9.

Je crois qu'avec lui, j'ai vécu les émotions les plus fortes de toute ma vie. Jamais je n'aurais cru ressentir aussi intensément un jour. Il n'avait peur de rien. Il aimait le goût du risque et, une fois que j'y avais goûté, c'était dur de m'en passer. Peu importe où nous nous trouvions, où avec qui nous étions, un rien pouvait déclencher sa folie et il m'entrainait avec lui. A son contact, je retrouvais cette jeunesse dont j'avais été privée trop tôt, et je n'étais pas prête à y renoncer...

*

Nous ne sommes que mardi et le "Barney's" est déjà bondé. Il est plus de neuf heures du soir et trainer dans les pubs après une journée de boulot est aussi incontournable que le tea time à cinq heures avec la Reine d'Angleterre. C'est une tradition qui remonte à la création des tavernes dans le temps, je suppose, mais c'est une coutume dont personne ne se plaint, donc, il est de notre devoir de la perpétrer !

Cependant, en entrant, nous n'avons aucun mal à trouver une table, la population masculine ayant déserté pour se rassembler près du bar, les yeux rivés sur l'écran plat accroché dans l'angle du mur. Des cris dignes d'hommes préhistoriques sortent de temps à autre de leurs bouches, ce qui ne peut signifier qu'une chose : c'est soirée foot au pub !

Angie est la première à essayer d'accéder au comptoir pour passer notre commande. Elle est obligée de se faufiler à travers la masse de corps qui obstrue le passage. Je la plains, tout en admirant son courage. Il y aura au moins deux autres tournées, donc je sais que je vais devoir m'y coller à un moment, mais je préfère attendre que les trois quarts du match se soient écoulés. Un supporter peut être assez brusque dans ses réactions, surtout si un but est marqué, alors j'ose à peine imaginer si je me retrouve au milieu de tout ce troupeau, au moment où le ballon va entrer dans la cage. Et pire, si c'est l'équipe adverse qui marque ! Il faut savoir qu'un supporter déçu est plus dangereux qu'un supporter joyeux.

Au bout de ce qui m'a paru une éternité, elle revient tant bien que mal vers nous. En s'asseyant sur le tabouret haut en bois, en face de nous, je remarque que sa veste noire en cuir est tâchée à plusieurs endroits, des gouttes provenant des pintes de bière ayant giclé sur elle lors de son périple et luisant à la lumière des spots. Lorsqu'elle s'en aperçoit, elle pousse un cri de frustration, tout en levant les yeux au ciel.

- Y'a rien de pire que les footeux, peste-t-elle en pivotant vers eux, leur lançant un regard assassin par la même occasion. Ils vont pourrir l'ambiance...

Mon amie n'a pas tout à fait tort. Nous essayons d'éviter le plus possible les soirées match au pub. En général, à la fin de la rencontre, peu importe l'équipe qui a gagné, le footeux, cet étrange individu que l'on pourrait qualifier de beauf, après avoir consommé des litres de bière, peut parfois s'avérer d'une lourdeur sans égal -- pire que Daniel, oui -- sans pour autant comprendre que sa présence n'est pas désirée. Cela ne nous est pas souvent arrivé, mais les rares fois où nous avons été confrontées à ce problème, le barman a dû intervenir pour expulser la viande soûle.

- Angie, je suis désolée de te le dire, mais tu as une image complètement faussée de "notre" congrégation. Oui, je me considère moi-même comme étant une footeuse, nous explique Jade devant nos mines sidérées, le plus sérieusement du monde, avant de prendre une petite gorgée de bière. Nous souffrons de cette mauvaise réputation qui nous colle à la peau, à tort.

Ma copine aux cheveux violine écarquille les yeux, surprise par les propos de notre cadette.

- A tort ? s'étonne mon amie, qui ne peut s'empêcher de laisser un petit rire s'échapper. En même temps, "vous" ne faites rien pour redorer votre blason...

Alors que le débat sur la réputation des supporters de foot bat son plein entre mes deux amies, je me remémore une période où Angie ne détestait pas autant ce sport.

Il y a quelques années de ça, suite à mon déménagement, me sentant un peu coupable de l'abandonner, j'ai demandé à Matt s'il ne connaissait pas un jeune homme célibataire qui conviendrait à Angie. Comme le hasard fait bien les choses -- ou pas, dans ce cas-là -- il se trouve qu'un de ses collègues, Lewis, venait de rompre avec sa petite amie, et nous avons joué les entremetteurs.

Évidemment, au début, tout allait bien entre eux. Ils avaient l'air vraiment heureux ensemble. Ils partageaient beaucoup de points communs et c'était toujours un plaisir de sortir avec eux en double rencard. C'était le couple le moins ennuyeux que je côtoyais, et je savais qu'Angie y était pour beaucoup. En général, on laissait le garçons discuter de chiffres et de spéculation entre eux, tandis qu'on s'isolait pour nos bavardages habituels.

