Chapitre 21 (corrigé)
Lorsque l'on revient chez Ach, la maison est vide. Je grimpe à l'étage pour aller prendre une douche. Luc a préféré rester dans le salon. Nous avons à peine échangé deux mots depuis mon bain forcé. Je me sens mal à l'aise, et il l'a ressenti. Il y a trop de pensées qui s'entrechoquent dans ma tête. Tout change bien trop vite. Je n'ai pas le temps de réfléchir à la manière dont je dois me comporter et ça me fout en rogne.
Ce soir, c'est la pleine lune. Je vais me transformer. Il faudra que j'aille dans la forêt pour laisser le loup sortir. Mais depuis l'épisode de l'autre jour, je redoute ce moment. Il a goûté au sang humain et il a aimé ça. Comment va-t-il réagir à présent ? Face à Luc, j'ai voulu montrer que je maîtrisais, mais maintenant, j'en suis bien moins sûre. Alors que je quitte ma chambre, des éclats de voix me sortent de mes réflexions. Luc a l'air remonté. Je descends prudemment les escaliers.
- Vous êtes complètement cinglé ! Il est hors de question de l'emmener là-bas !
- Si vous avez une meilleure solution, je suis tout ouï, rétorque calmement Ach.
- C'est du suicide ! s'énerve Luc de plus belle.
- Elle est la seule à pouvoir la protéger, continue Ach.
- Ou elle la tuera, et nous avec ! crie le chasseur.
Ach, les bras croisés, regarde Luc s'agiter dans tous les sens. La froideur de l'un n'a d'égal que l'emportement de l'autre. Le contraste est saisissant. Luc s'apprête à dire quelque chose quand il s'aperçoit de ma présence.
- Demandons-lui son avis. C'est elle la principale concernée après tout, dit alors Ach, en posant un regard vide d'émotions.
- Hors de question, recommence à hurler Luc.
C'est quoi toutes ces manigances ?
- De quoi parlez-vous ?
- De rien, répond sèchement le chasseur. De toute manière, le sujet est clos. Pas question que nous allions là-bas.
Comment ça le sujet est clos ? Depuis quand c'est lui qui décide à ma place ? Je me tourne vers le vampire.
- Crache le morceau, Ach, répliqué-je d'un ton acerbe.
Un sourire narquois se dessine sur ses lèvres. Je crois que c'était exactement la réaction qu'il attendait. Je suis si prévisible que ça ! Peu importe, c'est de ma vie qu'il s'agit.
- Je voudrais vous emmener voir Hella.
Je lève un sourcil. De qui ? C'est qui ça encore ? On n'est pas déjà assez nombreux pris dans mon merdier ?
- C'est le plus ancien vampire d'Amérique du Nord, poursuit Ach.
- Et ? demande-je, toujours perdue.
- Je ne vois qu'elle qui puisse vous aider, s'explique le vampire.
- C'est trop dangereux, se renfrogne Luc. Elle est trop dangereuse.
Ach se met à rigoler. Je lui lance un regard suspicieux.
- Il semblerait que votre petit chasseur ait des comptes à régler avec elle.
Je me retourne vers Luc. Il est furieux. Si ses yeux pouvaient tuer, Ach baignerait dans une mare de sang.
- De quoi parle-t-il ?
- Aucune importance, vocifère Luc.
- Oh non ! Bien au contraire, réplique aussitôt le vampire.
- Vous ! La ferme, dit Luc, prêt à lui bondir dessus.
- Dites-le-lui ou je le fais, le défie-t-il. Et je ne choisirai pas la version édulcorée.
Luc se met à pester, mais vaincu, soupire avant de s'expliquer.
- Hella et ma famille ont un passif, marmonne-t-il.
Ach se remet à pouffer. Luc gronde à son attention. Le vampire sert les lèvres pour contenir son fou rire.
- Elle a tenté de séduire mon grand-père, avant de décimer tout son conseil. En guise de représailles, ma famille a éliminé un grand nombre de vampires de sa lignée.
Luc fait une pause, non sans lancer un regard noir lourd de sens dans la direction de Ach.
