Chapitre 9 - Le journal (2)


« Une forêt dans laquelle nous nous baladions un peu par défaut... »

Je peux écrire ça. Et je peux appeler cette dimension « Par Défaut ». Non, ça ne donne pas assez de repère... Hm... Qu'est-ce que cette dimension a d'unique, par rapport aux autres ...?

Oh, rien. Si ce n'est que c'est par ici que l'on passe de prime abord avant d'aller aux autres.

« Prime abord.

- HEIN ?

- Encore moi.

- Encore toi ?!

- Je t'avais mangé.

- Je t'avais mangé ! Je t'avais fait griller sur un feu de bois, je...

- Ah ?

- Attends...

- Oui, ça y est, ça te revient.

- Mais attends, ce n'est pas possible ! A quel moment suis-je censée avoir vécu ça ?

- Il semblerait derechef que je sois toujours là.

- Mais je te connais !

- Eh bien oui, si l'on puis dire. Enfin, de là à prétendre que nous sommes intimes, je ne m'y risquerai pas.

- Montre-toi espèce de reptile paternaliste ! »

Le Roi Lézard apparu sur une pierre, pour changer.

« Prime Abord, ça sonne bien.

- Qu'est-ce que t'en sais de c'qui sonne bien ou mal ! »

Dans un illustre mouvement de tête il la scruta de bas en haut, lentement, le regard plein de dédain et de sidération. Et puis, il éclata d'un rire étouffé. Lauraline observa le roi avec un peu de malice, ce qui le fit opérer un retrait stratégique. L'emphase qui prenait place en lui une seconde auparavant semblait s'être évanouie, en même temps que la musique qui lui trottait dans la tête –des instruments à corde, un orchestre symphonique, pour marquer ses exploits mais aussi ses mésaventures. Mais pour l'heure, la seule musique que son esprit formait était celle d'un western dont il avait oublié le nom. Pourquoi diable devrait-il supporter ça ?

Dans un petit saut tonique, il entreprit de courageusement fuir.

« Pas si vite ! »

Elle le saisit par le cou.

« Tu es un gardien. Je le sais. »

Pas facile de se débattre quand on vous étrangle, hm ? Le Roi Lézard ne se laissera pas impressionner, et coupera sa tête, le corps fuyant à travers les hautes herbes.

« Revient ! »

Il siffla, ce qui eut pour effet immédiat d'agacer Lauraline.

« Oh non, pas encore ce truc ! Il tourne dans ma tête depuis trois jours ! »

Courant à travers champs, elle décida de fourrer la tête du monarque dans sa poche de salopette pour étouffer la mélodie.

« Wouinwouinwouinw, wouinw wouinw wouinw... »

Elle chantait.

Il sifflait.

Le corps sans tête du lézard se cogna contre un caillou.

« A-ha ..! »

C'est en ramassant le corps sans vie du pauvre animal qu'elle fut soudain prise de remords. Pourquoi tant de cruauté? Rapidement, elle fit le point: elle n'éprouvait aucune sympathie pour cette bestiole qui s'auto-proclamait détentrice d'un pouvoir quelconque. Elle avait faim, et dès que la bouche du roi Lézard produisait un son elle éprouvait des envies sadiques. Mais enfin, méritait-il de mourir? Était-ce seulement à elle d'en décider?

"Cette question a déjà été résolue, jeune fille. Et si tu te posais les vraies questions? Tu sais, les questions qui font mal... Hm?

- Oui..."

Lauraline s'accroupit en ramenant ses genoux sous son menton. Le corps du reptile s'anima, récupéra la tête, et pris une pose voluptueuse sur le rocher d'à côté.

"J'ai une question...

- Je t'écoute.

- Comment peux-tu savoir à quoi je pense, suis-je seulement en train d'halluciner? Où trouver la cohérence dans tout ce bordel, et y en a-t-il seulement une? Est-ce possible de remettre de l'ordre dans tout ce merdier et, une bonne fois pour toute: qui était vraiment ma grand-mère???

- Ca fait...

- Beaucoup de questions, certes.

- Je n'y répondrais pas, elles ne sont pas bonnes.

- Ah bon?

- Oui, premièrement, ce n'est pas à moi de décider si les questions que tu poses sont bonnes ou mauvaises. C'est à toi.

