Chapitre 3 - Remonter la piste (5-fin de chapitre)

Andrée venait de passer une bonne trentaine de minutes à m'expliquer des choses que je saisissais à peine. Les mots que nous utilisions étaient les même, mais leur signification semblait ne pas correspondre. J'étais perdue. Elle finit par le remarquer, et marqua une pause, avant de reprendre.

«...Que sais-tu de cet endroit?

- Pas grand-chose... Si ce n'est que c'est là que je me réveille systématiquement après m'être évanouie.

- As-tu déjà essayé de montrer cette clairière à quelqu'un?

- Jamais.

- Je vois. Tu n'as donc pas pu t'en rendre compte, encore... Hm. Tu sais, tu es loin d'être le seul membre de ta famille à être passé par ici.

- Qui d'autre?!

- Absolument tous.

- Quoi?!

- ...Il s'agit du point de rencontre.

- Mais je n'y ai jamais rencontré personne d'autre que toi.

- C'est parce que tu as une fausse idée de ce qu'est une personne...»

Je commençai à être légèrement exténuée, mes nerfs étaient à vif. Tout cela ne me servait à rien. Je ne pu m'empêcher de lui répondre sèchement.

«Avec tout le respect que je te dois, je saisis mal en quoi philosopher sur ce qu'est une personne va m'être utile pour rentrer chez moi.

- De la philosophie? Non, c'est très concret. Changer ton point de vue, c'est là la base de tout le reste. Il va te falloir apprendre à te familiariser avec, si tu veux pouvoir te déplacer sans soucis en Aranya, entre les dimensions. Je sais que ce n'est pas intuitif pour un être humain. L'idée que vous vous faites d'une personne, et l'idée que vous vous faites d'un monde, sont construites d'une manière tordue. Essaye d'échanger les deux si tu veux commencer à comprendre comment les choses fonctionnent ici. Un «monde» est une personne, et une «personne» est un monde. C'est bien plus simple que ça en a l'air. De là où je suis, il est certaines réalités qui m'apparaissent comme évidentes, mais les humains passent systématiquement à côté, car vous êtes constitués différemment. Avec un peu d'honnêteté et d'humilité, tu finiras par tomber dessus toi aussi, juste comme tout le monde.

- Tomber sur quoi?

- Eh bien, la vérité!

- C'est un bien grand mot...

- Le mot n'a aucune importance, c'est simplement le nom de la porte, parce qu'il fallait lui en donner un. Le sens que vous donnez à ce mot est différent, je crois.

- Ah, il y a donc bien une porte! Où est-elle?

- Hm...»

Andrée pris une grande inspiration, comme pour aérer ses pensées afin d'être la plus claire possible.

«Ce n'est pas un endroit que tu dois chercher. Souviens-toi que ce que tu appelles «une personne» est un monde. Et ce que nous appelons, nous autres, un «monde»... Est une personne.

- Attend... Ce que tu me dis c'est que... la vérité est une personne?»

J'y mettais de la bonne volonté, mais il faut admettre qu'elle était difficile à suivre. On aurait dit qu'elle s'amusait à engendrer des quiproquo. Et moi, pour la première fois de ma vie, j'eus la sensation de débarquer de la dernière pluie. Maintenant que j'y pense, c'était effectivement le cas. J'essayais de tordre mes pensées dans tous les sens pour trouver une application concrète à ce dont elle me parlait. Me laisser porter par ses mots de manière passive ne me ramènerait pas à la maison. A mon grand étonnement, elle fit preuve de beaucoup de patience malgré tout, et s'exprimait d'un ton égal, calme.

«...C'est une porte, à l'intérieur de chacun. Tout le monde peut passer d'un monde à un autre, en Aranya. Tu l'as toi-même déjà fait puisque tu es ici en ce moment.

- Seulement, je n'ai absolument aucune idée de la façon dont j'ai fait ça. Je n'étais pas dans mon état normal, c'était un accident.

- C'est impossible. Tu étais forcément volontaire. Tu as simplement dû oublier tes raisons. Bien que cela soit étrange... Il t'arrive souvent d'oublier des choses aussi fondamentales?

- A vrai dire, ça commencerait presque à devenir une habitude, ces derniers temps. ...S'il te plait, Andrée, je ne peux pas rester ici. Apprends-moi à passer d'un monde à l'autre

- Mais tu sais déjà tout. Il ne peut en être autrement. Je vais simplement t'aider à retrouver la mémoire...

- Comment tu comptes t'y prendre?

- Oh, ce n'est pas compliqué. La vérité ne demande qu'à sortir, toujours. Il suffit juste de s'en approcher un peu, et le reste se fait tout seul. En revanche, c'est très désagréable quand on ne s'y attend pas.

- Désagréable... Comment...?

- La douleur la plus intense que tu puisses ressentir.»

J'en blêmis. Alors, j'allais devoir en passer par là?

«Y a-t-il un risque pour que je n'y survive pas?

- Cela ne devrait pas arriver.

- Tout ça n'est absolument pas rassurant.

- Cela ne devrait pas arriver, car si tu l'as déjà fait une fois, il n'y a aucune raison pour que tu résistes cette fois-ci. La seule chose qui puisse te mettre en danger, c'est ton refus d'aller jusqu'au bout.»

Je tremblais de la tête aux pieds. J'en venais à me demander s'il était vraiment nécessaire que je rentre chez moi, finalement. Une vie en compagnie de ma soeur, ne serait-ce pas merveilleux? Nous vivrions dans la forêt, elle m'apprendrait tout ses tours, j'irais m'amuser avec Lousse...

«Je connais cette odeur.

- Ah? Quelle odeur?

- Tu es terrorisée.

- Eh bien, p-pour être honnête...»