Mais, comme dans tout couple, petit à petit, les défauts qu'on trouvait adorable chez notre conjoint commencent à nous taper sur les nerfs et c'est signe que quelque chose ne va plus dans la relation. Dans le cas d'Angie, le défaut qu'elle ne supportait plus par dessus-tout était l'amour, que dis-je ! la passion dévorante que Lewis vouait à ce sport communément appelé football.

Au début, elle acceptait de l'accompagner à certaines rencontres, mais très vite, son tempérament de supporter l'a agacé. Jusqu'à en devenir un vrai problème entre eux. Il rentrait souvent soûl après les matches, pouvant devenir désagréable lorsque l'équipe qu'il soutenait avait perdu.

Après leur rupture, elle s'est jurée de ne plus jamais sortir avec un footeux. Et cela fait deux ans qu'elle n'a pas de mal à s'y tenir.

- Si tu veux, je peux te prouver le contraire, ici et maintenant ! s'écrie Jade de sa voix aigüe, en se levant de son tabouret, me ramenant à la réalité par la même occasion.

- Mais vas-y, je t'en prie, l'invite Angie avec un grand sourire, en lui montrant le chemin d'un geste de la main.

Le regard rempli de défi, la blondinette suit le bout de ses doigts d'Angie, pointant vers la foule de footeux. N'ayant aucune idée de ce qu'elles se sont racontées durant les trois dernières minutes, je demande à mon amie d'éclaircir la situation.

- Jade a pris un peu trop à cœur mes remarques justifiées sur les footeux et, elle s'est lancée elle-même comme challenge de trouver un mec dans cet amas de corps dégoulinant de houblon, qui ne soit pas bourré et qui ait de la jugeote ! Bon courage à elle, pouffe-t-elle avant de siroter une grande gorgée de sa bière.

Je l'imite et avale deux bonnes rasades du liquide doré. Jade s'est fait engloutir par les grands corps qui arrivent presque à hauteur de la télévision. De notre place, on peut distinguer quelques discussions provenant du bar, mais rien de compréhensible. Et puis, comme le patron pense à tous ses clients, il nous a mis une petite musique qui couvre la plupart de leurs conversations, ainsi que les commentaires de la télévision.

- Ça va ? me demande mon amie.

- Oui. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai repensé à Lewis et toi...

- Seigneur ! Quelle perte de temps ! s'exclame-t-elle en ouvrant des billes rondes. Si jamais tu te remets en tête de jouer les cupidons pour moi, oublie, d'accord ?

- Je crois que ce n'est pas dans mes projets immédiats, je réponds, tentant de masquer mon soudain malaise. Et puis, je pense que mon cupidon à moi s'est trompé de cible lorsqu'il m'a visé les fesses quand j'ai rencontré Matt.

Même si j'essaie de sourire face à ma petite touche humoristique, Angie décèle une nouvelle fois ma détresse. Elle pose une main sur la mienne et plonge son regard brun dans mes iris de la même couleur.

- Essaie de l'oublier un peu, d'accord ? murmure-t-elle, malgré le bruit ambiant. Il n'est pas là. Il n'y a rien que tu puisses faire pour remédier à la situation. Tu vas devoir être patiente jusqu'à ce qu'il revienne.

- Je sais bien, je déplore. On se dispute sans cesse mais, c'est vraiment la première fois que je sens que... ça pourrait être la fin. Et ça me terrifie. Même s'il n'est pas parfait, je... je l'aime quand même, tu vois ?

Angie presse un peu plus ma main en signe de compassion.

- Franchement, ça me tue de te voir comme ça... dans cet état à cause de lui ! maugrée-t-elle. Il est en train de bouffer les meilleures années de ta vie, ma June. Tu vois, ce soir, on est tranquille, entre filles, en train de passer un bon moment, et il arrive à pourrir cet instant ! En fait, je me suis trompée, y'a pire que les footeux... Y'a Matt !

Elle me décoche un sourire, mais je n'ai vraiment pas le cœur à la fête. Je ne prends pas mal sa remarque, parce que je sais qu'au fond, elle a raison, mais je n'arrive pas à me l'enlever de la tête.

Une musique que nous connaissons toutes les deux se met à résonner dans les enceintes disposées dans toute la salle. Angie arque un sourcil en se levant et je sais exactement ce qu'elle a en tête.

- Non, non, non, pas ce soir ! je la supplie.

- Si, justement ! Ce soir, c'est l'occasion parfaite de repousser cette "mauvaise énergie" qui t'entoure, se justifie-t-elle en me tirant par la main.

