Chapitre 2 - L'effet boule de neige (7)
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«Mais qu'est-ce qu'c'est qu'ce machin? C'est Ctulhu?
- Mamaaan! Tu le tiens à l'envers! Et puis attends de voir ce que ça donnera quand je l'aurais peins! répondis Lili, l'artiste incompris.
- Non mais, sérieusement, c'est quoi?
- C'est Lousse.
- C'est un ours?!
- Mais non! Lousse!
- Ah! L'ours qui parle! Eh bien oui, c'est ce que je dis, c'est un ours!
- Mais non!
- Arrêtez de crier»!
Je me sentais obligée d'intervenir avant que ma tête n'explose.
«Oh la la, qu'y a-t-il Lauraline, tu as la gueule de bois? , plaisanta maman.
- Complètement, j'ai une grosse gueule de bois, j'ai mal aux cheveux et si vous n'arrêtez pas de vous crier dessus, je... Je... Oh...!
- COMMENT ÇA TU AS UNE GROSSE GUEULE DE BOIS? , s'indigna maman en allant chercher un ibuprofène.
- Je plaisantais...
- J'espère bien! Ton mal de tête, lui, en revanche, n'a pas l'air de plaisanter. En plus tu t'es plainte de courbature hier... Laisse-moi toucher ton front? Peut-être as-tu attrapé la grippe? C'est courant à cette période de l'année.
- Non, m'man, je vais bien, c'est bon. Suffit que je dorme, c'est tout.
- On dirait bien, oui... En effet, ta température a l'air normale... Bon, passons à l'autre fi-fille. Lili, je t'adore, et j'adore ton sens de la création, mais comprends qu'on essaye de faire un arbre de Noël. Vois-tu c'est une affaire très sérieuse ou presque, nous n'allons pas accrocher dessus des oeuvres qui, bien que magnifiques, sortiraient du thème. Ça veut dire: pas d'ours qui ressemble à un monstre marin comme figurine sur le sapin.
- Mais, c'est à moitié un cerf... Ça ressemble un peu aux rennes du père Noël, moi j'ai cru, j'voulais...
Devant la mine déconfite de Lili, maman craqua lamentablement. C'était le malheureux «syndrome du collier de nouilles». J'avais pu observer très souvent ce syndrome se produire depuis que Lili avait commencé à aller à l'école primaire. Il expliquait à lui seul la moitié de la décoration de la cuisine. Heureusement que Lili est plutôt douée, dans le genre collier de nouilles, sinon nous vivrions probablement dans un dépotoir dadaïste. Maman reprit:
«C'est un ours... A tête de cerf...?
- Oui, avec des yeux de chat.
- ...Avec des yeux de chat.
- ...Mais pas vraiment.
- Je suis perdue.
- Ce que Lili veut dire, c'est que la forme de Lousse n'est pas clairement définie. En fait, elle ne cesse de changer.
- Ah bon?
- Oh, je vois... Pour un animal que vous avez rencontré toutes les deux et auquel vous avez parlé, vous pourriez au moins vous mettre d'accord sur quelque cho...
- C'est pas un animal! répondons-nous simultanément.
- Voilà qui est très clair! s'amusait maman. Donc, pour résumer, personne ne sait vraiment ce qu'est Lousse, ni à quoi ça ressemble! Merveilleux! Nous n'avons qu'à accrocher cette ficelle à une branche, sans rien au bout, comme ça, nous dirons qu'il s'agit de la figurine d'une créature indéfinie! Magnifique décoration n'est-ce pas?
Elle était à moitié sérieuse, elle accrochait déjà un bout de ficelle au sapin.
- Tu en as de ces idées, maman...
- Oui, on se demande bien d'où peuvent sortir des idées pareilles, hein? Peut-être bien de mes filles? Qu'en dites-vous?
- Moi, je dis que les chiens ne font pas des chats, lui répondai-je».
Nous entamions tout juste notre duel de regards façon western lorsque papa nous interrompit en remontant de la cave. Il s'écria:
«C'est une fille!
- Bravo Lachlan! Encore une! Tu verras, la grossesse, c'est pas comme on croit, mais je te tiendrais les cheveux.
- Hein?
- Laisse tomber, dit Louise.
- Andrée, c'est une femelle!
- Ouiiiii!, Lili sauta de joie, ce qui me fit réagir:
- Qu'est-ce qui te réjouit autant?
- Nous avons un aigle dans la famille!»
