Chapitre 24 (corrigé)
Nos affaires emballées et chargées dans la voiture, nous reprenons la route. Nous avons quitté les paysages vallonnés de Cherokee Forest pour prendre l'autoroute. Nous nous arrêtons seulement pour faire le plein ou quelques provisions. Je regarde les panneaux se succéder : Spartanburg, Columbia, Yemassee. Pour moi, ces villes se ressemblent toutes. Plus ou moins densément peuplées, plus ou moins défraîchies. Difficile d'apprécier les charmes de la Caroline du Sud quand on passe à fond la caisse, sans se poser vraiment.
La fin d'après-midi approche à grand pas quand nous finissons par franchir le fleuve Savannah, dernière barrière nous séparant de la ville typiquement sudiste du même nom. Et la nuit va suivre indubitablement. Il fait une chaleur étouffante. Cela me rappelle les durs mois de canicule dans le sud de l'Espagne, où j'avais été coursée par une meute, jusqu'à ce que je trouve un bateau en partance pour le Maroc. Cela ne m'avait pas réussi. La chaleur du désert m'avait tellement fatiguée que j'étais partie ensuite pour les pays scandinaves. Norvège, Finlande, Suède...
- On est presque arrivés, lâche Ach.
J'ai senti une pointe d'angoisse dans sa voix. Luc, assis à côté de lui, sur le siège passager, n'est pas mieux. Il est raide comme un piquet. Nous longeons un immense parc au centre duquel j'aperçois de loin une magnifique fontaine blanche. Toute cette eau qui jaillit me met l'eau à la bouche. Ce qu'il peut faire chaud ! Au détour d'une rue, notre voiture se gare devant une immense demeure victorienne d'un blanc immaculé. Les grands volets bleus et les colonnades encadrant l'entrée lui concèdent le charme suranné d'un monument historique. On pourrait presque croire que Scarlett O'hara va ouvrir la double porte en chêne d'une seconde à l'autre.
Nous descendons de voiture, aussi tendus les uns que les autres. Même Ach semble pris soudain d'une nervosité que je ne lui connaissais pas. Je prends une grande inspiration en traversant la route. Vu qu'on est arrivé là, autant aller jusqu'au bout. J'attrape la main de Luc, sans réfléchir. Il se retourne vers moi et me sourit timidement. Ce contact me donne un peu plus de courage. Ça a l'air de lui faire le même effet.
On monte les deux marches en marbre ensemble qui mènent au perron. Ach qui nous a précédé frappe à la porte. Quelques secondes plus tard, une jeune fille vient nous ouvrir. Le vampire nous annonce et bien vite, elle revient nous chercher. Je prends le temps de l'observer. Elle a le teint blafard et des cernes sous les yeux. Je comprends soudain pourquoi. Son col de chemise couvre à peine les morsures à la base de son cou. J'en ai un haut le cœur.
La servante nous conduit dans un grand salon de style victorien. De beaux fauteuils de velours rouge donnent à la pièce, décorée dans un style du début du 19e siècle, un air de maison hantée. Les armures anciennes et les bibliothèques aux murs n'arrangent rien à l'atmosphère pesante. Assise sur une méridienne, une jeune femme aux longs cheveux platines nous observent un sourire flottant sur ses lèvres. Je déglutis en regardant ses yeux bleus cristallins, presque transparents. Malgré son visage angélique, ils donnent l'impression d'être aussi durs qu'un morceau de glace.
- Voici mes deux petites curiosités, dit-elle d'une voix douce et enjouée.
De l'extérieur, elle semble être une gentille fille, douce et souriante, mais il faut se méfier de la beauté de l'innocence. Elle nous fait signe de nous approcher. Luc, qui ne m'a pas lâché depuis que nous sommes entrés, serre un peu plus fort ma main dans la sienne. Nous nous asseyons sur un canapé situé à une distance raisonnable du vampire. Ach s'installe face à nous. Son attitude est rigide, à mi-chemin entre l'agacement et la méfiance. Je pense que le comportement trop protecteur de Luc envers moi l'énerve un tantinet. Hella a l'air de trouver ça très amusant.
- Ainsi le petit-fils de David s'est acoquiné avec une lycaon. Il doit se retourner dans sa tombe ! glousse-t-elle.