- C'est pour ça que je dis que c'est une idée suicidaire d'aller la voir. Quand elle apprendra qu'on se connait, elle se fera un plaisir de te torturer, juste pour se venger.
Je retourne un regard inquiet vers le vampire. Celui-ci a toujours son sourire énigmatique.
- Je l'ai déjà contactée et elle serait ravie de te faire ta connaissance, ainsi que celle du petit-fils de David Montgomery.
Luc se raidit. Je ne la sens pas du tout, cette rencontre.
- Ach...
- Crois-moi, sa curiosité est plus forte que son envie de se venger. Après, il n'est pas dit qu'elle ne change pas d'avis et décide tout de même de vous arracher le cœur quand elle aura marre de jouer avec vous.
Hyper rassurant ! Luc ouvre grand la bouche, prêt à vociférer de plus belle. Je le stoppe d'un geste de la main.
- Tu as une meilleure solution ? lui demandé-je, en le regardant droit dans les yeux.
Sa bouche se referme. Ses épaules s'affaissent dans un soupir désespéré. J'ai ma réponse. Dépité, le chasseur s'apprête à quitter la pièce.
- Ce soir, c'est la pleine lune. Je vais avoir besoin de toi.
Il s'arrête et fronce les sourcils, inquiet.
- Il serait peut-être mieux que tu gardes un œil sur moi. On ne sait jamais, surtout depuis que...
Luc saisit tout de suite l'allusion et son visage se ferme. Mais il acquiesce d'un signe de la tête avant de partir dans le jardin. Me voilà seule avec un vampire qui me dévore des yeux. Je déteste quand il fait ça. J'ai l'impression d'être mise à nue.
- Ce n'est pas ce que vous pensez, Ivy. Vous me fascinez de plus en plus.
Il se rapproche de moi avec sa démarche de félin, les yeux d'un violet éclatant. Instinctivement, je ressers les bras autour de ma poitrine.
- Ne soyez pas sur la défensive ! Je ne vais pas vous croquer, dit-il toutes dents de vampire dehors.
Ach passe à côté de moi, en me frôlant. Son petit rire cynique me glace le sang et me poursuit, même quand il disparait dans la cuisine. Putain, cette cohabitation va me rendre dingue ! et voilà que Ach veut me livrer à un autre vampire, qui a une dent contre Luc – sans mauvais jeu de mots. Quand je crois avoir connu le pire, la vie me montre qu'elle peut toujours me surprendre.
Le crépuscule arrive plus vite que je ne l'aurais voulu. Accrochée à la fenêtre, je regarde les derniers rayons du soleil couchant diffuser leur douce chaleur sur le quartier bourgeois dans lequel Ach a élu domicile. Quelqu'un frappe à ma porte. Je sais que c'est Luc. J'ai reconnu son parfum. Cette flagrance entêtante qui fait accélérer les battements de mon cœur. Un parfum sucré, doux, tout comme lui. A l'opposé de celui de Ach, tout en force, aux odeurs boisés qui brûlent mes sens.
- Ivy, il faut y aller, dit-il en entrouvrant la porte.
Je soupire, les mains rivées sur le chambranle. Je n'ai vraiment pas envie d'affronter cette nuit. Mais je sais que je n'ai pas le choix. Je fais volte-face, la tête baissée. Luc s'écarte pour me laisser passer. J'ai envie de le prendre dans mes bras, de le plaquer contre moi, pour absorber un peu de courage. Mais je ne peux pas. Il ne comprendrait pas. Et je ne peux pas lui faire ça, non plus. Je suis un poison qui a déjà assez envahi sa vie. Inutile qu'il pourrisse aussi son cœur. L'escalier me semble une vraie torture. Chaque marche est une lutte, où mon corps et mon esprit s'affrontent. Pour m'achever, Ach se tient devant la porte d'entrée. Je n'ai pas l'envie, ni la détermination suffisante pour l'affronter. A cette pensée, il sourit. Evidemment, il est encore parti fouiller dans ma tête.
- Ne soyez pas aussi soucieuse. Je fais confiance au petit chasseur pour faire son job. Espérons juste qu'il n'essaie pas, lui aussi, de vous tuer, une fois qu'il vous verra telle que vous êtes. Quoique je ne parierai pas sur lui dans un combat en corps à corps.