La tension qui m'habitait m'empêchait de penser correctement. C'était vraiment le pire moment pour ça. Il y avait assez peu de chance pour qu'Andrée se montre autant à ma disposition à nouveau.

«Ne dis rien. Il n'y a rien à dire. Tu es consumée par ta peur, et, c'est parfait. Prête?

-N-non..!!»

J'avais tenté de l'arrêter mais c'était trop tard. Andrée avait ouvert ses ailes pour se projeter dans les airs, en un battement de cils le sol s'était mis à trembler, soulevant de la poussière partout autour de nous. Un ouragan.

Le cri d'Andrée couvra le vacarme.

«Es-tu prête à retrouver la vérité dans ton monde?»

Le temps s'arrêta pour nous, en une seconde mon coeur avait cessé de battre, saturé d'émotions.

Je hurle et je me débats. J'ai perdu tout contrôle de moi-même et supplie Andrée de stopper le processus mais elle ne m'écoute pas. Il n'y a rien à faire, je suis dans l'impuissance la plus complète. J'ai la sensation de chuter dans le néant tout en étant paralysée en moi-même. Je sais que je suis parfaitement immobile, mais j'ai cette sensation étrange, mon crâne secoué violemment en tout sens. Et mes membres, devenus fantômes, poussent de toute leur force pour faire bouger ceux faits de chair et de sang. Je n'arrive plus à mouvoir ma cage thoracique et je me sens étouffer. Il y a mes yeux, inertes, ouverts, et tout ce que je vois est le brin d'herbe gelé, du sol sur lequel je me suis écroulée. Je voudrais hurler mais je n'y arrive plus, aucun son ne sort de ma bouche. Je panique.

«Je ne suis plus aux commandes!»

Je m'égosille dans un silence terrifiant. C'est la peur qui me torture, un mal qui vous déchire, de l'acide qui coule à côté de vos poumons. Les muscles malmenés par leur propre contraction, tétanisés, compressés, et la gorge qui se serre comme si l'on appuyait dessus avec force. Mon corps, ma famille, mon histoire, les choses que j'aime et celles que je déteste, mes envies et mes peurs, mes doutes, mon prénom, rien, non rien de tout cela ne m'est d'aucune utilité, ici et maintenant. C'est trop lourd, ça me brûle au-delà de la raison. Je voudrais laisser tout ça se consumer comme on se débarrasse de vieux vêtements qui vous enserrent. Décapée. De moi, que reste-t-il à présent?

De moi, que reste-t-il?

Cela fait à peine sens. Quand la question me traverse l'esprit je ne peux m'empêcher d'éclater intérieurement d'un rire presque dément, celui qui n'est ni heureux ni perdu. Cela pourrait être l'éternité, et même ici, rien n'a de sens. Il n'y a rien à chercher. Je suis au bout de ma vie. Il n'y a rien à souffrir! Il n'y a que des résidus qui se désintègrent et cela n'est pas plus important que tout le reste! Je n'attends plus la fin, car je renonce à m'investir dans ce qui n'est qu'une immense supercherie. J'ai tant cherché, attendu, souffert, espéré, et j'ai tant donné de moi-même. Pour aboutir ici.

Je ne participerais plus à ça. Cela ne m'intéresse plus, l'intérêt m'a déserté. Les mots glissent eux aussi dans le néant. Après tout, ils n'étaient que les arcanes de ce décor en carton pâte. Inutiles.

Maintenant aux portes de la mort mon esprit se tord et se divise, et au désespoir le plus profond se mêlent des éclats de rire. Encore. Un rire franc et sincère. Assuré comme seul peut l'être le rire de quelque chose qui ne se sait plus exister. Voyant par mes yeux, entendant toutes les voix. Toutes veulent avoir l'exclusivité de «la réaction juste avant la fin», parce qu'elles pensent que c'est leur heure de gloire. Dans la souffrance ou dans la joie, dans la terreur ou l'infinie tristesse, la haine, l'excitation, la lassitude ou la compassion. Elles sont toutes tellement extraordinaires, colorées, et j'aimerais les essayer une par une quand soudain mes paupières se ferment.

...Et s'ouvrent à nouveau.

«...Qui a fait ça?!»

«Je suis vivante?»

«Qui a bougé mon corps?!»

«Je n'étais pas là!»

«Qui...? Et mon corps...»

«Vit?»

«Je suis...»

«Inutile??»

«Je suis...»

«Inutile..?»

...C'était donc ça. Un son me vient en tête à présent. «LOL».

Cela me prend. Implosion, dont le souffle grandit avec une lenteur menaçante, à l'intérieur de moi. Mon cœur s'embrase et mes poumons avec. La sueur s'écoule et c'est mon corps qui se vide de son eau, comme une éponge qui se comprime de l'intérieur. L'eau sort de mes yeux dont les paupières ne ferment plus. Mon crâne tremble, et l'éternité se déroule en-dessous de cette chose qui semble être plus véracement moi que je ne l'ai jamais été. Je suis vraiment là. Pour la première fois de ma vie. La sensation est complète, totale, ronde.

La vie m'apparaît alors telle que j'ai toujours su qu'elle était: simple, et belle.

Et quand je pleure de joie cette fois-ci mon corps me suit, ce sont des yeux qui se ferment quand c'est ce que je sens. Ce sont des larmes qui coulent sur des joues que je sens. Ce sont des flammes qui brûlent sans plus rien à consumer. C'est un brasier qui n'est plus que magnifique et je ne sens plus la souffrance comme mienne. Je reste là, ayant complètement perdu la notion du temps, je me contente de me sentir exister. Tout est si clair. Tout est si propre et beau. Tout est si évident.

La porte n'était pourtant pas très loin.

Maintenant, je sais où elle est.

Maintenant, je rentre à la maison.

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