8.

Il aimait repousser les limites toujours plus loin. Plus d'extrême, plus d'intensité, plus de... perversion. Et j'adorais. Avec lui, je découvrais une nouvelle part de moi-même dont je n'avais pas connaissance. Avait-elle été toujours présente ? S'était-elle réveillée à son contact ? Je ne saurais le dire. Je me sentais libérée avec lui, de toutes les manières possibles. Malgré ce qui s'est passé par la suite, je lui serais à jamais reconnaissante d'avoir déverrouillé cette facette de ma personnalité qui suffoquait depuis bien trop longtemps et qui ne demandait qu'à atteindre la surface du lac, transformé depuis en une mer plus qu'agitée...

*

Après une journée épuisante -- en partie à cause de Daniel, qui n'a pas arrêté de me prendre la tête avec Angie, au lieu de travailler -- je déambule dans le centre-ville, en direction de mon appartement. Les lampadaires éclairent déjà les rues, l'obscurité de la nuit gagnant du terrain sur la faible clarté qu'offre le crépuscule. Des passants se baladent autour de moi, l'esprit léger. Je peux entendre des bribes de conversations lorsqu'ils me dépassent, d'autres partagent leur bonne humeur à tarvers des éclats de rire très sonores. Je les envie, car mon moral est plutôt en berne. La perspective de regagner cet appratement vide, mais rempli de souvenirs de disputes et de cris, me met le bourdon plus qu'autre chose. De plus, je reste sans nouvelle de Matt et sa boîte vocale toujours saturée m'indique qu'il n'a écouté aucun des messages que je lui ai laissé depuis sa "disparition".

Arrivée au pied de l'immeuble, je fixe la lourde porte noire en métal. Ai-je vraiment envie de passer cette soirée seule, à ruminer les problèmes qui submergent ma vie ? Je m'imagine assise sur le canapé, un plat préparé tièdement réchauffé au micro-ondes sur les genoux, en train de m'abrutir devant une émission débile à la télévision.

Je frissonne devant la tristesse de cette pensée. Il ne manquerait plus que j'adopte des chats et le cliché serait parfait. Sans oublier la bouteille de vin rouge à moitié entamée sur la table basse. Là, tous les stéréotypes sont réunis ! Et, en plus, je déteste le vin rouge !

Non.

Je ne veux vraiment pas devenir comme ça, me laisser abattre par la morosité de mon quotidien. Si je redevenais célibataire -- ce qui est plus probable que le contraire -- je me fais la promesse intérieurement de ne pas devenir cette vieille fille obnubilée par ses nombreux félins, et portée sur la boisson. Je vaux mieux que ça !

Voilà ce que m'inspire cette immense porte aux couleurs de mon humeur. Voilà ce qui m'attend si je la franchis. J'exagère peut-être sur mon "brillant" avenir, mais je suis plus que lucide sur le déroulement de ma soirée si je rentre. Je rebrousse chemin et m'engouffre dans la première bouche de métro.

Quelques arrêts plus tard, j'émerge avec un groupe de personne dans une rue qui m'est plus que familière. Un sentiment de bien-être m'envahit. Je fais quelques pas en direction de l'immeuble où loge Angie, dans le quartier de Whitechapel. Certes, ce n'est pas la partie de Londres la plus sûre, mais je m'y sens vraiment en sécurité. Au XIXe siècle, c'était l'endroit de prédilection pour les meurtres de Jack l'Eventreur, et je suis certaine que les pavés renferment plus de secrets que ce que la police de l'époque voulait bien admettre.

Ayant un double des clés de la porte extérieure, je rentre dans l'immeuble sans difficulté. Angie et Jade aussi possèdent une paire de clés de mon appartement, ce que Matt n'a jamais vu d'un très bon oeil. Il craignait qu'elles "n'abusent de notre hospitalité", pour reprendre ses mots. Cela n'a jamais été le cas. Je lui avais seulement répondu : "De la mienne, peut-être. De la tienne, certainement pas." Cet échange avait bien évidemment débouché sur une dispute.

J'emprunte les escaliers pour atterrir au troisième étage. Mes jambes me guident d'elles-mêmes devant l'entrée de l'appartement. Je frappe à la porte et le sourire chaleureux d'Angie m'accueille. Même si nous nous sommes vues plus tôt cet après-midi, j'ai vraiment besoin d'une présence réconfortante. Lorsqu'elle remarque le piteux état dans lequel je me trouve, son sourire s'efface et laisse place à une mine plus compatissante. Elle m'ouvre ses bras et, sans me faire prier, je m'y précipte dedans. Elle resserre son étreinte.

- Oh, ma belle. Qu'est-ce qui t'arrive ? me demande-t-elle, la tête posée sur mon épaule.

- Je ne veux pas devenir une vieille fille à chats, je marmonne d'une voix plaintive.