Je me mis à rougir mais, fort heureusement, personne ne sembla le remarquer. Toute l'attention était sur papa:
«Vous savez, filmer cet aigle, sortir du sous-sol pour une fois, c'était vraiment une expérience unique pour moi... Comme une familiarité avec elle. Je crois que... En fait, allez savoir, cela m'a donné envie de vous filmer aussi, si vous êtes d'accord?
- C'est une idée formidable! Tu nous ferais une belle vidéo de vacances? dit maman.
- Avec vous? Non, ce serait plutôt un reportage animalier.
- Ça me va! répondit Lili».
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«Il y a, en-dessous de l'épaisse couche de neige, là où l'on ne soupçonnerait pas leur existence, loin des regards envahissants et des yeux avides d'histoires à raconter, un peuple qui vit. Un peuple qui tremble quand tremble le sol au rythme de nos pas. Un peuple qui boit l'eau qui nous file entre les doigts, celle que même les arbres ne peuvent absorber. Un peuple qui a besoin du froid comme nous avons besoin de l'air pour respirer. Ce sont des êtres si vastes qu'ils pourraient nous sembler étonnant qu'on ne les rencontre que très peu, et surtout, que nous ne les remarquions pas. Ils sortent, par cercles, dans une merveilleuse métamorphose, quand vient le temps de communiquer dans un langage un peu différent de celui dont ils ont l'habitude. L'automne, novembre, le temps de la joie lorsqu'ils se retrouvent par confréries pour échanger tout ce qu'ils possèdent. Le moment est tel, que même l'herbe en devient plus verte, lorsqu'elle est au milieu d'eux. Ils sont les sylvains. Ils sont les magiciens de l'hiver, gardant les sapins en vie. Ces sapins qui réchauffent les Hommes dans leur coeur et dans leur foyer. Ils sont le secret bien gardé des forêts de nos régions. Seul le voyageur averti sait où les rencontrer. En observant les lieux assez attentivement, il est assez aisé de les trouver, de les reconnaître, de les comprendre. Ils vous laissent entrer dans leur monde avec une innocence et une bienveillance déconcertante. Ils vous nourrissent, vous guident, vous traitent aussi bien qu'ils traitent tous les êtres vivants. Maillon central, lien entre les mondes, royaume souterrain et pays de l'air libre. Minuscules êtres vivants prêts à vous révéler leurs très nombreux secrets, si vous prenez la peine de les écouter. Imposant réseau bien rodé que j'étudie maintenant depuis près de quinze années sans en avoir encore percé tous les mystères. Ce sont les mycètes. Ici, nous avons pris l'habitude de les appeler «champignons». Ce sont eux qui me guideront jusqu'à un arbre assez vieux, ou malade, que je pourrais couper pour y sculpter la Cailleach.
- Pourquoi un arbre vieux ou malade? me demanda Lili.
- Tu as déjà oublié? La Cailleach est une vieille sorcière. Le soleil dont parle cette légende a donc été piégé dans un vieil arbre malade.
- Alors ce sont les sylvains qui dénoncent où se cache la sorcière?
- C'est ça.
- Alors tu leur rends service en coupant l'arbre qu'ils t'indiquent?
- Aucun doute là-dessus. Le réseau mycélien ne se trompe jamais quand il s'agit de connaître l'état des choses qui vivent et poussent ici.
- Mais je ne pourrais pas t'aider papa, je ne connais pas les champignons aussi bien que toi...
- Tu te trompes, j'ai absolument besoin de ton aide».
Je sortis la caméra de ma poche en tremblant légèrement. Une de mes meilleures, j'avais quelque appréhension à l'amener en-dehors du studio. Mais depuis l'apparition de l'aigle, j'étais au bout de moi-même. Je ne pouvais me permettre de prendre le risque, louper une occasion de capturer des images de lui me provoquait des sueurs froides. Je savais que mes financeurs attendaient le résultat de mes recherches, mais après tout, s'exiler en haute montagne devait bien comporter quelques avantages. Espérer rallonger mes délais n'était pas si fantasque quand on connaissait l'importance de mon projet. La minutie était de rigueur.
«Tu vois Lili, je ne peux pas être aussi attentif que toi si je filme. Ce sera à toi de suivre la piste des sylvains. Je vais t'expliquer ce que tu devras trouver...»
