Chapitre 1 La vie d'avant (2ème partie)

Je coupe mon portable et m'attelle à la tâche. La pause déjeuner arrive sans que je n'aie quitté mon écran des yeux. Je n'ai pas le temps de descendre à la cantine, de toute façon. Toute l'après-midi, je ne relâche pas mon attention et, à 19 heures, je pousse enfin un soupir de soulagement. J'appuie sur le bouton d'envoi du mail à Edouard et je commence enfin à me détendre, porté par la satisfaction du devoir accompli. Il n'y a que quand mon orgueil est piqué au vif que je retrouve ma motivation. Je boucle encore quelques tâches quotidiennes et à 20 h, j'éteins enfin l'ordinateur.

Je ne suis pas pressé, je n'ai pas envie de retrouver Elise. Je descends tranquillement et dans l'ascenseur réparé, je recroise le garçon aux yeux clairs. Sa tignasse brune est ébouriffée et il a l'air aussi fatigué que moi.

-Tu fais des heures supp' ? sourit-il.

-Toi aussi apparemment. Tu bosses dans quel service ?

-Les RH. Mais je ne suis que stagiaire, je pars la semaine prochaine.

-Ils font bosser les stagiaires jusqu'à 20 heures, aux RH ?

Son sourire s'élargit.

-On est sur de gros projets, en ce moment. Mais ça me plaît.

-Ben, t'as de la chance, je grommelle malgré moi.

L'ascenseur arrive et nous nous retrouvons dans la rue. Le soleil irradie Paris, en cette fin du mois de juin. Je cligne les yeux et fouille dans mon sac pour chercher mes lunettes de soleil, quand le garçon me propose :

-Tu fais quoi, maintenant ? Tu veux boire un verre ? T'en profiteras pour me raconter ton boulot !

Aurore m'a envoyé deux textos rageurs en une demi-heure pour me demander où j'étais. Je n'ai pas envie de lui répondre et surtout pas envie de rentrer, alors j'accepte :

-D'accord. Au café, là ?

Nous entrons au troquet à l'angle de la rue et commandons deux limonades. Il me dit qu'il s'appelle Hugues, qu'il termine sa licence de psychologie et qu'il est en stage dans la société depuis deux mois.

-J'avais besoin d'un nouveau souffle, je saturais un peu à n'être qu'étudiant. Et toi alors ?

Il semble disponible et ouvert, alors je lui parle de ma fatigue, de la pression croissante et de mes doutes sur ma vocation d'informaticien. Je ne le connais pas, mais je n'ai jamais été secret et ce soir, je crois que j'ai besoin de parler à quelqu'un.

-J'enchaîne bourdes sur bourdes, je n'arrive pas à me concentrer. Plus rien ne m'intéresse.

-Pourquoi tu ne changes pas de job ?

Il m'a posé la question tout en me considèrant d'un regard attentif et concentré, de ce regard qui donne à l'autre le sentiment d'être important. Et sa bienveillance détend mes nerfs crispés par les reproches de mon chef ou ceux d'Aurore ; je ne me braque pas, je lui confie simplement que je ne sais plus où j'en suis.

-Je crains de commettre les mêmes erreurs ailleurs, que le problème vienne de moi.

Il hoche la tête.

-Prends du recul, tu n'es pas pressé. Tu trouveras ta voie, j'en suis sûr.

J'esquisse un sourire timide. Ce qu'il me dit me fait du bien.

-Et toi ? Tu l'as trouvée, ta voie ?

Ses yeux s'animent quand il me répond.

-J'aime la psychologie, en tout cas.

-Tu as bien de la chance. L'informatique me semble vide, parfois.

Je lui rends son sourire, et la conversation s'égaille vers le cinéma, la musique de Coldplay qui passe en boucle dans le café et dont Hugues semble fan. Moi, j'ai un penchant plus prononcé pour l'électro mais je ne dis rien. Je préfère l'écouter disserter sur la nouvelle collaboration de Coldpay avec les Chainsmokers, dont le résultat semble le passionner.

Nous nous quittons sur le coup de 21 heures, et je me sens bien plus détendu lorsque je pousse la porte de l'appartement. L'intermède avec Hugues m'a apaisé, sans doute. Je devrais revoir plus souvent mes copains, sortir après le boulot. Aurore est assise en tailleur sur le canapé, occupée à regarder un documentaire sur la vie animalière dans la savane. Je l'observe, un peu anxieux, tout en enlevant mon blouson : fâchée ou pas fâchée ? On ne sait jamais, avec elle.

-Tu as passé une bonne soirée ? je demande en me penchant vers elle pour l'embrasser.

Elle fronce le nez, et me repousse, apparemment complètement indifférente à ma tentative d'apaisement :

-Mais tu étais où ?

-Au travail.

Je ne sais pas pourquoi, je ne lui parle pas du verre pris avec Hugues. Elle se déchaine :

-Elise comptait sur nous deux ! Ton travail est en train de prendre le pas sur toute ta vie, j'espère que tu t'en rends compte. Et tout ça pour quoi ? Tu n'as pas eu un sou d'augmentation depuis des lustres et tu es en train de te faire placardiser... !

J'avale ma salive. Je m'attendais à sa réaction puisque nos disputes nous dévorent, depuis un an. Mais il n'empêche que j'ai mal, et qu'un peu de compassion n'aurait pas été superflu. Quoi qu'il en soit, je tente l'humour :

-Je ne m'inquiète pas pour Elise ; elle devrait se remettre sans problèmes.

Ma tentative tombe à plat. Aurore me toise de sa haute taille et secoue sa crinière brune. Ses yeux gris prennent des reflets furieux et, dans ces moments-là, elle ressemble à une déesse en colère. Déesse magnifique, il va de soi. Mais déesse paralysante, indisposante.

-Tu te plains en permanence, tu te laisses malmener par tes chefs. Mais pars ! Tu attends quoi ? Qu'on te placardise ?

Je soupire :

-Tu as déjà entendu parler de la crise ? Changer de travail en ce moment, c'est une folie !

Elle ne se démonte pas. D'ailleurs, je crois qu'elle m'a à peine entendu.

-Commence à chercher dès maintenant, fais une rupture conventionnelle, créée ta boîte... Enfin, prends-toi en main, bon sang ! Tu as 30 ans, pas 2 et demi.

Elle s'interrompt et me toise. Son regard me transperce ; c'est celui d'une femme qui va m'asséner le coup fatal. Je voudrais me rebeller, mais je n'en ai pas la force, ce soir. Je suis juste triste, vaguement dégoûté.

-Je vais te dire : j'ai besoin d'un homme, d'un vrai.

Et voilà. Parce que je n'ai pas son ambition et son indépendance, je suis un raté. Je claque la porte sans répondre et m'enferme dans la salle de bains pour une bonne douche. Quand je reviens au salon, en pyjama rayé, Aurore est déjà dans la chambre. 

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