- Oh?

- Bon sang, toute une éducation à refaire.

- Tu es le gardien des brisures.

- ...Oui.

- Quel est ton rôle?

- Je répare les failles ou je les crée.

- Les failles entre les mondes?

- Les failles entre les gens, il est inutile de réparer les mondes.

- Et le lien entre Andrée, Lousse et toi, c'est quoi?

- J'imagine qu'on peut admettre que nous sommes tous des animaux, en quelques sortes.

- Et c'est un lien, ça? Tu me baratines.

- Oui, un peu.

- Apprend-moi à créer des failles, apprend-moi à les réparer!

- On dit s'il-te-plait.

- Votre altesse.

- Fort bien."

Lauraline souriait. Elle souriait vraiment. Et si Fred avait été un lézard, peut-être aurait-elle été amoureuse de lui.

Je ne peux plus. C'est au-delà de mes moyens. Il est assez rare que le découragement me guette, et encore plus que les vagues restent longtemps, mais je suis vraiment coincée au milieu de ce dédale de possibilités. Jamais encore je n'avais eu à me poser cette question : la vie, en fait, avait été remplie d'événements qui guidaient la trajectoire naturellement. Quand il faut choisir, c'est que quelque chose cloche. C'est à peine si je me souviens de mon prénom, de mon histoire, seul le reflet dans la glace me rappelle que je suis ici. Quand ça survient il s'agit d'assumer, j'ai fini par le comprendre au cours de ces longues années. N'importe quoi, je ferai n'importe quoi pour éluder cet état. Et mon corps grimaçant me ramène toujours dans cette foutue clairière. J'en ai fait le tour, et pourtant mes pas semblent ne pouvoir me mener qu'ici. Le journal est devenu un torchon. J'erre depuis si longtemps que je ne sais plus quelle histoire croise laquelle, comme si elles se confondaient toutes sans jamais se toucher. Et ces gens que j'ai toujours considéré comme ma famille semblent si constants, et n'évoluent pas. Quand je les retrouve, les sauts dans le temps me garantissent de les rejoindre pile à l'endroit où je veux les rejoindre, et je sais ce qu'ils ont en tête et dans le cœur à ce moment-là. Je les connais, leurs vies. Je les ai accompagnées et je les ai tressées en grande partie. Je me retrouve en Aranya comme dans une prison dont on ne peut s'échapper, et la présence d'Andrée me soulage. Elle semble être le seul être qui existe au-delà de cette réalité multiple. Comme un vrai être vivant au milieu de ce tableau fouillé de fond en comble. Andrée ne traverse pas les mondes, comme moi elle reste au centre, elle est dans tous à la fois. De Prime Abord, ça nous semblait être une Bonne Idée. C'est ainsi qu'on les a conçu, parce qu'Aranya était une jachère hostile.

Le carnet ne me quitte plus. Je sais qu'une ligne de temps a échappé à l'impact, mais je ne sais pas quand est-ce qu'elle pourra se joindre à nos créations. Je suis comme un marin, perdu en pleine mer, et l'équipage est mort depuis longtemps. Andrée n'est pas capable de rester ici constamment je crois, le Roi non plus, et je n'ai pas revu les autres depuis des années. Du coup, chaque moment avec les gardiens est intense et je le savoure en tentant de croire qu'il n'y aura pas de lendemain.