Je me demande toujours comment le ciel a pu m'envoyer une fille aussi adorable. Je crains le jour où elle découvrira le caractère obsessionnel de son père. D'ailleurs, il m'est étrange que Louise le vive aussi bien. Elle s'occupe vraiment de tout, à la maison. S'il est vrai que je ramène la plus grosse part de notre salaire, c'est bien elle qui gère les filles, presque toute seule. Je m'en veux pour ça. Mais comment faire autrement?
«Papa, là, ceux qui ressemblent à des petits bols bleus?
- Juste un buffet que les fées n'ont pas encore débarrassé.
- Ah, d'accord... Et l'arbre?
- Trop pourri pour nous.
- C'était quoi leur nom?
- C'était des pézizes. Vu le temps qu'il fait, ceux que l'on cherche doivent actuellement tirer franchement sur le violet. Des laccaires, améthystes.
- Et ceux qui ressemblent à des étoiles avec une petite meringue au milieu?
- Tu en as vu?
- Non, pas là, ceux que tu fais pousser dans la cave...
- Tu ne les as pas touché, quand même?!
- Mais nan...»
Dieux du ciel, Lili n'a aucune idée...
«Ça fait quoi si on les touche?
- Oh, rien, l'équivalent d'une éruption volcanique au pays des sylvains. Ça serait dommage. Mais tu peux le faire, si tu tiens à être responsable de la destruction de la maison de plein de petits êtres.
- Papa! Pour qui tu me prends?, elle me regardait comme une femme regarde un partisan franc-maçon, pleine d'incompréhension et de scepticisme.
- Oh, bien sûr, je sais Lili. Je disais juste ça comme ça...».
C'est Lauraline qui me préoccupe. J'essayerais de lui soutirer quelques mots tout à l'heure, à l'atelier. Depuis deux jours, je suis certain qu'elle cache quelque chose d'important pour elle, quelque chose qui la remue totalement. Elle n'avait pas l'air enrhumé. Elle cache ses bras. Elle croit sûrement qu'elle ne peut en parler à personne. Peut-être aussi que je suis un peu à côté de la plaque, c'est loin d'être improbable. Quand cet aigle est arrivé, l'espace d'un moment, j'ai cru que c'était elle qui m'appelait, postée sur le toit! C'était la même solitude, celle que l'on ressent quand on a l'impression de porter sur ses épaules l'avenir d'une espèce en voie de disparition. Elle me disait quoi, la dernière fois? Elle cherchait sa place. Il était aussi question d'un ours, je crois...
«Lili? C'est quoi cette histoire d'ours qui parle?
- C'est pas un ours...
- Ah, c'est pour ça que la figurine que tu as faites ressemblait à Cthulhu?
- C'est rigolo, maman a dit la même chose... C'est quoi ktoul... Papa! Tu filmes, c'est gênant! Je suis sûre que tu veux que je te parle de Lousse juste pour te moquer!
- Mais non enfin, je veux tout savoir de vos histoires. Après tout, je t'ai parlé des sylvains, non? Tu pensais que j'en parlais à n'importe qui? Voyons, c'est un secret bien gardé!
- Un secret dont tu parles devant une caméra.
- Une vidéo qui ne sortira jamais du cadre familial, tu as ma parole.
- Hm. D'accord...»
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Nous ne cherchons pas au bon endroit. C'est la raison pour laquelle nous nous perdons en Aranya. Nous errons tous en décrivant les mêmes cercles. Nous étudions ces cercles, afin de les briser. Peut-être serait-il plus simple de ne pas tourner en rond, mais il me semble qu'avancer est une condition sine qua non. J'essaye sans cesse de me souvenir. Les images sont trompeuses. Flèches qui me traversent comme le son du tonnerre pour me disperser, me fractionner avant que la foudre ne rassemble des morceaux. J'essaye de les faire se souvenir. Peut-être réussiront-ils là où j'ai échoué, médusée dans un no man's land? Plus rien n'est stable ici, lorsque je tends une main je ne parviens qu'à toucher une fine lame de monde, translucide ou presque. Je suis poussée à prendre un corps pour demeure, seulement il ne peut rester fixe très longtemps. La volonté est un concept que je ne m'approprie plus. Dépossédée. Libre. Quelle folie. Je disparais.
Je suis le déserteur, le soldat qui connaît autre chose. En quête d'une réalité dans laquelle il pourrait se reconnaître. Un miroir pour mon âme. Devant mes yeux?
J'apparais pour écrire l'histoire. Je disparais pour l'effacer.
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