Chapitre 4 - Courant d'air (1)

Mon corps est remplit d'une force et d'une souplesse que je n'avais jamais pu ressentir jusqu'ici. Chaque pas que je pose est l'affirmation de mon existence, assuré, l'impact sur le sol est franc. Pourtant je me déplace avec légèreté, agilité, glissant presque, comme si mes chaussures avaient quelque pouvoir de lévitation. Sans hésitation. Pas de question, pas de doute. Rien de fébrile dans la façon dont je me dirige à présent à travers la forêt. Tout ce qui se trouve en moi est optimisé, il n'y a rien à réparer, rien contre quoi lutter, et je me retrouve à regarder simplement la forêt, libre de tout ce qui pourrait être considéré comme un problème.

Et quelle forêt. Quelle chaleur dans ces branches mortes, angles parfaits de cette boue formant un creux, accueillant cette eau qui se meut dans une géométrie parfaite. Couleurs harmonisées d'une main de maître. Mais ce qui frappe c'est surtout la façon dont je me sens nourrie. Oh, pas par ce que je vois, ni même par ce que je sens. La raison pour laquelle je suis à même de savourer la moindre parcelle de sensation est que je suis nourrie par... Moi-même.

C'est à ce moment que je remarque l'immense sourire qui se dessine sur mon visage. Immédiatement, il se déforme, tente d'être plus grand encore, tente d'exprimer mieux ce qui s'exprimait déjà, tente d'être plus serein. Il y a quelque chose d'indécent à ressentir un tel bien-être, mais je ne peux tout simplement pas le réduire. Ça déborde.

Je constate tout ces mouvements, intérieurs, extérieurs, mais ma présence ne perd rien de sa force. Quelque chose en moi est stable comme la montagne sur laquelle je suis. Et de tous les éléments qui m'entourent, c'est encore d'elle dont je me sens la plus proche. Le reste, tout le reste, fait la sensation d'être un adorable spectacle. Et nous sommes le plancher de la scène, elle et moi.

Je sens le froid, et je sens la faim. Je songe alors à un bon repas en compagnie de mes parents, installés près de la cheminée, à la maison, et cette pensée génère une douce sensation d'enthousiasme. Donc, je décide de rentrer chez moi quand, sur ma gauche, un arbre attire mon attention. Il semble souffrir d'un mal qui le ronge de l'intérieur. J'ai de la compassion pour lui mais pas au point d'en être ébranlée le moins du monde. En fait, la chose à faire est évidente. Mon regard se porte au sol, et je vois que la base de son tronc est encore vigoureuse. Alors, je me contente de sourire car je sais que tout ira bien. Et, je reprends ma marche tranquille. Derrière moi, j'entends des écureuils se précipiter vers l'arbre qui fournit maintenant des noix en abondance, bourgeon, fleur, noix, chute, écureuil, bourgeon, fleur, noix, chute, bourgeon. Bourgeons sous la neige qui fond à mon approche, qui fond après le passage des oiseaux, qui fond dans les traces des pattes des animaux. Gouttes d'une eau fatiguée de stagner, tombant des stalactites, jouant une musique, rayons de lumière qui dansent. J'avance. Juste comme tout le reste: sans effort. Pour quoi faire? Nous vivons. Cela ne demande rien d'autre que le mouvement.

Bientôt viendra le printemps.

C'est là que cela me prend. Pourquoi rentrer tout de suite? Je vais chez Lousse, qui m'accueille en grand ours devant sa porte. Bien embarrassée de ne pouvoir passer l'encadrure, elle me confie qu'elle a peur de tout casser chez elle à cause de son poids. Elle sanglote un peu. Elle se sent si maladroite, si inadaptée. Alors, je la prends dans mes bras, et lui assure qu'elle est la créature la plus magnifique et la plus légère qui existe, et que c'est un honneur, un cadeau du ciel, pour un foyer, que de l'accueillir en son sein.

Lousse me sert si fort qu'elle me fait un peu mal aux côtes, elle engouffre son nez humide dans le creux de mon cou. Ses poils rentrent dans l'intérieur du cuir que forme sa peau, elle-même devenant de plus en plus souple, fine, recouvrant maintenant le corps d'une toute jeune fille. Ses bois si rigides retombent sur ses épaules, prenant la texture d'une chevelure légèrement ondulée, encadrant un visage enfantin, des yeux doux avec, dans leur fond, un peu de cruauté qui luit. Une cruauté magnifique dont elle ignore probablement l'origine. Elle tremble.

«Rentrons, maintenant. Nous allons te trouver des habits chauds, Lauraline.

- Il me reste... Il me reste quelques pommes de terre, si tu as faim...

- Avec grand plaisir, lui répondis-je.»

«Quand as-tu deviné? me demanda-t-elle entre deux bouchées.

- Je n'en savais rien.

- Merci, merci du fond du coeur.

- Tu sais, je crois que je n'ai rien fait. Rien d'autre que réconforter une vieille amie. Tu t'es métamorphosée par toi-même.