Parfois, je me surprends à faire des projets. La glaise entre mes mains forme des mondes et tisse les vies, et je sais que je peux faire ça, que j'en ai la capacité. Un pouvoir fascinant que je connais par cœur et qui ne m'amuse pas toujours. Je ne peux pas le dire, je ne peux pas en parler, chacun de mes mots envoie une bourrasque alors je dois les choisir. Et le choix m'est impossible. Il m'arrive de souffler par petits à-coups juste pour voir comment le monde va changer, puis je me ravise et je cesse: ces mondes sont déjà assez en bordel comme ça. Le pouvoir, hélas, n'est pas illimité. Ce paysage que je peux modifier se limite à Aranya et tout ce qu'elle contient. Aimés sont les êtres qui y pénètrent sans prévenir personne, et qui se perdent, encore et encore, dans les méandres changeants de mes créations. Choyés parce que je sais comment ils entrent et comment ils devraient s'y prendre pour sortir. Personne ne pose la question. Personne ne pose la question qui est ma clé. La question interdite que je ne peux révéler, même à toi Lauraline. Pardon pour ça, tu devras la trouver par toi-même, il faut que ça vienne de toi -mais je t'y amènerai. Les mots prononcés seraient inutiles si l'on n'est pas arrivé au point où l'on pose la question. J'ai alors cherché ce point, et les premiers siècles c'est à la clairière et aux alentours que se menaient mes investigations. Ca a commencé avec Louise. Mais c'était peine perdue. Louise ne le supporte pas. Aujourd'hui j'essaye de rendre le carnet à Louise de temps en temps mais je ne suis pas sûre de pouvoir le faire encore sans m'y casser les dents. J'ai essayé de le transmettre tour à tour chacune des personnes qui tourne dans cette forêt, à différents âges. J'ai été, on peut le dire, méthodique.

J'ai essayé de les rassembler. Le donner à tous en même temps, la famille au grand complet. Mais le carnet se perd et son contenu s'efface. Je n'ai pas compris pourquoi de suite, il m'a fallu quelques siècles de plus, à fouiller dans les archives de Liliane. Le contenu s'efface depuis la première boucle, en fait. Les autres boucles n'ont pas changé grand chose au sujet du carnet. La prochaine étape est de faire coexister toutes les familles, de tous les mondes, à Prime Abord. Ensuite, si ça échoue, je tenterai la rencontre dans une autre dimension, puis une autre, et ainsi de suite. Vaste programme qui m'occupe l'éternité, parfois j'ai un coup de main d'Andrée pour ça.

Lorsque Lauraline s'est rencontrée pour la première fois nous avons vieilli, et elle a compris qu'elle ne pourrait rester en deux exemplaires dans un même monde. Instinctivement, elle le savait. L'explication est très simple: lorsque cela survient, aucune des deux Lauraline qui se rencontrent ne peut admettre qu'elle est la fausse. Elles se sentent vraies toutes les deux, quoi qu'elles fassent. Lorsque deux vrais doubles sont mis face à face, ils dégénèrent. Et Lili n'a pas ce problème, raison pour laquelle nous avons passé beaucoup de temps avec elle, les gardiens et moi. Lili n'a pas ce problème, car elle n'a aucun double. Elle est unique car elle n'existe que dans une seule dimension. Elle n'est jamais née dans les autres. Ce qui nous a beaucoup troublé, c'est qu'elle semblait vouloir s'approprier tous les mondes en même temps, transitant de l'un à l'autre avec une facilité déconcertante, elle voulait mener une vie multiple. Au terme de la première boucle de Prime Abord, il nous est apparu clairement qu'elle s'épuiserait à la tâche. Sa faculté à voyager la rendant immortelle, les êtres ne la reconnaissant pas toujours, les histoires qui se mêlent mais qui ne se touchent jamais dues aux doubles qui restent sagement sur leur ligne propre sans vraiment s'en rendre compte... Lili finissait par me ressembler. En fait elle a poussé la ressemblance à un point tel qu'on avait commencé les hypothèses et les plans pour l'accueillir en temps que gardien. Seulement, elle n'a jamais basculé. Elle n'a jamais acquis aucun pouvoir, si ce n'est celui d'être née une seule et unique fois. Nous autres renaissons sans cesse, et faisons perdurer la mémoire au sein d'Aranya. Lili a donc entreprit de nous y aider, puis s'est ravisée, et ce un nombre incalculable de fois. Elle ne semble pas en mesure d'appréhender les boucles comme nous le faisons. Elle est sa réplique parfaite, elle se re-crée à l'identique par elle-même, parce qu'elle le veut, et peut-être aussi parce qu'elle est incapable de faire autrement. Ainsi, elle ne s'épuise jamais vraiment. C'est la peur qui la guide et nous le savons. Aussi, nous avons déduis de ses actes qu'il valait mieux la laisser libre, et ne pas l'inclure. Nous lui laissons libre accès à toutes les dimensions, carte blanche sur les actes et le nombre de voyage, elle est ici à sa guise. Après tout, elle est née ici, et peut-être qu'elle n'en sortira jamais. 

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