Chapitre 2 - L'effet boule de neige (5)
❧
La course du soleil était déjà bien entamée lorsque Lauraline commença à cligner des yeux pour saluer le jour. Il la regardait depuis son zénith, petite tache rouge encapuchonnée, adossée à une pierre, au milieu de la clairière. Elle se leva et scruta longuement autour d'elle. Que pouvait-elle bien regarder? Les humains ont quelque fois des préoccupations qui peuvent sembler étrange à un être millénaire. Leur fonctionnement est complexe, mais pas inextricable. On ne se lasse pas de prédire les instants où ils vont être surpris, et ceux où ils vont être déstabilisés. La vie grouille dans ses pas mais elle ne le voit pas. Elle ne prit pas le temps d'admirer la clairière. Elle s'enfonça dans la forêt comme un animal apeuré, et se mit à courir. Puis, s'arrêtant pour reprendre son souffle, elle opta pour rebrousser chemin en marchant. Peut-être avait-elle finalement décidé de contempler la magnificence de cet endroit, et de ce ciel, d'un bleu pur comme seul la saison froide ici-bas peut en offrir. Quelle idée fantastique! Réveillons le royaume du ciel, offrons-lui notre plus beau spectacle, Lauraline est venue nous regarder!
Ce sont des myriades d'oiseaux qui commencèrent à s'accumuler sur les branches, bientôt. Tant et si bien que les arbres semblaient être constitués de volatiles, troquant le bois contre les plumes. Ce fut d'abord les plus petites espèces qui prirent place au milieu de la scène, pour le ballet du solstice. Une nuée unie dans un même mouvement, coordonnée dans l'amour du geste, ils tournoyaient. Les autres espèces, toujours postées autour, commencèrent à les acclamer de cris, haut et fort. C'était une véritable ovation qui retentissait quand, ne tenant plus, nuées après nuées se rajoutèrent à cette danse les différentes espèces, enrichissant le spectacle de leurs différences. Ne restaient plus que le grand rapace, tel un chef d'orchestre, prenant place juste au-dessus de Lauraline, dans une arrivée en grandes pompes qui attira le beau monde de la forêt. Mammifères petits et grands s'étaient approchés discrètement pour ne pas déranger le concert.
Lauraline pleure. Sa tête est enfouie dans ses mains. Elle n'a rien vu des mouvements orchestrés par le grand aigle. Mais la tristesse, la déception et le jugement ne sont pas dans les habitudes de ce dernier. Il est les yeux de ce royaume. Mieux que quiconque, il sait percer, pour faire apparaître la vérité dans un trait de lumière, tout comme le fera son enfant en brisant sa coquille. L'aigle s'élança avec assurance, son poids fit ployer la branche et la gravité l'amenait vers le sommet du crâne de Lauraline lorsque ses ailes, fiables, puissantes et grandioses, se déployèrent pour le soulever au-dessus du sol, décoiffant la jeune fille au passage. L'aigle sait se servir du vent pour s'élever. S'appuyant sur cette impulsion, il vrilla dans une boucle triomphante et vint apposer le point d'orgue de cette partition magnifique. Montant en chandelle au centre de l'assemblée, ses plumes sombres cachant partiellement le soleil, il captait toute l'attention de Lauraline dont les larmes avaient cessé de couler.
❧
Comment ai-je atterri ici? Je... J'ai des engelures... Des courbatures aussi. Mais qu'est-ce que c'est que cet endroit? Oh non, je suis complètement perdue! Il fait si froid, j'ai si faim, et je me sens faible... Si je reste ici, je vais mourir! Il me faut rentrer chez moi avant que toute mon énergie ne soit épuisée! Voyons voir, le soleil est au zénith, cela signifie que... Que je ne sais absolument pas où se trouve l'est, ou l'ouest. Ah, cela ne m'aide pas! La mousse? Non, nous sommes en hiver... Je courre par réflexe de survie, mais je réalise que la forêt ne m'offre aucun point de repère, alors pourquoi se précipiter inutilement? Je ferais mieux de revenir à la clairière. Qui sait, peut-être suis-je arrivée en marchant? Peut-être que mes empreintes sont encore là, conservées dans la neige au sol?
Non... Elles n'y sont plus... Je ne les trouve pas... Oh mon dieu mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire à présent? Je suis à bout de force et à court d'idée. Mais qu'est-ce qui a bien pu se passer? Je dois être maudite, ou bien traîner un mauvais karma: le destin m'en veut, c'est sûr! Il ne me reste plus qu'à m'asseoir et attendre que le ciel me tombe sur la tête. Voyons le bon côté des choses: je suis complètement seule ici, personne ne me verra pleurer.
Oh! Un oiseau vient de provoquer une bourrasque en passant juste au-dessus de moi, il est gigantesque! Je crois que c'est un aigle. Je n'en avais jamais vu un d'aussi près. Instinctivement, je me lève et fais quelques pas, comme pour le suivre. Je n'avais pas remarqué que le ciel était devenu si sombre. Mais qu'est-ce qui se passe ici, à la fin? L'aigle est allé s'engouffrer dans un immense nuage noir. Non, non, c'est autre chose... Je place mes mains en visière pour pouvoir regarder vers le soleil.