Ach nous ouvre la porte. Luc passe devant lui, en lui lançant un dernier regard furibond avant de quitter la maison. A mon tour de sortir. Mais, alors que je suis encore sur le palier, Ach en profite pour venir se coller à moi et m'embrasser passionnément. Je suis tellement surprise que je ne réagis pas immédiatement. Pire, je lui rends son baiser. Mais, au bout de quelques secondes, mon cerveau se remet en marche et je le repousse violemment.
Le vampire ne peut s'empêcher de rire. Moi, je suis furieuse, mais quand je jette un coup d'œil dans la direction de Luc, je blêmis. Ses poings sont tellement serrés que ses jointures ont blanchi. Sa mâchoire contractée laisse apparaitre des os saillants. Si je ne fais rien, ça va tourner à l'affrontement direct. Je me précipite vers lui, attrape sa main et le tire vers la rue. Mais il refuse de bouger, les yeux toujours plantés dans ceux de Ach, qui ne démord pas de son sourire victorieux. Saloperie de buveur de sang ! Il est en train de foutre encore plus de bordel !
- Luc, laisse tomber. Ça n'en vaut pas la peine. Il essaie juste de te pousser à bout.
Doucement, je lui tire une nouvelle fois le bras. Mais rien n'y fait.
- Je t'en supplie, Luc, lui susurre-je à l'oreille. Je n'ai pas besoin de ça. Surtout pas ce soir. J'ai besoin de toi.
Il se met à inspirer bruyamment, puis se retourne vers moi.
- On se barre d'ici, maintenant, dit-il d'une voix tranchante.
Luc dévale les escaliers, en me tirant derrière lui. Je tente de suivre le rythme, tout en lançant un regard noir à Ach, qui me fait un petit salut de la main. Connard !
Luc nous a ramené au bord du lac. La lune commence son ascension dans le ciel et des picotements parcourent déjà mon corps. Le chasseur s'est assis sur un rocher et m'observe. Malgré l'obscurité, je distingue parfaitement l'expression triste de son visage. Ach a bien réussi son coup. Lui qui est capable de lire dans les pensées a dû percevoir ce que j'ai senti. Luc a des sentiments pour moi et me voir embrasser un autre, particulièrement un vampire, l'a sans doute blessé. Je me déteste. Pourquoi faut-il que le chaos s'insinue toujours autour de moi ? Sans entrain, je retire un à un mes vêtements, presque machinalement.
- Bon sang, Ivy, qu'est-ce que tu fais ?
Le soutien-gorge à la main, je me retourne vers Luc, qui affiche une expression de surprise. Il me faut quelques secondes pour percuter.
- Il faut que je retire mes vêtements, ou ils seront déchirés lors de ma transformation, explique-je, avec une voix presque éteinte.
Il détourne le regard, le laissant errer sur la surface miroitante de l'eau. Une vague de mélancolie vient me heurter de plein fouet. Pour une fois que je tombe sur un gentil garçon, il faut que je me le mette à dos. Et me voilà nue, face à la lune, qui affiche un air satisfait. Elle me nargue, se moque de moi. Mon malheur la ravit. La fureur du loup remonte en force. Mon corps se plie en deux, torturé par les changements qu'on lui afflige. Je laisse la douleur prendre possession de tout mon être, se glisser dans chaque cellule, les brûler, les consumer. Elle est ma compagne depuis tant d'années. On se connait bien.
Je reprends mon souffle quand mes pattes rentrent en contact avec le sable froid. J'ébroue ma fourrure et lève la truffe pour humer le vent qui ramène des relents de poisson, d'humus et de fougères. Je me retourne vers la forêt pour tenter de saisir l'odeur d'une future proie. Mon regard percute celui du chasseur. Il est froid, déterminé. J'y vois aussi de la méfiance et une once de dégoût. Je ne peux m'empêcher de retrousser les babines. Il lève les mains en signe d'apaisement.
- Calme-toi, Ivy. Je ne vais rien te faire. Je vais juste veiller sur toi. Tu peux aller chasser. Je te suivrai à distance pour ne pas te perturber.
