Chapitre 2 - L'effet boule de neige (2)
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«...Non.
- Tu as faim?
- Non...
- Tu veux parler?
- Non...
- Tu veux danser la Stramouchka?»
Lili executa une danse dont les mouvements semblaient visiblement complètement aléatoires.
«Mais! Arrête maintenant!
- Mamaaan! Lauraline elle est toute molle, et elle devient verte et gluante aussi! Je crois qu'elle se transforme en crotte de nez!
- C'est parfait! On a toujours besoin d'une crotte de nez chez soi. Vous venez manger les filles? C'est prêt, c'est sur la table.
- Et bon appétit bien sûr, rétorquais-je en grognant.»
Je me traine jusqu'au salon, ma couverture toujours roulée autour de moi, et m'écrase dans le gros fauteuil en face de la table.
«Bah alors, Lauraline?
- Hm...
- Comment tu te sens?
- Bah... J'sais pas c'que j'ai...
- On dirait que quelqu'un a attrapé une cogitonite aiguë. C'est courant, pendant l'hiver. Surtout dans notre famille. Tu le savais, ça?
- Ah non?
- Mais oui. Regarde, ton père n'est pas là non plus aujourd'hui. Moi? Ça m'arrive tous les ans sans exception!
-Et c'est quoi, une cogitonite?
- C'est quand tu es très inspirée en faisant quelque chose, tellement inspirée que ton esprit s'emballe et que tu ne fais plus qu'un avec ce que tu crées. A ce moment là c'est absolument merveilleux, tu es comme en état de grâce, tu es portée par la vague, tu glisses, tu voles, tu...! Enfin tu vois, quoi!
Maman agitait ses bras en l'air et dansait presque en avançant autour de la table.
- Et après...?»
Je buvais ses paroles. Elle baissa les bras et me regarda:
«Après, sans prévenir, une pensée arrive, et elle n'est pas aussi plaisante que les autres. Oh, elle n'est pas forcément horrible non plus. Juste une pensée de rien qui arrive d'on ne sait où, on ne sait pourquoi, et elle est juste un peu moins extatique que les autres...
- Oui, oui, et puis...?
- Et puis tu es coupée dans ton élan de création, du coup. Et cet arrêt est trop brutal pour être bien vécu. Alors, la tristesse s'empare de toi. Mais comme une seconde auparavant tout allait merveilleusement bien, tu te dis que tout va encore très bien. Tu ne réalises pas ce qu'il vient de se passer parce que c'est arrivé trop vite. Tu restes là, avec ta tristesse en fond de tableau, qui commence à colorer insidieusement tout ton paysage intérieur, tandis que toi, tu essayes de faire redémarrer la machine. Exactement comme on tente de redémarrer une voiture qui vient de caler, sans vraiment réfléchir, comme un réflexe. Mais ça ne fonctionne pas.
- Oh...
- Tu commences à saisir le soucis?
- Oui... J'étais si occupée à vouloir repartir dans mon monde que j'ai laissé quelque chose couler en arrière plan, et avant que je ne puisse comprendre ce qui se passait j'étais déjà vraiment très triste. Et toutes mes pensées ont commencé à être des pensées de choses qui me rendent tristes. Et elles reviennent, quoi que je fasse. J'suis comme bloquée, maman. Tu vois? Qu'est-ce que je peux faire?»
Maman se mit à sourire en me tendant mon assiette.
«Je sais exactement ce qu'il te faut! J'ai mis des années à trouver le remède de la cogitonite... Aujourd'hui, je vais le partager avec toi. Mais d'abord, tu vas manger un bout!
- C'est vrai? Tu vas m'apprendre tes trucs de sorcière?»
Lili, la bouche pleine, s'écria:
«Emeuha!»
Elle avala bruyamment la pauvre patate qui n'en demandait pas tant.
«Et moi?!
- Je vous montrerais mes trucs. Vous apprendrez ce que vous pourrez, d'accord?»
J'échangeai un regard avec Lili, on ne pouvait s'empêcher de sourire.
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C'était une cogitonite de niveau 7, au moins, magnitude 12 et demi. J'en tremblais, enroulée dans une épaisse couverture, assise au coin du feu là où il était impossible que je prenne froid. C'était mon âme qui avait attrapé un rhume, je crois. Un méchant rhume. Maman avait raison sur toute la ligne, et j'étais infiniment rassurée d'être en sa présence ainsi que d'avoir Lili à mes côtés. Maman me regardait déglutir avec difficulté alors que je finissais mon assiette. Je lui jetais un regard coupable:
«Désolée d'être un boulet, pensai-je. Désolée maman, aujourd'hui tout me brûle, j'ai merdé je crois».
Je pensais mais ne bafouillais mot. Maman dit:
«Lauraline, c'est pas une petite chose. Je sais de quoi ça a l'air. J'ai été ado, moi aussi. C'est pas une petite chose, ne t'en veux pas comme ça»
Maman lisait sur mon visage comme dans un livre ouvert à ce moment précis. Elle était ce qui m'empêchait de sombrer dans un sommeil anxieux. C'était la première fois que ça m'arrivait. C'était comme si le monde autour de moi s'effritait, peinture trop épaisse qui craque, et derrière il n'y a que du néant, pas de toile, plus rien. Je regardais le feu dans la cheminée. Ça me réchauffait le coeur. Maman griffonnait sur des bouts de papier, les chiffonnant parfois, les lançant au hasard dans la pièce, en envoyant un sur ma tête. Je m'en saisissais. C'était un brouillon. Il y avait un croquis, un croquis étrange, et un texte à côté. Des paroles de chanson. Maman mis un disque en route.
«La pression pèse sur moi
Pèse sur toi, aucun homme ne demande ça
Sous pression
Ça fait s'écrouler un immeuble en flammes
Ça divise une famille en deux
Ça conduit les gens à la rue
C'est ok!
C'est la terreur de savoir
De quoi est fait ce monde
A regarder des bons amis
Crier: Laissez-moi sortir !
Je prie pour que demain soit pour moi un jour meilleur
Pression sur les gens
Les gens de la rue
Ok
Je m'éparpille
D'un coup de pied répands ma cervelle au sol
Telle est l'époque
Il ne pleut jamais mais il dégringole
Des gens dans la rue
Des gens dans la rue.»
«Qu'est-ce que c'est, maman?
- C'est la Reine. Et David Bowie. Le paracétamol de la cogitonite».
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