Chapitre 2 - L'effet boule de neige (1)

Un pas, après un pas, après un pas, je regarde le sol. Je regarde la neige faire un petit tas sur l'avant de ma chaussure. Je regarde les branches recouvertes de givres. Je regarde chacun des reflets irisés comme autant de cadeaux des fées. Déposés là comme si rien n'était laissé au hasard, comme si un peuple invisible, immense, toujours présent, contribuait à actionner les manettes de ce monde pour en faire descendre ou relever le décor. La forêt comme théâtre dont nous sommes les acteurs. Les oiseaux, les arbres, nous, et tous les autres. Contribuant chacun au destin de l'autre, petites pièces dans un grand échiquier mouvant, où personne ne sait qui joue quoi, quand, comment. J'ai des frissons mais le froid n'y est pour rien, j'ai des frissons quand je sens la neige craquer quand j'avance, et quand des flocons se posent sur mes cheveux, parce qu'alors je sens que je suis comme eux, comme tous les autres, comme cette toile d'araignée: la neige ne m'a pas oublié! Elle ne fait aucune différence, se posant sur tout de la même façon. Alors, elle me donne l'impression que, moi aussi, j'ai une place en ce monde. Nous allons, atteignons des cimes, et le ciel est si éblouissant. Tout est si blanc. Le monde est une page blanche, et Lili et moi sommes les couleurs qui s'étalent comme la peinture sur une toile. Dans ce tableau vide de tout nous sommes le mouvement. Nous rions, courrons, glissons et roulons. Nous faisons des boules de blanc, des boules de ce vide paysage et nous jouons avec, car il est à nous ! Nous jouons à lancer la neige et à la voir disparaître aussi. Le blanc s'efface au contact du rouge du manteau de Lili, il fond sur le bleu de mon énorme pull. Il s'émiette aussi, quand on le prend dans nos mains. C'est ce que nous faisons. C'est comme ça que fait la vie pour créer la vie à partir du vide. C'est ce que maman essaye de peindre depuis ce matin, depuis que les flocons sont vraiment devenus gros.

«Souriez-moi, les filles, je veux voir votre sourire! Je veux peindre votre sourire les filles, regardez-moi quelques secondes... Outch! Vous avez osé!»

Ah oui, j'oubliais de préciser: la neige fond au contact de nos couleurs, mais les couleurs fondent aussi au contact de la neige. Surtout si on la lance sur maman!

Alors, cette fois, maman a prévu quelque chose d'un petit peu spécial. C'est la période des fêtes, qu'elle a dit. Moi, je suis en vacances scolaires, et dans ma famille de bizarroïdes, de toute façon, tout le monde est toujours à la maison à part moi. J'ai dit à maman que je voulais faire un cadeau pour Jeannot, et la maîtresse, et Sophie, et les autres, et puis pour elle, et Lauraline, et papa aussi. Elle a dit :

« Oh mais c'est que ça fait un sacré paquet de cadeaux ! »

Puis elle a rigolé toute seule. Lauraline, du fin fond de la maison, a crié :

« Ha-ha-ha ! C'était Madame Jeux-de-mots ! L'hiver elle a l'humour gelé ! Ha ! Ha ! H... ! Mais, hé ! »

Papa lui a jeté une chaussette sale à la figure.

« T'as pas des exercices à faire, toi ? »

C'est là que maman a repris :

« Cette année nous allons profiter du fait d'être tous réunis pour préparer les fêtes ensemble ! Youhouuuu ! »

Sur quoi, papa a enchaîné avec un air de beat box et ils ont commencé à se dandiner tous les deux. Tout ça c'est très bien mais ça ne m'avance pas vraiment.

« Mais alors, tu vas m'aider ? Hein, dis, maman, tu vas m'aider à faire les cadeaux ?

-Poum Tss ! Poum poum tss ! Poum Tss ! Poum poum Tss ! »

D'accord, je crois qu'elle ne me répondra pas.

« Mais oui ma chérie je vais nous concocter un super plan spécial Esprit de fêtes de fin d'année ! Lauraline, tu voudras m'aider ?

-Hein ? Mais je croyais que je devais faire mes exercices ?

-Eh bien disons que pour les deux semaines à venir tu auras des exercices d'un genre différent ! On va réaliser des décorations et des cadeaux pour tout le monde. Mais aussi des cartes de vœux, des cabanes à oiseaux, des gâteaux...

-Maman ? Je croyais que tu détestais Noël ?

-C'est vrai, mais... Cette année, j'ai décidé qu'il était temps de renouer avec certaines choses. Je ne sais pas pourquoi, c'est fou, non ? Il y a quelque chose de magique dans cet endroit ».

Ça, c'est sûr. Non mais regardez-la. Elle me fait rire, ma maman. Elle peut tromper qui elle veut, mais pas moi.

On entend le feu crépiter et le vent souffler dehors. La maison est si calme. Le carillon devant la fenêtre ne cesse de tinter, et mon gâteau aux pommes cuit dans le four. Quelle est donc cette personne si heureuse que je suis devenue?

C'était hier, en regardant mes filles jouer dans la neige... Mes bébés. J'ai réalisé, oui, j'ai vraiment réalisé que j'y étais arrivée. Avoir une vraie famille. C'était compliqué pour moi, d'imaginer ce que ça faisait de regarder des personnes en les aimant sincèrement, et se dire: "Ils sont ma famille". Sentir le lien... Pas comme un ascendant génétique dont on ne cesse de douter, mais comme quelque chose qui nous a fait l'honneur de nous choisir. Une bénédiction. Des bras qui vous entourent et ne vous lâcheront jamais. Ces personnes ne nous doivent rien, et pourtant, elles sont là. La plupart du temps la question de l'amour ne se pose même pas, car il est évidemment présent. Un lien, pas comme un impératif, un lien comme un simple sourire qui ne demande rien mais qui donne tout. Quelque chose que vous ne voulez pas abîmer, alors, vous restez simplement humble devant. Souvent, il m'arrive encore de me demander si Lachlan et moi allons rester ensemble. Après tout, nous savons comment ça se passe. Nous ne sommes que deux êtres humains, nous avons des émotions et nous évoluerons toujours. Mais, quand je les regarde... Je ressens dans mon coeur quelque chose que je n'avais encore jamais ressenti de cette façon. Sans doute parce que j'étais trop occupée à mener milles batailles et même temps, ou peut-être bien que tout n'était pas encore correctement mis en place, assemblé, à l'intérieur de moi, pour recevoir ce cadeau. Peut-être que les planètes n'étaient pas alignées, comme on dit.

Mais elles le sont maintenant. Et je ressens comme un élan profond à célébrer ça. Peut-être est-ce égoïste, au fond? Cette année, j'ai envie d'être le lutin qui répand la magie de Yule. La magie qui a habite toutes les fêtes de fin d'année. Les fêtes d'hiver, celles où on se rend compte que le froid du dehors ne contraste que mieux avec la chaleur du dedans.

C'est ça, que je veux. Cette chaleur, à l'intérieur. Si je me laisse aller, je sens déjà que je touche mes rêves du bout des doigts.

Père Noël, si tu m'entends,

Bien à toi,

Louise.

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