Ma tête se penche sur le côté. Il ne représente aucun danger pour moi. Il n'est pas non plus une proie intéressante. Je passe à côté de lui, sans lui lancer un regard. L'air frais du début de la nuit s'engouffre dans mon pelage. Il traine avec lui des fragrances entremêlées. Mais aucune qui m'intéresse. Je m'enfonce dans le sous-bois. A mon approche, les petits rongeurs détalent, mais je n'en ai rien à faire. Il me faut trouver quelque chose de plus gros, de plus distrayant. Soudain, un fort effluve musquée fait frémir mes narines. Un cerf, un énorme cerf. Du challenge, enfin.
Je me mets à courir à travers les bois. Il est bien à un kilomètre. Mes pattes frappent durement le sol. Je zigzague entre les chênes et les bouleaux. Soudain, une nouvelle odeur m'interpelle. Je ralentis et renifle le tronc d'un jeune sapin. Des grandes traces de griffures en parcourent l'écorce. Vu la puanteur, ce doit être un grizzly. Je pénètre sur son territoire, mais je n'ai absolument rien à carrer. Entre lui et moi, il n'y a pas à réfléchir, je le surpasse en force et en férocité.
Un mouvement à ma droite attire alors mon attention. Parmi le feuillage dense d'un mûrier, je distingue une paire de bois qui se dédoublent en de solides ramures. Le cerf. Il est à l'affût. L'exhalaison de l'ours imprègne tout l'air. Il ne se sent pas en sécurité. Et il a raison. Mais il a bien pire qu'un vulgaire ursidé dans les parages. Il y a moi, un loup assoiffé de sang, réclamant un carnage, impatient de le voir succomber sous mes crocs. Un frémissement dans un buisson voisin et voilà ma proie qui détale. Je le laisse prendre un peu d'avance. Ce soir, je veux jouer. Au bout d'une dizaine de mètres, le cerf ralentit, mais reste en alerte.
Lentement, je me rapproche, le corps frôlant le sol pour mieux assourdir mes pas et me fondre dans la masse végétale alentour. Je reste un moment à distance, à l'observer. Où vais-je planter mes crocs en premier ? Je veux une mort lente, le voir douter, penser qu'il peut en réchapper, et le tuer en regardant la vie quitter ses yeux. Le vent tourne. Je le suis pour éviter d'éveiller la méfiance du cervidé. Maintenant, je ne suis plus qu'à cinq mètres de lui. Il semble s'être apaisé car il s'autorise à arracher une touffe d'herbes fraîches. Quelle grossière erreur ! Il ne se rend pas compte que la mort rôde à côté de lui.
Il est temps de se lancer dans la partie. Je bondis alors sur le cerf et tente de mordre sa patte. Surpris, il réussit tout de même à esquiver mon attaque. Mais ce n'est que partie remise. Mon but est de l'épuiser, de jouer au chat et à la souris. Au bout de quelques mètres, il ralentit et me fixe. Je n'ai plus de raison de me cacher. Je le contourne tranquillement, cherchant l'ouverture. Puis, à nouveau, je l'attaque. Cette fois, je vise son flanc gauche. Ma mâchoire claque dans le vide d'un coup sec. Le cerf détale à nouveau, je le suis en trottinant. Il va vite être essoufflé. Je renouvelle l'expérience et bientôt le cerf est à bout de forces. Moi, je me sens incroyablement bien, euphorique même. Ça me fait cet effet à chaque fois.
A présent, il s'agit de passer à la phase que je préfère. Mordre, faire mal, torturer lentement, que la victime se vide de son sang, doucement, sûrement, qu'elle s'affaiblisse. Mon attaque est fulgurante. Le cerf n'a pas eu le temps de comprendre ce qu'il lui arrive. Mes crocs s'enfoncent aussi facilement que dans un beurre. Sa chair tendre cède et j'emporte avec moi une partie de la croupe. Ses pattes défaillent sous l'impact. Il s'effondre et tente de se remettre sur pied, le plus vite possible. Je lui laisse le temps qu'il faut. Le jeu est ainsi. Il ne s'agit pas de le raccourcir, sinon il perdrait de son intérêt.