Luc serre un peu plus les mâchoires mais ne réagit pas. La seconde d'après, la domestique réapparait avec un plateau chargé. Devant Luc et moi, deux verres de thé glacé apparaissent, tandis que Ach et Hella ont droit à une coupe de liquide écarlate. Elle repart aussitôt, comme si tout cela était tout à fait normal. Devant mon air surpris, Hella sourit.
- Mary est habituée à ce genre de visite. Ne vous inquiétez pas, elle sait se montrer discrète.
J'acquiesce d'un signe de la tête, ne sachant pas trop quoi dire. Un silence pesant s'installe alors que les vampires dégustent leur verre de sang frais. Luc et moi ne touchons pas à nos thés. J'avoue être méfiante. Qui sait ce qu'il y a dans ce breuvage. Je suis sûre que Luc pense la même chose.
- Je n'y ai fait mettre aucun poison ni aucune drogue, soyez-en assurés, se moque la vampire. Je ne voudrais pas que vous soyez comateux durant notre conversation.
Je jette un coup d'œil à Luc. Il ne semble pas prêt à y goûter pour autant.
- Vous attendez toujours l'approbation du chasseur pour faire quelque chose, Lycaon ?
Je me raidis. Evidemment qu'elle lit dans les pensées. Ach le fait bien et il m'a dit qu'elle était plus ancienne que lui. Elle a donc le même don.
- J'en ai même d'autres, mais vous le découvrirez bien assez tôt, continue-t-elle.
Déjà qu'un vampire farfouillant dans mon esprit est dérangeant, mais deux.
- Ainsi donc voici l'héritier des Montgomery, dit Hella en reportant son attention sur Luc. Vous avez les mêmes yeux que votre grand-père.
Luc se tend quand le vampire mentionne sa famille. Le pauvre ! Il doit se sentir comme piégé dans la tanière d'une lionne affamée, prête à le tailler en pièces à la première occasion. Mon pouce caresse doucement son poing serré. Je le sens se détendre un peu.
- Comme c'est mignon, Achille, s'esclaffe-t-elle. Le chasseur est épris de la louve. Une véritable tragédie à la Shakespeare.
- Tordant en effet, bougonne-t-il, les bras croisés sur la poitrine.
Hella ne relève même pas. Mais je perçois un agacement de plus en plus évident. Depuis qu'on est revenu de la forêt et qu'on a été obligé de quitter sa maison, je sens Ach sur la défensive. Comme si le rapprochement entre Luc et moi ne lui plaisait pas du tout.
Aussitôt, le vampire change d'attitude. Il saisit son verre avec humeur et avale le contenu d'une traite. Une goutte de sang perle le long de son menton. Du bout du doigt, il en suit le trajet, la saisit et la porte à sa bouche. Quand son doigt franchit la barrière de ses lèvres, Ach plante son regard violacé dans le mien. Et aussitôt, mon cœur s'emballe. Bon sang. Je reprends une grande respiration et détourne le regard. Hella se remet à glousser.
- De plus en plus amusant ! Un triangle amoureux. Je sens que je vais me régaler ! se réjouit-elle, en tapant dans ses mains comme une petite fille devant son nouveau jouet.
Elle se penche vers Ach et lui caresse le bras.
- Merci pour cette merveilleuse distraction, mon cher Achille. Je n'attendais pas moins de mon préféré.
Son préféré ? Je fronce les sourcils.
- Achille ne vous a rien dit ? s'indigne-t-elle, d'un air faussement offensé. C'est moi qui ait fait de lui ce qu'il est. Je suis sa génitrice. Mais cela remonte à longtemps, quand nous étions encore amants.
A chaque mot qu'elle prononce, mon cœur fait un bond dans ma poitrine et mon estomac se tord. Bizarrement, l'information qui me dérange le plus est le fait qu'ils aient été amants. Comme si Ach ne pouvait pas désirer quelqu'un d'autre que moi. Il ne m'a jamais dit qu'il était exclusif. Loin de là. Il m'a même fait clairement comprendre qu'il était du genre à se servir là où il voulait.
Hella nous observe en silence. Je la sens jubiler. Ce spectacle doit la réjouir au plus haut point. Moi prise entre les deux, amourachée d'un chasseur et troublée par un vampire. Elle reprend son verre et continue à le siroter. Je lance un regard interrogateur à Ach.
- Je n'ai pas à me justifier, lâche-t-il sèchement. Luc était au courant.
Je me tourne vers ce dernier, choquée. Il ne réagit pas. Je tire sur sa main pour l'obliger à me regarder. Il daigne enfin porter les yeux sur moi. Son regard est dur.
