Chapitre 2 - L'effet boule de neige (6)

Le sentiment qui me prend à chaque fois que je pousse l'air avec mes ailes est indescriptible. Je ne cherche pas à rester dans le ciel, car il est déjà mien. Non, ce que je fais, c'est aider le souffle du vent. J'entends ses paroles, j'entends ses demandes, lui qui chante par-delà les cimes et danse entre les arbres. Il est mon allié, mon père. Nous aidons les grandes migrations en partance du nord pour le sud. J'y passais ainsi la journée entière. Lorsque le soleil se coucha et que le froid se fit plus piquant, je retournai au chalet et me posai sur la cheminée de pierres. Mon père coupais du bois dehors. Il m'aperçu. Aussitôt, avec la plus grande prudence, il se dirigea vers la porte d'entrée et s'engouffra dans la maison. Il en ressortit avec une caméra. Je le regardais avec amour tandis qu'il s'asseyait. Des larmes perlaient aux coins de ses yeux. Nous restons longtemps dans cette contemplation réciproque.

Au bout d'une heure, ses larmes formaient une fine couche de glace sur ses joues, mais il restait de marbre. Cet homme est d'une patience exceptionnelle. Il ne bougera pas tant que sa caméra sera encore en train de capturer de la magie. Je décidai de lui faire un cadeau et, en lissant mon plumage, jetai une plume sur le sol. Mon bien le plus précieux. Puis, je m'envolai à nouveau.

«Aaah, que ça fait du bien de rentrer, au chaud chez soi! Je sens que je vais dormir comme un loir, entonnai-je en m'étirant. ...Outch! Ouille!

- Qu'est-ce que tu as à ton bras? me demanda maman.

- Oh, trois fois rien, juste quelques courbatures.

- T'étais avec Fred, hier soir?»

Tiens, maman se souvenait de l'existence de Fred.

«Oui, on a fait une partie de jeu de rôle qui a débordé sur toute la nuit.

- Quoi?!, s'insurgea-t-elle.»

Oh non... Si elle pose trop de questions je ne vais jamais m'en sortir...

«Vous jouez à ça?!

- Eh bien... Oui, pourquoi?

- Mais c'est trop génial! Moi qui croyais que le principe était tombé en décrépitude! Tu savais qu'on adorait faire ça, avec les copains, quand on était à la fac?

- Donjons et dragons?

- Oui! Absolument!

- Sans blague! On pourra jouer ensemble, une fois?

- Oh ouiiiiii!»

L'engouement de maman était complètement mirifique.

«Je vais tout de suite en parler à ton père!»

Elle descendait déjà les escaliers de la cave. Elle n'était pas encore arrivée à destination qu'elle criait déjà:

«Lachlan! Lachlan tu te souviens de ce jeu qu'on adorait, avec Emile et Pascaline? Oui! Donjon et dragons...»

J'abandonnais mon invraisemblable maman, me dirigeant vers ma chambre en adressant une prière à ses étranges dieux païens. Une prière de gratitude pour la faculté de ma mère à ne pas voir l'éléphant derrière l'arbre. Tranquillité absolue.

En passant dans le couloir je fis un détour par la salle de bain, dans le but de m'examiner dans le miroir. Je remontai mes manches... Cela devint alors plus clair. Ma douleur aux bras n'était pas seulement due aux engelures, aux courbatures ainsi qu'aux ecchymoses causées par mes coups dans le tronc de l'arbre. C'était pourtant des raisons plus que convaincantes et je m'en étais contenté jusque là. J'en restai bouche-bée un moment. Le résultat de mon aventure nocturne était encore gravé en moi, littéralement.

Ma peau était recouverte de croûtes, des entailles peu profondes, certes, mais pas des griffures de chat non plus. C'était comme si on m'avait enfoncé des centaines de crochets dans la peau, puis qu'on les avait retirés ensuite. Certaines saignaient encore un peu. Il allait me falloir nettoyer ça si je ne voulais pas risquer une infection.

«Chlac», je verrouillais la porte de la salle de bain.

Il était temps de panser mes plaies. 

«T'imagine? On pouvait passer des nuits blanches à faire ça, et maintenant on pourra jouer avec Lauraline!»

Lachlan était dos à Louise quand elle débarqua dans la cave. Elle sentit qu'il y avait quelque chose d'étrange dans ce comportement.

«Tout va bien?

- Louise...

- Qu'y a-t-il?»

Lachlan se retourna, il tenait dans sa main une plume gigantesque. Son regard exprimait ce que sa bouche ne pouvait dire Entonnoir à impressions et à idées qui ne pouvaient pas sortir, car elles voulaient toutes s'exprimer en même temps. Il finit par tendre la plume devant lui, toute droite. A la lumière de la lampe il apparu clairement des reflets dorés. Dissimulés par l'obscurité quelques secondes auparavant, ils donnaient maintenant une allure irréelle à cette plume d'un brun clair. C'était comme si l'on avait émietté de la terre brute pour l'utiliser comme peinture: du brou de noix, de la poussière devenue or par un procédé alchimique qui n'avait pas complètement aboutit. La rondeur de la pointe confirmait l'allure paradoxale de ce qui aurait pu apparaître pour un oeil non averti comme «la plume d'un gros pigeon brun». Mais Lachlan n'était pas de ce bois-là, et Louise avait pu, au fil des ans, constater à quel point il était sensible à la moindre trace de magie dans les choses. Ce vieux mantra pour décrire Lachlan et la magie: il la repère, il la révèle. Et plus Louise regardait les reflets d'or, plus, elle aussi, sentait que l'animal qui avait perdu cette rémige était comme un seigneur oublié, rentrant dans son royaume après une longue quête.