De la plaie béante, un flot écarlate s'échappe, d'autant plus important que ses battements de cœur sont affolés. La peur se lit dans ses pupilles dilatées. Mon euphorie ne fait que croitre devant ce spectacle. Une nouvelle fois, l'animal tente de s'enfuir. Je le laisse se trainer un peu plus loin, mais je n'en ai pas encore fini avec lui. Je me jette à nouveau sur lui, arrachant le pelage de son flanc. Cette attaque a raison de son endurance. Il tombe au sol, épuisé, couvert de sang, agonisant. Je me rapproche, sans me presser, admirant mon travail. Je vois peu à peu la vie le quitter.
Mais, je ne le laisserai pas décider à quel moment elle partira définitivement. C'est à moi que revient cet honneur. Mon museau vient humer l'effluve délicieux du sang frais. Le cerf n'a même plus la force de réagir. Puis, d'un coup, je le saisis à la gorge, faisant craquer les os sous l'impact. Et j'attends, j'attends de voir cette petite lueur disparaitre. Bientôt, elle n'est plus là. Je sens le plaisir m'envahir, une jouissance indescriptible. Je suis rassasiée, pour le moment du moins. Sa carcasse sans vie ne m'intéresse plus. Seule la chasse me motive.
C'est alors que j'entends un grognement sourd derrière moi. Le grizzly est à quelques mètres de nous. Et il est prêt à en découdre. Viens donc, petit, je n'ai pas peur de toi ! Aussitôt, son énorme masse brune fonce dans ma direction. Je lui fais face, toutes babines dehors. Ce lourdaud croit m'avoir à coup de force brute. Erreur. Je lui fonce dessus, rentrant la tête. Sous le choc, il est projeté un peu plus loin. L'ours est surpris et hésite à recommencer. Il se dresse alors sur ses pattes arrière pour tenter de m'impressionner. Inutile, je ne le suis nullement.
Je lui bondis dessus, le faisant choir au sol dans un bruit à réveiller les morts. Ses énormes pattes tentent de m'assommer mais je suis trop agile pour lui. Je m'écarte rapidement. Il se trouve maintenant entre moi et la dépouille. Il s'est redressé et me jauge. Comprenant qu'il n'aura pas le dessus, le grizzly préfère se diriger vers la chair fraiche. Méfiant, il me lance un grondement de revendication. S'il veut l'amas de viande, je le lui laisse. Il n'a plus d'intérêt pour moi. Je repars à reculons, puis sentant la tension retombée, je pique un sprint pour mettre de la distance avec le plantigrade.
Toute cette action m'a donné soif. Je me dirige vers le lac pour me rafraichir. Après quelques lapées, je me sens mieux. Mais mon appétit de chasse refait surface. Je regarde la lune, elle est maintenant haute dans le ciel. Ce qui me laisse encore du temps pour chercher une nouvelle proie. Soudain, un parfum délicieux vient émoustiller mes sens. Mon estomac bondit de joie. Des hommes. Le souvenir de ma précédente partie de chasse refait surface. Voilà un défi de choix. Je suis l'odeur du mets succulent qui m'attend gentiment.
Sur la route, je distingue les phares d'une voiture. A l'intérieur, je vois deux corps s'agiter dans une danse coordonnée. Un couple, encore mieux. Ils sont tellement occupés à forniquer qu'ils ne voient pas la masse sombre de mon pelage approcher. Je vais patienter, attendre qu'ils finissent, puis les faire sortir et les tuer, l'un après l'autre. Je me cache dans l'ombre d'un buisson, à l'affût. Des cris féminins étouffés me parviennent. Vu le rythme de leurs va-et-vient, ils ont presque terminé. Les cris suraigus de la femme et les râles de l'homme attisent mon appétit. J'en salive. Le goût de leur chair tendre, assouplie par l'orgasme, parfumée par leur sueur.
Des pas sur le chemin de terre me tirent alors de mon état contemplatif. Un autre homme approche. Une odeur de cannelle et de mandarine. Le chasseur. Que vient-il faire ici ? Il va gâcher ma traque ! Il se penche sur la vitre et cogne. Le couple s'arrête instantanément. La femme se rassoit sur le siège passager et l'homme ouvre sa fenêtre.