- Ce sentiment, quand Lili et toi avez disparue du même coup, je me suis sentie tellement... Seule... Livrée à moi-même. Abandonnée. J'ai finit par vous en vouloir. J'étais sûre que de nous trois, j'étais celle qui supportait le plus mal la situation. Je savais que, peu importe ce que vous viviez, et où, peu importe si vous étiez dans l'au-delà, je savais... Que vous vous en sortiriez comme des chefs. Et moi, je restais là, sur la touche, incapable. J'étais tellement en colère que je ne voulais plus rien voir, ni personne. Quand je me suis réveillée, j'étais cette bête immense et malhabile, avec ces excroissances sur la tête, qui s'accrochaient partout. Je ne savais même pas ce que j'étais, quel choc ça a été de découvrir que j'étais toi. J'aurais dû plus m'intéresser à toi, et à la façon dont tu pouvais ressentir les choses. Je n'avais aucune idée de ce que tu vivais, de la façon dont tu trouvais ta nourriture...

- Je suppose que ça n'a pas dû trop te plaire, le goût de la chair non cuite.

- Non cuite?! J'ai dû étriper ce pauvre lapin! Et le pire, c'est quand j'ai réalisé que je ne pouvais pas le manger parce que mes dents ne faisaient que l'écraser. Je me suis sentie tellement coupable! Un vrai monstre!

- Et donc? Tu as essayé de manger des feuilles?»

Je ne pouvais m'empêcher de trouver ça très drôle. Elle avait dû avoir de sacrés maux de ventre.

«Oooh, toi! lâcha-t-elle en fronçant les sourcils.»

«Il n'y avait aucune feuille, même plus de champignon, j'ai passé presque deux jours à rogner des pommes de pins infectes.

- Ha! Ha! Ha! Des po...! Des pommes de p...! Hin! Hin! Ha! Ha! Ha! Oh, pardon, mais!

- Vas-y, vas-y, bidonne-toi, aucun problème!

- Et donc, tu as finis par comprendre?»

Elle désigna alors nos deux assiettes.

«Les patates...

- Ah, quand même!

- Oui, je sais, j'aurais dû y penser tout de suite, en voyant les patates chez toi...»

Je m'étouffais dans mon fou rire.

«Je sais, c'était stupide! Bon! J'étais un peu désorientée, aussi! T'as vu ta tête? Jamais on n'imagine se réveiller avec cette tête-là...

- Je l'aime bien, ma tête, moi...

- Elle est très bien ta tête.

- Qu'est-ce qu'elle a ma tête?!

- Elle est très bien je te dis!

- Bon. Ma chère je dois retrouver tes parents à présent.

- Déjà?

- Ils s'inquiètent, tu sais.

- Tu vas y aller comme ça?

- Oh, Lauraline...»

Je pris alors l'apparence de Lili. Le visage de Lauraline devint tout pâle.

«J'y crois pas.»

Elle me pointait du doigt, son bras levé peinait à se maintenir en l'air, alors elle posa son coude sur la table, l'index toujours pointé sur moi. Elle ouvrait la bouche, puis la refermait, complètement incrédule. Avant de finalement laisser retomber sa main sur la table en soupirant:

«Je suis dépassée.

- Bien moins que tu ne le crois, va. Tu dois apprendre à te faire confiance.»

Je la laissai sur ces mots, j'avais à faire.

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Juste parce que ça colle vraiment bien, je vous donne ici les paroles du morceau de Fleet Foxes qui accompagne cette partie. Avec, pour les non anglophones, la traduction en français.

Fleet Foxes - Your protector

She left a week to roam

Elle est partie une semaine, pour vagabonder

Your protector's coming home

Ton protecteur rentre à la maison

Keep your secrets with you girl

Gardez vos secrets avec vous, fille

Safe from the outside world

Protégés du monde extérieur.


You walk along the stream

Tu marches le long du ruisseau

Your head caught in a waking dream

Ta tête prise dans un rêve éveillé

Your protector's coming home

Ton protecteur rentre à la maison

Coming home

Il est en chemin.


As you lay to die beside me, baby

De la même façon dont tu étais étendue, morte, à côté de moi, bébé,

On the morning that you came

Le matin où tu es venu,

Would you wait for me?

M'attendras-tu ?

The other one would wait for me

L'autre m'attendrait.


You run with the devil

Tu frayes avec le diable

You run with the devil

Tu frayes avec le diable


Tell your brother to be good

Dis à ton frère d'être bon

Tell your sister not to go

Dis à ta sœur de ne pas s'en aller

Tell your mother not to wait

Dis à ta mère de ne pas attendre

Tell your father I was good

Dis à ton père que j'étais bon 


As you lay to die beside me, baby

De la même façon dont tu étais étendue, morte, à côté de moi, bébé,

On the morning that you came

Le matin où tu es venu,

Would you wait for me?

M'attendras-tu ?

The other one would wait for me

L'autre m'attendrait.

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