- Je ne vois pas en quoi cela te dérange, crache-t-il. Ach était avec elle et mon grand-père la connaissait. Il n'y a rien à ajouter. On n'est pas venu ici pour parler de nos relations passées avec ce vampire.
Non mais ce n'est pas possible ! ils ont encore beaucoup de secret comme ça !
- Il semblerait que vos deux amants s'évertuent à vous mener en bateau, ma chère, lance Hella.
- Nous ne sommes pas amants ! m'énervé-je.
- Duquel parlez-vous exactement, me demande-t-elle, en battant des cils exagérément.
Je pince les lèvres et jure intérieurement.
- Quel langage fleuri, s'indigne-t-elle. Les lycaons sont décidemment une espèce affreusement grossière.
J'aurais bien aimé alors lui foutre mon poing dans la figure, mais cela aurait été contreproductif. J'étais venue ici dans un but précis et jusqu'à présent, le sujet n'a pas été abordé.
- Ach m'a dit que vous pourriez m'aider.
Le regard de Hella change aussitôt. L'éclat de férocité réapparait. Elle pose doucement son verre et s'installe plus confortablement.
- Je le peux en effet.
Quoi ? c'est tout ? Pas de question à propos du pourquoi du comment ?
- Inutile, reprend-elle. Achille m'a déjà tout expliqué. Je vais vous protéger parce que votre situation a titillé ma curiosité.
- Ma situation ?
- Ce que vous avez fait et comment vous l'avez fait.
Je jette un regard noir en direction de Ach. Avait-il réellement besoin de parler des détails avec une inconnue ?
- Je ne suis pas une inconnue. Et j'ai une petite idée sur ce que vous êtes réellement.
- Ce que je suis ?
- Oui, il serait facile d'obtenir les réponses que vous cherchez depuis si longtemps. Et pour cela, vous n'avez pas réellement besoin de moi. Achille peut tout à fait s'en charger, rétorque-t-elle en souriant.
Je me tourne aussitôt vers lui. Le vampire s'est accoudé et me regarde le sourire aux lèvres. Je suis déconcertée. Il aurait pu me le dire avant mais il ne l'a pas fait. Pourquoi ?
- Je ne suis pas sûr que vous soyez prête à faire ce que je vais vous demander, s'explique-t-il.
- Je suis prête à tout pour enfin comprendre, lancé-je.
Ach se redresse et se penche vers moi. Ses yeux violets cherchent dans les miens la réponse à une question que j'ignore. Luc se lève alors d'un coup, me lâchant la main par la même occasion.
- Hors de question, s'énerve-t-il.
- Hors de question de quoi ? m'insurgé-je.
- Je ne connais qu'une solution pour savoir ce que vous êtes au fond de vous, continue Ach.
- Ach, c'est complètement exclu ! s'emporte Luc.
Je me lève à mon tour et me plante devant le chasseur.
- Toi, maintenant je vais t'expliquer quelque chose que tu n'as pas encore saisi : je ne suis pas une petite chose fragile qui ne peut pas prendre de décision pour elle-même, m'énervé-je, en tapotant son torse du bout du doigt. Alors tu vas te calmer et me laisser choisir toute seule comme une grande !
Luc a envie de protester, mais face à mon regard noir, il grogne et se laisse tomber dans le canapé. Il fronce les sourcils et croise les bras, comme un gosse qu'on aurait puni. Ha les mecs ! Je me tourne à nouveau vers le vampire. D'un geste, je l'incite à continuer.
- Pour savoir ce que vous êtes, il n'y a qu'une solution.
Il fait une pause pour ménager son effet, ce qui me porte encore plus sur les nerfs.
- Je vais devoir boire votre sang.
A ces mots, je blêmis. Mes jambes tremblotent et menacent de céder. Je m'assois à côté du chasseur.
- Je t'avais prévenue, bougonne-t-il.
- Toi la ferme, dis-je d'une voix presque éteinte.
Boire mon sang ? ma main se porte naturellement à ma gorge. Je ne sais pas si je suis prête à ça.
- En buvant votre sang, continue-t-il, j'aurais accès à tous vos souvenirs, à vos origines. Je vais pouvoir accéder au plus profond de votre âme et savoir qui vous êtes réellement. Vous pourriez ainsi comprendre pourquoi vous êtes si différente des autres de votre espèce.
Je reste interdite. Je me suis toujours dit qu'aucun vampire ne planterait ses crocs dans mon cou.