- C'est quoi votre problème ? vocifère l'homme.
Le chasseur lui montre une sorte de badge. L'homme se calme aussitôt.
- La forêt grouille de grizzlys. Vous feriez mieux d'aller ailleurs. Je ferais comme si je n'avais rien vu.
Dans la minute qui suit, la voiture a démarré et disparait. Le chasseur reste planté, à observer la scène. Je suis furieuse. Il vient de me faire rater une occasion de goûter à nouveau la chair humaine. La rage envahit tout mon être. Je vais le faire payer. Et très cher. Je sors de l'ombre, les babines retroussées et les crocs bien en évidence. Je grogne pour lui faire comprendre qu'un combat s'annonce et qu'il sera ma prochaine victime, puisqu'il m'a privé des précédentes.
- Ivy, il faut que tu te ressaisisses ! Tu ne peux pas ça. Et tu sais que je ne te laisserai pas faire.
Je gronde de plus belle. Ses belles paroles ne le sauveront pas. Je vais le déchiqueter. Sentant que je ne vais pas lâcher prise, le chasseur sort un couteau. S'il croit me faire peur avec son jouet pathétique ! Je lui saute aussitôt dessus, la mâchoire prête à lui arracher la main. Malheureusement, mon adversaire est vif comme l'éclair et esquive mon attaque. Il réussit même à m'asséner un coup de pommeau dans le flanc. Saloperie ! Il ne paie rien pour attendre !
- Ivy, bon sang ! C'est moi, c'est Luc ! Reprends le contrôle !
Luc ? Je secoue la tête. Mais qu'est-ce que je suis en train de faire ?
(Non ! Il nous a privé de notre gibier. Il doit payer !)
Putain de merde, je perds les pédales ! Voilà que je me parle à moi-même.
- Ivy, je ne veux pas te faire de mal.
(Me faire du mal ? Laisse-moi rigoler !)
Non mais la ferme, toi ! Enfin, moi ! Mais c'est quoi ça encore ? Mon esprit dérape complètement.
(Pas question de le laisser filer. Je veux le goûter, croquer sa chair.)
Hors de question ! Je ne veux pas lui faire de mal. C'est... mon ami.
Mon loup pousse un hurlement de frustration. Mon corps et mon esprit luttent. Je me recroqueville sur moi-même. Je me mets à hurler à la mort. Mon crâne menace d'exploser. Soudain, un bras puissant enserre ma gorge et une aiguille se plante dans mon cou.
- Désolé, Ivy. Je n'ai pas le choix.
Mes sens s'embrouillent. Je tente de me débattre, mais il est déjà trop tard. Je sombre dans un profond sommeil.
L'obscurité a tout avalé. Pas un éclat, pas une lueur. Le noir complet. Une odeur de mort règne. Celle du sang frais, de l'agonie. Et une respiration aussi. Rauque, proche. Je me sens mal, oppressée. Soudain deux yeux bleus intense me fixent. Je me raidis.
- Libère-moi, dit une voix éraillée.
Je la reconnais aussitôt. C'est la voix avec laquelle j'ai lutté. Celle qui est dans ma tête, qui voulait tuer Luc.
- Qui êtes-vous ? demande-je, la voix tremblante.
- Je suis toi.
Je me sens complètement perdue.
- Libère-moi, répète-t-elle.
- Mais vous libérez de quoi ? Laissez-moi. Je ne peux rien faire pour vous.
- Laisse-moi sortir. Laisse-moi étancher ma soif de sang. Laisse-moi tuer encore et encore.
Plus la voix me parle, plus la panique m'inonde. Je ne veux qu'une chose, qu'elle disparaisse. Et je me mets à hurler de toutes mes forces.