Elle fait référence au refrain de la chanson "Energy" de Skepta et Wizkid. J'essaie de me retenir au bord de la table mais, craignant de tout renverser, je me résous, en soupirant de suivre mon amie jusqu'à l'espace désert du pub. Nous sommes les seules debout. Angie commence à se dandiner au rythme des percussions tandis que je regarde autour de moi pour être sûre que nous ne sommes pas dévisagées ou pire, filmées à notre insu.

Mon amie s'en fiche bien et continue à remuer ses hanches, les yeux fermées. Plantée comme un piquet devant elle, je ne sais pas qui est la plus ridicule des deux. Lorsqu'elle me voit, elle saisit mes mains et balance mes bras dans l'espoir que le reste de mon corps suive. Elle commence à entonner le refrain de sa voix éraillée :

- "Bad energy, stay far away, make it stay faaaar away, just gimme love for tonight..."

Je ne peux m'empêcher de rire en entendant les fausses notes qu'elle laisse échapper de sa bouche. A mon tour, je me laisse gagner par la mélodie et lorsque le refrain revient, je me mets à chanter avec elle en mimant les paroles que je prononce. A ce moment-là, mon esprit est plus léger qu'il y a quelques minutes. Je fais tout mon possible pour repousser cette mauvaise énergie et heureusement pour moi, je n'ai pas à le faire seule.

Après notre pause danse, nous regagnons notre table, bientôt rejointe par Jade, traînant un pauvre jeune homme par la manche. Lorsqu'ils arrivent à notre niveau, Angie et moi les dévisageons, nous interrogeant sur la suite des évènements.

- Les filles, je vous présente Morgan, il a 21 ans, habite le quartier de South London et a suivi avec assiduité le match de foot ! Sans boire une goutte d'alcool, et oui !

Angie et moi échangeons un regard complice, tout en se retenant de rire. Jade nous fait penser à une inquisitrice qui vient de trouver le témoin clé de son affaire. D'ailleurs, le sourire triomphant de la blondinette la trahit.

Nous l'applaudissons, Angie reconnaissant sa défaite, mais soulignant le fait que ce Morgan ne représente qu'un faible pourcentage de la population de footeux à se comporter comme ça.

Ce dernier frotte son crâne rasé en pinçant les lèvres, se demandant comment il a pu atterrir dans cette galère. Je crois même le voir pâlir sous son teint bronzé. Ce garçon doit vraiment nous prendre pour des folles.

Il lève timidement la main, comme s'il nous demandait la permission de parler. Jade se retourne vers lui et l'incite à ouvrir la bouche :

- Je ne sais pas exactement de quoi vous parlez, mais je ne crois pas correspondre à ce que vous recherchez...

Il a un fort accent des quartiers sud de la ville, comme nous l'a appris l'inspecteur Jade. Celle-ci se fait un malin plaisir de lui résumer la teneur du débat qui a commencé quelques minutes plus tôt en lui expliquant son point de vue, puis en exposant celui d'Angie.

- Ah, je vois ! C'est pour ça que tu m'as demandé si j'avais bu... Non, en fait, mes potes et moi, on a bu avant de venir ! C'est notre délire à nous. On aime bien picoler et chanter dans la rue, avoue-t-il en riant.

Drôle d'occupation, mais pourquoi pas ?

Le sourire de Jade disparait, ce qui provoque notre hilarité. Morgan nous remercie de ce petit moment et s'en va rejoindre son groupe d'amis. Notre cadette reprend place sur son tabouret, la mine déconfite. Angie se penche vers elle :

- Je pense que chacune d'entre nous a raison. Bien sûr qu'il n'y a pas que des débiles alcooliques chez les footeux, j'exagérais, mais reconnais quand même que cette majorité ne fait rien pour arranger les choses...

Jade esquisse une petite moue malicieuse en hochant la tête. Tout est bien qui finit bien. Angie se met à chuchoter quelque chose à l'oreille de la blondinette, ce qui la fait glousser.

- Alors, là ! Je suis tellement d'accord avec toi. Il est pire !

Je sais très bien qu'elle lui a répété que Matt était pire que les footeux, et je la remercie de ne pas l'avoir redit de vive voix. Je sais que mes deux amies ne l'apprécient pas tant que ça, et que c'est réciproque de son côté.

Pour ne pas retomber dans le désespoir qui me guette, je me lève et file en direction du bar. C'est la mi-temps, donc la foule s'est dispersée. Je profite de l'occasion pour passer ma commande. Même s'il y a deux jours, je me suis jurée de ne plus toucher une goutte d'alcool, j'ai quand même envie de profiter de cette soirée, quitte à me retrouver dans un état second, dans les limites du raisonnable, bien entendu.

Le patron arrive vers moi avec un grand sourire et me prépare mes trois pintes. Je pense que la prochaine tournée sera aussi pour moi. Alors que je m'apprête à prendre mes trois verres, une main vient frôler la mienne, ce qui me fait sursauter. Je me retourne vers la personne, confuse.