- Je peux les planter ailleurs, réplique Ach, un sourire pervers sur les lèvres. Le corps regorge d'endroits où je pourrais vous goûter.
A ces mots, Luc se redresse et passe le bras devant moi. Je lève les yeux au ciel. Il faut qu'il arrête de jouer au preux chevalier. Ça en devient agaçant. Je suis une grande fille qui peut se défendre toute seule. Je me tourne alors vers Hella. Elle n'en a pas perdu une miette. Son joli petit minois aux joues rosées est fendu d'un sourire machiavélique.
- Il n'y a donc aucun autre moyen ?
- Bien sûr que si, lance-t-elle. Vos parents pourraient vous renseigner, mais d'après ce que j'ai compris, vous ne les portez pas dans votre cœur.
Je soupire d'agacement. En effet, plutôt mourir que de devoir quoi que ce soit à mon père ! j'observe un instant tour à tour les deux vampires et le chasseur. Je vois bien que je n'ai pas le choix.
- Très bien, j'accepte, finis-je par lâcher.
- Ivy, s'offusque Luc. Tu n'es pas sérieuse ?
- Je n'ai pas vraiment le choix, réponds-je avec un sourire pincé.
Le chasseur m'observe intensément un moment puis tout à coup, il part en trombe. D'un pas rageur, il traverse la pièce et va dans le jardin.
- Je crois que votre petit ami est vexé, dit la vampire d'un ton mielleux.
- Ce n'est pas mon petit ami, répliqué-je.
- Dans ce cas... continue-t-elle, en se levant. Vous ne verrez pas d'objection à ce que j'aille lui tenir compagnie.
Je me lève d'un bond. Pas question de laisser Luc entre ses pattes ! Elle se retourne alors vers moi. Son regard brille d'une lueur froide et calculatrice. Ma respiration se bloque.
- Ne vous inquiétez pas. Je ne lui ferai aucun mal. Je veux juste faire connaissance.
Puis elle disparait en moins d'une seconde. Je m'apprête à lui courir après mais Ach me retient par le bras.
- Inutile d'y aller. Hella veut juste s'amuser un peu. Votre petit chasseur ne craint rien. En tous cas, pas physiquement.
Je lui jette un regard méprisant. Il me lâche et croise les bras sur la poitrine. Il m'observe un instant, comme s'il cherchait à me dire quelque chose mais qu'il ne savait pas comment le faire. Moi aussi je le détaille. Je me demande si lui laisser libre accès à mes souvenirs et mes sentiments soit une bonne idée. Après cela, il aura sur moi un ascendant certain. Déjà qu'il en a un sur mon corps et qu'il peut lire mes pensées. Je risquerai alors d'être complètement à sa merci.
- Je ne veux pas que vous soyez à ma merci, Ivy. J'aime votre fougue et votre insolence. Je vous l'ai déjà dit.
- Je ne vous fais pas totalement confiance, m'expliqué-je.
- Alors, ce n'est pas la peine d'essayer, réplique-t-il. Si vous n'êtes pas prête à me laisser lire en vous, cela serait complètement inutile. Lire dans votre âme n'est pas la même chose que de lire dans votre esprit. Si vous ne me laissez pas le faire, je n'y verrais pas grand-chose. Il faut que vous vous donniez totalement pour que je puisse fouiller le plus loin possible.
De plus en plus rassurant !
- Prenez le temps d'y réfléchir, poursuit Ach. Nous le ferons ce soir, si vous êtes prêtes. La pleine lune fera ressortir votre côté sombre et je pense que c'est celui qui nous apprendra le plus sur vous.
A cette pensée, une nausée me prend. Cette bête que je côtoie depuis toujours me fait de plus en plus peur. Elle possède une telle force que j'ai du mal à la maîtriser. Ce soir encore, elle voudra sortir et elle sera puissante, à cause de la pleine lune. La main du vampire se pose sur mon épaule.
- Cessez donc de douter. Cette bête est dépendante de vous. C'est vous qui décidez si elle peut prendre le contrôle. Apprenez à la dompter, apprivoisez-la.
Je hoche la tête, sans grande conviction. Comme durant toute ma vie, il n'y a pas de choix faciles. C'est la peste ou le choléra. Comprendre et risquer de perdre le contrôle sur le loup, ou rester dans l'ignorance toute ma vie et continuer à errer indéfiniment de lieu en lieu, en fuyant tout contact humain ou surnaturel.
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