Je me réveille alors en sueur, nue, dans les bras de Luc. Mon cri perçant l'a réveillé en sursaut et me sert contre lui, comme pour me contenir. Mon souffle est court, mon cœur prêt à exploser tellement il bat rapidement. Je tente de le repousser, mais il resserre son étreinte. Je finis par arrêter de me débattre et laisse couler mes larmes. Je ne sais pas combien temps je laisse sortir le flot du désespoir qui m'a envahi, mais à aucun moment Luc n'a cessé de me caresser les cheveux et de susurrer des paroles réconfortantes à mon oreille.
Je pense que j'ai fini par me rendormir, car c'est la chaleur du soleil qui me réveille la deuxième fois. Je suis toujours dans ses bras. Il m'a couvert le corps avec sa veste et il me tient serrée contre son torse. Sa respiration est calme. Et elle m'apaise aussi. Je me sens bien avec lui, contre lui. J'ai besoin de lui. Il est ma bouée de sauvetage. Heureusement que hier soir, il était à mes côtés car j'aurais pu massacrer des innocents. A cette idée, un frisson parcourt ma colonne vertébrale. Luc a dû percevoir mes tremblements car il frotte mon dos de sa main.
- Tu as froid ?
- Non, ça va, réponds-je timidement. Tu me tiens chaud.
Je sens son sourire dans mes cheveux et continue à me caresser le dos doucement.
- Merci...
Ma voix s'est cassée.
- C'est normal, c'est mon job et... je te dois bien ça.
Il ne fait que son job, c'est vrai. Et heureusement pour moi, sinon ça aurait pu vraiment mal tourner. Mais il aurait pu me faire du mal et il ne l'a pas fait. En fin de compte, il se peut que je puisse lui faire confiance.
- Je suis désolé, continue-t-il. Pour le cocktail.
Je fronce les sourcils d'incompréhension. Quoi ? La piqûre ? Celle qui m'a fait sombrer ?
- J'ai été obligé. Tu devenais incontrôlable. J'ai dû doubler la dose. La première n'a pas réussi à te calmer.
Je le regarde incrédule.
- Moi aussi, je n'y comprends rien.
Son air s'assombrit. Non pas ça ! Je ne veux pas qu'il repense à moi sous cette forme-là, qu'il me voit comme un monstre. J'attrape son visage entre mes mains pour qu'il me regarde vraiment. Mais ce que je lis dans ses yeux ne me plait pas du tout. De la mélancolie, de la compassion. Je ne veux pas de ça. Pas de sa part. Alors, sans réfléchir, je plaque mes lèvres sur les siennes. Il me rend immédiatement mon baiser. Ses mains remontent dans mes cheveux. Les miennes osent à peine le toucher, tellement j'ai peur de briser ce moment. Son baiser se fait plus passionné. Et mon cerveau grille. Je ne devrais pas. Entre nous, c'est impossible. Mais, bon sang ce que j'ai envie de lui.
J'ai envie de son corps, de son attention, de sa gentillesse. J'ai besoin de lui pour ne pas virer folle. Mes doigts tremblent en caressant sa joue, en dessinant le contour de sa mâchoire. Malgré moi, des larmes roulent sur mes joues. Luc se détache de moi. J'ai l'impression qu'on m'arrache une partie de mon âme. J'ai le souffle court.
- Tu pleures ?
Machinalement, j'essuie maladroitement les quelques gouttes qui ont perlé.
- Ce n'est rien, bredouillé-je.
- Pardon, tu es bouleversée et je... me laisse emporter.
- Quoi ?
Maintenant, il s'excuse. De quoi ? De m'avoir sauvée de moi-même, de veiller sur moi, de me rendre le baiser que j'ai donné ? Je le dévisage. Ne voit-il pas à quel point il me devient nécessaire ? Hier soir, la part la plus sombre de mon être s'est révélée et il est encore là. Et il veut encore de moi. Comment ne pas avoir envie de lui ? qu'il soit à moi ?
- Tu me fais chier avec ton côté gentil garçon ! J'ai envie de toi et c'est tout.