- Je suis désolé, me dit-il. Je croyais que c'était ma commande...

Étrangement, je me mets à dévisager le jeune homme à côté de moi. Il me parait familier, mais je suis certaine que je ne le connais pas.

- Ça va ? me demande-t-il.

Je secoue la tête, honteuse d'être restée à le fixer aussi longtemps.

- Oui... euh... non... oui... c'est vraiment pas grave, je bafouille sans cesser pour autant de le regarder.

Il se met à rire, et je suis frappée par la blancheur de ses dents, éclatantes en contraste avec son teint bronzé.

- Je vais attendre ma commande alors, ajoute-t-il en s'accoudant au bar, les manches de son tee-shirt noir remontant, faisant apparaitre un peu plus ses bras musclés.

Je tends ma carte de crédit au patron du pub pour qu'il encaisse mes trois bières. Il me tend le petit boitier pour que j'entre le code. En attendant l'acceptation de la transaction, je m'attarde sur la coiffure pour le moins originale de mon compagnon de boisson. Ses cheveux sont courts sur le côté tandis que le reste, plus longs, est remonté en un chignon sur le sommet de son crâne. Plus je le regarde, plus je suis persuadée de l'avoir déjà vu quelque part.

- Le paiement est refusé, m'apprend le barman, interrompant ma contemplation capillaire.

Je fronce les sourcils, n'étant pas sûre de comprendre.

Refusé ? Comment ça, refusé ? Je sais que notre compte bancaire contient un montant plus que convenable. Alors, comment cela peut-il être possible ?

Il me tend le ticket sorti du boitier et j'y lis les mêmes mots qu'il vient de prononcer. Malheureusement, je n'ai pas d'argent liquide sur moi. A ce moment là, le jeune homme à la coiffure surprenante tend deux billets au barman. Je suis encore plus embarrassée.

- Non, non, vous n'êtes pas obligé de faire ça !

- Ce n'est rien, vraiment ! Et puis, ça me fait plaisir.

Je suis quand même gênée, mais je le remercie en souriant. J'embarque mes trois pintes dans les mains, la tête toujours tournée vers ce gentil mais étrange personnage. Alors que je m'apprête à me retourner, je sens deux mains m'agripper par les bras, me stoppant dans ma course. J'ignore pourquoi, mais des picotements remontent jusqu'à mes épaules. L'effet de surprise, très certainement. Je tourne la tête, surprise et mes yeux se posent sur un tee-shirt blanc. En relevant mon visage, mon regard trouve celui, vert, de mon interlocuteur. Je reste immobile tout en le fixant. Lui aussi me dévisage en silence.

S'il ne m'avait pas intercepté à temps, je l'aurais entièrement éclaboussé de bière. Il est grand, immense même. J'ignore si je dois parler en premier, ou s'il attend que je brise la glace. Je suis complètement hypnotisée par son regard. Je n'ai jamais vu un vert aussi pur. Ou est-ce du bleu ?

Je remarque que ses mains n'ont toujours pas quitté mes bras. Il en remonte une le long de mon épaule, provoquant une série de frissons. Il dégage mes cheveux de ma nuque et approche sa bouche de mon oreille, pour y glisser :

- La prochaine fois, regarde où tu vas.

Il murmure ces mots anodins dans mon oreille. Je peux sentir son souffle chaud dans mon cou. Un mélange d'alcool et de cigarette. Combinaison qui ne m'attire pas du tout... mais là, je dois avouer que, pour une raison qui m'échappe, je ne trouve pas cette odeur désagréable chez lui. Ses mots, sa voix, son odeur, son attitude... je soupire en réalisant que j'avais arrêté de respirer.

- Et...

Il lâche un petit rire avant de poursuivre, toujours en chuchotant dans mon oreille :

- ... joli suçon, au fait.

Sans prévenir, il me lâche, me contourne et va rejoindre son groupe d'amis. Le suivant du regard, je remarque qu'il s'est assis à côté du jeune homme au chignon et Morgan. Je connais cette silhouette. Sa silhouette.

Tant bien que mal, j'arrive à regagner ma table, bien que troublée par cette entrevue. Je pose les trois bières sur la table et me rassieds.

- On commençait à mourir de soif, se plaint Jade en empoignant la anse de sa pinte pour la porter à sa bouche.

- Un truc très bizarre vient d'arriver, je leur annonce, en fixant la table.

Angie fronce les sourcils, tandis que seuls les yeux de Jade dépassent de la pinte, qu'elle a toujours entre ses lèvres.

- Dis-nous ! s'enquiert ma meilleure amie.

- Je crois bien que je viens de recroiser l'inconnu de la boite...


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