de la déférence envers un autre que lui-même.
- C'est un honneur de vous rencontrer.
Je fais une grimace. Non mais quel lèche-botte ! Il ne relève pas et reste la tête baissée.
- C'est toi le vampire qui est resté aux côtés de ma sœur ces derniers temps ?
- Effectivement.
- Mon père m'a parlé de toi. Certes, vampires et lycaons ont plutôt tendance à ne pas s'apprécier, mais je ne partage pas son avis là-dessus. Tu as droit à toute ma gratitude pour l'avoir conduit jusqu'à moi, dit Samuel en posant une main sur son épaule. Redresse-toi. Je te considère comme notre égal.
Ach se relève et croise le regard de Samuel. Comme moi, je le vois vaciller face à lui. Décidément, il a le don d'ébranler tout le monde, même ceux dont c'est la spécialité. Il finit par baisser les yeux.
- Bien, il est temps de faire une réunion de famille, rétorque gaiement Samuel.
Je ne partage pas son enthousiasme, mais je ne vais pas commencer à le braquer. J'aviserai quand je serais face à cette face de rat. Mon frère sort de son bureau. Nous le suivons, quelques mètres plus loin. Tandis qu'il passe ses consignes à sa secrétaire, j'entame un dialogue muet avec Ach.
(- Depuis quand tu montres autant de respect pour quelqu'un ?)
Ach se contente de me jeter quelques regards. Evidemment, il ne peut pas me répondre sans que Samuel ne s'en aperçoive. Alors que je me traite d'idiote intérieurement, il se tourne vers nous, tout sourire.
- Nous pouvons y aller. Tout est arrangé.
Décidément, son attitude beaucoup trop enjouée me fait tiquer. Pour un démon, il est trop... humain. Ou peut-être est-ce moi qui suis tellement habituée à croiser des salopards de la pire espèce que, quand quelqu'un est gentil avec moi, je trouve ça louche. Mes yeux fixent sa nuque tandis que l'ascenseur descend. Mon esprit tourne et retourne la situation quand soudain je sens des doigts glacés serrer les miens quelques secondes. Je tourne les yeux vers Ach. Il ne me regarde pas, campé sur ses pieds, le visage de profil. Je sais que je n'ai pas rêvé cette étreinte furtive. Et je sais ce qu'elle signifie. Ses lèvres s'étirent légèrement, confirmant mon intuition. Il est là, pour moi. Ce constat m'apaise un peu. Il m'aidera à supporter cette confrontation.
Quelques minutes plus tard, Samuel se gare devant une autre tour de verre. Il a lourdement insisté pour nous emmener lui-même chez lui, nous obligeant à laisser la voiture du vampire aux mains d'un de ses employés. Tandis que l'ascenseur monte, je sens une certaine nervosité me gagner. La dernière fois que j'ai vu mon père, enfin notre père, j'étais à deux doigts de l'étriper. J'espère juste que mon démon saurait contenir ses envies de meurtre. Je ne voudrais pas mettre à mal mes relations naissantes avec Samuel. Je jette un regard furtif dans sa direction. Il a l'air si serein. A croire qu'il ne sait pas à quel point j'ai envie d'étrangler notre enfoiré de père.
La porte s'ouvre enfin sur un couloir luxueux, donnant sur un salon tout aussi somptueux. Tout est design et sûrement affreusement cher. Ach esquisse un sourire. Il doit être dans son élément. Soudain, une voix s'élève depuis l'un des canapés.
- Isadora ! Je suis si heureux de te voir ici. Maintenant, la famille est réunie. Il ne manque plus que ta mère. Paix à son âme.
J'encaisse le coup, tant bien que mal. Cet homme a le don de vous balancer les pires nouvelles, sans même sourciller. Ce n'est pas que je tenais à elle. Elle ne m'a jamais épaulée quand mon père me battait. Mais des deux, elle était la moins tordue. Et puis, c'était ma mère, putain ! Je déglutis avec peine, pour tenter de masquer mon trouble. Alors que mon père tente de me faire une accolade pseudo-affectueuse, je recule d'un pas.
- Ne me prends pas pour une demeurée. Le fait que je retrouve mon frère que je n'ai jamais connu par ta faute ne fait pas de nous une famille. Surtout pas avec toi.
Il stoppe net son geste et se met à rire nerveusement.
- Je comprends, Ivy. Mais un jour, tu comprendras pourquoi j'ai fait tout ça.
- Ça m'étonnerait, réponds-je d'une voix dénuée de toute émotivité.
Samuel se rapproche de notre père et pose une main sur sa nuque. Ce geste mettant en évidence une relation amicale Père-Fils me donne la nausée.
- Et si nous allions déjeuner. Rien de tel qu'un bon repas pour se rapprocher.
Déjeuner ? Non, mais se la jouer réunion de famille autour de la table, c'est trop pour moi. J'ouvre ma bouche, prête à insulter copieusement mon paternel, quand Ach prend la parole.
- Vous avez raison. La famille, c'est important. Surtout qu'Ivy et son frère ont beaucoup à rattraper.
Samuel acquiesce et moi je reste bouche bée. Même mon père semble apprécier son intervention. Le vampire tourne son regard vers moi et me lance un avertissement muet. D'accord, je vais me tenir tranquille. En tous cas, pour l'instant, mais il ne faut pas qu'il pousse trop loin le bouchon de la famille idéale.