J'écrase à nouveau mes lèvres sur sa bouche délicieuse. Violemment, avidement. Ma langue vient chercher la sienne. Il finit par céder et m'embrasse fougueusement. Putain, il était temps ! Je le chevauche. Sa veste glisse de mes épaules, exposant ma nudité à ses yeux. Ses mains se plaquent sur mes fesses. Je soupire de plaisir et accentue mon baiser. Luc libère ma bouche et laisse ses lèvres brûler la peau de ma mâchoire, de mon cou. Bordel, j'ai l'impression de me consumer de l'intérieur. Sa bouche continue sa descente sulfureuse. Ma respiration se fait haletante. Mes sens se troublent. Le contact de ses lèvres si douces, ses mains glissant sur mon corps en surchauffe, son parfum entêtant, tout me perturbe. Dans ce brouhaha de sensations indescriptibles, je perçois des voix féminines qui se rapprochent. Je me fige aussitôt.
- Luc, il y a du monde qui approche !
Il me lâche instantanément.
- Mes vêtements ? demande-je.
- Sur le rocher, indique-t-il de la main.
Je termine de m'habiller juste à temps. Un couple de randonneuses vient de faire son apparition.
- Bonjour, lancent-elles en nous apercevant.
Je leur réponds un timide salut, en faisant en sorte que mon regard ne croise pas celui de Luc. Je le sens sur ma nuque. Il me brûle. Après un échange de politesses, les filles repartent, non sans lancer un regard amusé dans notre direction. J'ai l'impression qu'elles se doutent de quelque chose.
La situation serait presque drôle si Luc ne semblait pas si tendu. Il passe devant moi, récupère sa veste et repart d'un pas rapide vers la moto.
- On ferait mieux de rentrer.
Son air sombre ne me dit rien qui vaille. Qu'est-ce qui lui prend ? Je le rattrape et lui saisit la main, pour le stopper dans sa course. Il se fige, fixant ma main tenant la sienne.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- Rien.
- Ne me prends pas pour une idiote. Je vois bien qu'il y a quelque chose qui te dérange. Crache le morceau.
- Je te dis qu'il n'y a rien et il ne peut rien avoir. Parce que nous sommes ce que nous sommes. Je me suis laissé aller et toi aussi, mais ça ne doit pas se reproduire.
Sa tirade me glace le cœur et je le lâche. Pourquoi ? Il s'est passé à peine quelques minutes entre notre échange passionné et maintenant. Qu'est-ce qui a bien pu le faire changer d'avis ?
- Je ne comprends pas. J'avais pourtant cru que...
- Laisse tomber, Ivy. Mon attirance pour toi n'a aucune place ici. Tu as besoin de moi pour te protéger. Je dois m'en tenir à ça.
Je devrais être triste, dévastée qu'il me rejette. Mais non. C'est plutôt de la colère et de la rancœur qui remplit mon cœur. Il me rejette. Il m'envoie bouler parce que je ne suis qu'une mission pour lui. Une de plus. Je suis son cas de conscience qu'il doit solder. Alors je le pousse à le faire reculer d'un pas. Luc me dévisage, incrédule.
- Si je ne suis qu'un poids sur tes épaules, je ne te retiens. Tu peux te barrer !
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, tente-t-il de se rattraper.
- Et quoi ? Je ne suis pas assez bien pour toi. Tu ne veux pas te fourvoyer avec une lycaon, c'est ça ?
Luc lève les yeux au ciel et lâche un grognement.
- Tu me déconcentres ! Voilà, tu es contente ? Si je laisse aller les choses plus loin, je vais beaucoup trop m'inquiéter pour toi et je serais moins efficace. Je ne peux pas avoir des...
Il coupe sa phrase en plein milieu et soupire d'exaspération.
- Une fois, dans ma vie, je me suis risqué sur ce terrain et j'ai failli. Je l'ai perdue parce que je n'étais pas concentré à cent pour cent sur ma mission. Je ne veux pas faire la même erreur.
Mon cœur se serre en comprenant ce qu'il insinue. Luc a peur de s'attacher à moi. Il a peur que s'il se rapproche trop, il en devienne plus faible. Et je le comprends. Moi aussi, j'ai peur qu'il ne devienne plus que ce qu'il est pour moi, à l'instant. Alors je décide de faire la chose la plus logique qu'il soit. Je lui prends la main et le regarde droit dans les yeux.
- Rentrons. Nous devons préparer notre voyage pour aller rencontrer Hella.
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