«D'où vient-elle? Souffla-t-elle, maintenant intriguée au plus haut point par l'objet.

- Il était sur le toit, Louise. Il était sur la cheminée, je... Je l'ai filmé!

- Tu l'as filmé! Mais il fallait le dire tout de suite! Regardons ça!»

Lachlan transféra la vidéo sur l'ordinateur posé au milieu des piles de feuilles et de carnets divers, fruits des travaux de toute une vie, et lança la lecture. En effet, l'animal était impressionnant, mais Louise ne saisissait pas tout à fait ce qui mettait Lachlan dans cet état.

«Alors, dis-moi... C'est bien, heu, un aigle? Je ne savais pas qu'on pouvait croiser des aigles dans le Jura...

- On n'en avait plus vu ici à l'état sauvage depuis plus d'un siècle! On pensait qu'ils avaient complètement disparu de la région. Un aigle royal, Louise!

- Une espèce protégée, non?

- En voie de disparition.

- Oh... Mais heu, dans ces circonstances, je crois qu'il faut prévenir, heu...

- J'ai déjà envoyé un mail à la LPO.»

Louise le regarda avec des yeux statiques, ce qui signifiait clairement: «S'il-te-plait, soit mignon, explique-moi tout, je suis paumée».

«C'est la Ligue pour la Protection des Oiseaux. Apparemment, je ne suis pas le premier bénévole à les avoir contacté: un éleveur de moutons qui vit un peu plus bas l'a remarqué hier.

- Dis donc, c'est du rapide!

- Il n'est pas très compliqué de reconnaître un oiseau aussi gros, tu sais... Tu vois bien, tu as tout de suite su deviner que c'était un aigle. Mais il est vrai que les éleveurs ont tendance à apprécier tout ce qui pourrait éloigner les renards de leurs bêtes...»

Il riait presque. Lachlan était comme un enfant, l'enfant passionné d'animaux qu'il avait été. Celui qui se levait à l'aube pour passer des heures cachés dans un buisson, dans une position des plus inconfortables, simplement pour observer la vie de la faune dans son comportement naturel. Il était comme ça.

«Et ce n'est pas tout. Louise, tu vas peut-être penser que je me fais des idées, mais... Comment dire? Je crois que cette plume que tu vois ne provient pas d'une mue.

- Comment ça?

- Eh bien, elle n'est pas tombée de lui naturellement. C'était comme s'il l'avait arraché lui-même pour me la donner.

- Ça arrive souvent que les oiseaux s'arrachent des plumes lorsqu'ils font leur toilette, non?

- Oui, mais enfin, pas des rémiges! Du duvet, plutôt. Et puis, pas comme ça... Il ne faisait pas sa toilette. Tiens, regarde sur la vidéo. ...Tu vois? Là, là juste avant qu'il ne s'envole, regarde! Pile à ce moment, il a décroché cette plume. Oh, comme je regrette qu'on ne la voit pas mieux...

- Mais oui, tu as raison! Une fois qu'on sait sur quoi fixer nôtre regard, on ne peut plus le louper. Là, il la décroche, et là, il la laisse tomber. Et donc, si je comprends bien, les aigles ne font pas ce genre de chose?

- Non, jamais. Le simple fait qu'il se soit posé sur le toit d'une habitation humaine, au milieu de la forêt, est étrange. Les aigles aiment les endroits dégagés, les grandes plaines où ils peuvent facilement repérer leur proie vue du dessus.

- Qu'est-ce qui pourrait expliquer que celui-là ai fait exception à la règle?

- Je n'en ai pas la moindre idée... Mais grâce à cette plume, je vais pouvoir en savoir un peu plus sur notre ami. Je vais me renseigner à ce sujet. Il me semble que l'on peut déterminer l'âge, le sexe et d'autres choses, rien qu'en étudiant avec finesse les couleurs et les motifs qui se trouvent sur les plume d'un rapace. Un peu comme on détermine l'âge d'un arbre avec les cernes sur sa souche.

- Oh, c'est pas mal!

- Louise, je compte sur toi pour lui donner un nom.

- Quoi?!»

Lachlan était un peu gêné, timide comme s'il venait d'avouer un secret.

«Oui, tu... Tu donnes toujours des noms à tous les animaux que tu croises et que tu affectionnes... Un peu comme si tu les incluais dans la famille, et... Eh bien...

- N'en dis pas plus. Voici donc une plume d'Andrée.

- Andrée..?

- Ni féminin, ni masculin, puisqu'on ne sait rien de cet oiseau».

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