Et nous voilà, tous les quatre, installés autour de cette fichue table. Ach et moi d'un côté, Samuel et mon père de l'autre. La main du vampire est posée sur ma cuisse. Elle tient fermement la mienne. Il veut me garder sous contrôle. Et il a raison. Le spectacle qui me fait face fait dresser mes cheveux sur la tête. Mon paternel et mon frère en pleine discussion, rigolant presque, comme si tout cela n'était pas une mascarade grotesque. Soit Samuel est naïf et pathétiquement en manque d'affection, soit il est aussi barge que notre géniteur.
- Nous avons gardé le contact durant tout ce temps, reprend l'autre enfoiré. Et je suis fier de son parcours. Je savais qu'il était fait pour accueillir un des lieutenants de notre maître.
Non mais je rêve ! Donnez-moi un truc pour que je vomisse dedans. Fier ? Mais c'est un putain de connard fini.
- Et tu n'as jamais jugé bon de me parler de lui ?
- A quoi bon ! Il était de l'autre côté de la planète et ton destin était de rester en Irlande pour perpétrer notre lignée. Et puis, ce n'est que récemment que j'ai appris que portait toi aussi un des leurs. Si j'avais su, je vous aurais tout de suite mis en contact.
Mes doigts se crispent sur ma jupe. Ceux de Ach se mettent à me caresser et étonnamment, ça fonctionne. Je n'explose pas.
- Et comment as-tu su pour les démons ? l'interroge Samuel, tout en se levant pour aller chercher du vin.
- J'ai des relations haut placés dans la hiérarchie démoniaque. Un alpha de mon envergure se doit de connaître du monde pour prospérer. Et puis, notre maître sait que j'étais prêt à tout pour lui offrir une descendance digne de lui et de ses lieutenants. J'ai d'ailleurs choisi votre mère car ses origines étaient pures. Nos enfants devaient être assez robustes pour accueillir des entités aussi puissantes et ça a été le cas.
Il avale le reste de son verre d'un air satisfait. Putain, j'ai envie de lui éclater la face dans son assiette. J'esquisse un mouvement pour me relever mais le vampire m'en empêche. Je lui lance un regard furibond. La farce a assez duré. Je vais lui faire bouffer son arrogance à ce connard de géniteur.
- Notre famille sera un exemple pour tous les autres lycaons. Et quand Lucifer foulera le sol de cette planète, il saura montrer sa reconnaissance. J'en suis certain, s'enorgueillit-il.
- Très cher père, lui répond Samuel, tout en le resservant du vin, il y a tant de choses qu'on aimerait te dire, mais le mot famille n'en fait sûrement pas partie.
Il dépose la bouteille sur la table et pose sa main sur la nuque de notre père. Ce dernier s'est tourné vers lui, surpris par son ton devenu soudainement glacial.
- A cause de toi, j'ai été séparée de ma sœur, de celle qui était mon repère. Et cela a été la pire de tes décisions.
Avant même qu'il n'est le temps de comprendre ce qu'il lui arrive, Samuel serre entre ses doigts son cou qui se brise dans un craquement sinistre. Je sursaute. Ses yeux s'écarquillent et sa tête roule dans ma direction. Il me fixe, épouvanté. Un dernier soubresaut et la vie le quitte. Un frisson incontrôlable me parcourt. Le silence s'installe autour de la table. J'ai du mal à réaliser ce qu'il vient de sa passer. Samuel laisse retomber le corps inerte de notre père dans son assiette et retourne s'asseoir, face à moi. Il lisse la serviette sur ses genoux avant de relever vers moi son regard bleu pénétrant.
- Je l'ai fait pour toi, ma sœur. Car je sais par quoi tu as dû passer par sa faute. Je l'ai fait pour nous aussi, car sans cette ordure, nous aurions pu grandir ensemble, avec ce lien merveilleux qui existait depuis notre naissance.
Ses mots entrent en moi avec une telle force qu'ils menacent de me faire tomber à la renverse. Je suis bouleversée par ce qu'il vient de dire mais surtout par le soulagement et le plaisir que j'éprouve en fixant le cadavre à quelques centimètres de moi. Je ne devrais pas, mais putain, ce que c'est bon de savoir qu'il a été raillé de la surface de la terre. Et surtout, je suis heureuse de voir que mon frère et moi étions sur la même longueur d'ondes. Il a fait ce que je rêvais de faire. Il serait déjà mort si Ach ne m'avait pas retenu. Je repousse la main de ce dernier et me précipite vers Samuel. Je l'entoure de mes bras. Les siens s'enroulent autour de ma taille.
Calée contre la tête de mon frère, je découvre un sentiment que je n'ai jamais connu. La complémentarité, l'affection inconditionnel. Maintenant, je me rappelle. Quand nous étions enfants, Samuel et moi étions inséparables, comme des jumeaux. Ensemble, nous étions forts, plus forts que tout. Personne ne nous résistait. Ce que Samuel n'obtenait pas par la douceur, je l'obtenais par la force et par la peur que je créais chez les autres enfants. Un duo infernal et soudé. A présent, serrée contre lui, avec à nos pieds le cadavre de ce pseudo père, je retrouve ce sentiment intense.
Jesuis si heureuse de te retrouver, mon frère.
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