Nom d'une envolée lyrique...
Si je vous disais ce que je suis en train de voir, vous ne me croiriez pas.
❧
Je pris place au milieu de la clairière et levai mes yeux vers l'espoir. Ce qui n'était pour moi qu'un nuage informe devint alors une composition théâtrale. La danse des airs. Au fur et à mesure que je me plongeai avec intensité dans ce spectacle, je les vis descendre vers le sol, volant à mes côtés, au-dessus, et partout autour de moi. J'étais au centre, au milieu de tout ces oiseaux. L'impression de faire corps avec eux. L'impression d'être pile au bon endroit, au bon moment, en train de faire ce que je suis exactement censée faire. L'impression d'être entièrement à ma place.
Je tends les bras. Je sens quelques plumes me frôler par moment. Je ferme les yeux.
Je ne suis plus Lauraline, je suis eux.
Soudainement, je retourne à mon corps lorsque je sens un poids considérable peser sur mon bras droit. L'aigle qui m'avait effrayé quelques minutes auparavant venait de se poser sur moi. Il regardait vers les cieux.
Lorsqu'il tourna sa tête vers moi mon sang ne fit qu'un tour. Son regard perçant m'avait déjà sondé. Je n'avais plus nulle part où me cacher. Contre toute attente, j'en ressentis un profond soulagement. Ce fut comme si la culpabilité s'échappait de moi en sortant par mes épaules, pour se dissoudre au milieu des oiseaux. Je réalisais alors que le poids de ma culpabilité pesait bien plus lourd qu'un aigle, et me demandai comment j'avais pu tenir debout jusqu'ici. Coupable de quoi? Une intense tristesse suivait ce sentiment, elle me frappa en plein coeur et la douleur m'amena à ramener mes mains sur ma cage thoracique. L'aigle s'envola de mon bras. J'étais à terre. Mais la terre me faisait alors l'effet d'un refuge.
La neige avait fondu juste en-dessous des oiseaux, de l'herbe était apparue alors que je regardais en l'air. J'étais maintenant couchée sur cette couverture moelleuse, d'un vert tendre, comme on s'abandonne quand on se sent pousser son dernier souffle. Quelle chaleur dans mon coeur, tandis que la guerre faisait rage dans mes viscères. Les oiseaux tournoyaient, je sentais presque mon corps se soulever pour flotter avec eux.
«Lauraline...»
Je cligne des paupières. Seule dans la neige au milieu de la clairière, mes membres endoloris par le froid. Le ventre vide me donnait la nausée. Avais-je donc tout inventé? Une douleur lancinante dans mes pieds m'indique qu'ils ne pourront pas me porter jusque chez moi. Un instant auparavant, j'étais morte dans mon corps mais l'âme vivante. Merveilleusement joyeuse. A présent je sens vivre mon corps et mourir mon âme. Paysage froid et désertique, pour une vie dépourvue de sens. Mon regard balaya les arbres nus aux branches desséchées, sans tenter la moindre interprétation, sans chercher de solution à ma situation. Tout ceci n'a aucune importance à mes yeux, je pourrais tout aussi bien terminer mon existence ici. Je suis en paix.
«Lauraline, n'abandonne pas...»
C'est encore ma voix intérieure. Elle me semble si absurde par moment que je peine à croire que ce soit vraiment moi.
«Lauraline, j'ai envie de vivre, je t'en prie, tu n'es pas en état pour prendre pareille décision...»
Cette décision ne regarde que moi. Cette voix m'irrite. Ne puis-je donc même pas quitter cette existence sans qu'elle ne vienne me déranger? Alors c'est comme ça? Jusqu'à la fin? Elle sera là jusqu'à la fin?
La rage me fait perdre le contrôle, elle anime une flamme dans mon ventre et je sens le souffle de vie actionner le mouvement de la cage thoracique. C'est ma colère qui m'a trahi, cette bougresse de voix intérieure s'est servie de ma propre colère pour me forcer à rester ici!
Je me relève, le froid me brûle, je pousse un cri de douleur. Ces agressions venant de chacune des parties de mon être ne seront jamais suffisantes pour venir à bout de moi. C'est l'aigle qui me dévorera éternellement les tripes. Est-ce cela l'enfer?! Je libère un hurlement violent tandis que je courre droit devant moi en direction des arbres, le feu doit sortir, je dois faire sortir le feu qui me brûle sans me consumer. Je dois... Je ne contrôle plus rien, mon poing se crispe, et mon bras part tout seul. La frappe sur l'arbre est tellement violente que je ne sais pas si le craquement est celui de l'écorce ou bien de mes os. Mon bras tremble, enfle, mes doigts sont scellés, mes genoux ploient et je tombe à terre. Mon coude se bloque et tandis que mon deuxième bras s'apprête à frapper le sol, de longues rémiges poussent, de mon majeur à mon coude, puis de mon coude à mon épaule. Poignets scellés. Mes bras sont maintenant intégralement recouverts de plumes.
Ma nuque se courbe vers l'arrière dans un frisson qui me parcours l'échine, tandis que je siffle un son qui fit trembler la montagne.
Je n'étais pas à ma place, le sol n'était pas ma demeure. Je sautai sur la première pierre, et je pris mon envol.
❧
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top