Ma réponse lui arrache un petit rire et elle m'invite à entrer. Je m'installe sur le canapé, bientôt rejointe par mon amie, deux tasses de thé fumantes à la main. Je commence par lui raconter le reste de ma journée, sans oublier la lourdeur dont mon collègue a fait preuve jusqu'à la fermeture du magasin. Pendant mon récit, je pouvais l'apercevoir sourire et même rougir à certains moments.

Je m'interromps pour lui demander :

- Je rêve ou cette andouille te plait ?

- Franchement, tu ne peux pas dire qu'il est moche, physiquement. Loin de là ! Mais, je ne sais pas... je l'ai trouvé assez drôle.

En l'évoquant, son sourire ne s'est pas dissipé, tout comme le rose sur ses joues. J'ai ma réponse. Il ne la laisse pas indifférente.

A mon grand désespoir.

- Alors, je vais te faire mourir de rire en t'apprenant qu'après ton départ, il m'a proposé de me "sauter dans la réserve" parce qu'il me trouve trop chiante ! je m'exclame en formant des guillemets exagérés avec mes doigts.

Angie écarquille les yeux et reste bouche bée en entendant ma révélation. Elle pouffe de rire en se cachant la bouche. Même si je ne trouve pas ça drôle, je ne peux que me joindre à son hilarité.

- Je vois que c'est l'amour fou entre vous ! constate-t-elle en retrouvant son sérieux.

- Complètement... Je pense l'épouser avant la fin de l'année ! je lance, pleine d'ironie.

- Laisse-le d'abord te prendre comme un sauvage dans l'arrière boutique et après, s'il vaut le coup sexuellement, je t'aiderais pour les préparatifs ! plaisante-t-elle.

A mon tour d'ouvrir des billes rondes et d'être choquée. Parler de sexe n'a jamais été un tabou pour ma meilleure amie. Ayant découvert les plaisirs de la chair assez tôt dans sa vie, elle en est devenue une parfaite experte. Pour ma part, je suis beaucoup moins à l'aise avec ça. Je ne dirais pas que je suis prude ou coincée, parce qu'il m'arrive de sortir quelques blagues salaces au cours de soirées arrosées, mais ce n'est clairement pas mon sujet favori.

- Je crois que Daniel a raison... un petit coup vite fait dans la réserve pourrait te dérider ! renchérit-elle avec un sourire en coin.

Je lui assène un petit coup de coude. Je suis soudainement prise d'un gros sentiment de nostalgie. Ma vie avec Angie me manque. Tout était plus simple, à l'image de cette petite discussion. Sans prise de tête. Sans cri. Je ne dis pas que tout était rose. Il nous arrivait de nous crêper le chignon, mais cela restait raisonnable.

Ma meilleure amie décèle mon changement d'humeur. Elle passe un bras autour de mes épaules et m'attire vers elle. Je pose la tête sur son épaule, tandis qu'elle me caresse le bras.

- Je ne suis pas heureuse, Angie, je lui avoue à demie-voix.

- Je sais... Tu veux en parler ?

Je soupire.

- Si Matt n'était que le seul problème dans ma vie... Mon travail est ennuyeux au possible. Les jours se suivent et se ressemblent, et je ne pourrais jamais évoluer, que ce soit professionnellement ou personnellement. J'ai l'impression de devenir une machine, à force de répéter les mêmes gestes à l'infini. Et je ne supporte plus ça !

- Pourquoi ne pas te consacrer à ce que tu aimes faire ? suggère-t-elle.

Faire ce que j'aime. Bien sûr, j'y avais pensé plus d'une fois, mais ma passion ne rapporte pas assez d'argent pour me permettre d'en vivre. J' ai besoin d'une source de revenus régulière. Et ce job, qui est à l'opposé de mes ambitions, me permet quand même d'avoir un train de vie convenable.

- Je ne sais pas, je dis, hésitante. Ce n'est qu'un passe-temps. Rien de plus.

Angie se décolle de moi et me fusille du regard. Elle se lève du canapé et quitte la salon. Je sais bien qu'elle ne veut que le meilleur pour moi mais, dans mon cas, ce n'est tout simplement pas possible. Je fais partie de ces gens qui se lèvent le matin pour braver une journée de travail monotone de leur vie monotone pour toucher un salaire décent. Ce n'est vraiment pas ce qui m'enchante le plus, mais je ne vois pas comment il pourrait en être autrement...

Peut-être que je devrais tenter ma chance au casino ou jouer au loto...

Angie réapparait, me coupant dans mes pensées illusoires, un carton de taille moyenne dans les mains. D'un pas pressé, elle se dirige vers le canapé et reprends place à côté de moi. Délicatement, elle enlève le couverte carré et sort de la boite plusieurs photos en noir et blanc, pour la plupart, représentant des paysages ou des scènes de la vie quotidienne.

- Ne me dis pas que ce n'est qu'un simple hobby, je ne te crois pas. On voit bien tout l'amour que tu mets dans chacun de ces clichés !

En m'emparant d'une photographie immortalisant les falaises de Cornouailles, je me replonge dans les souvenirs de ce fabuleux voyage que j'avais entrepris avec mon école d'audiovisuel, qui nous mena aux quatre coins du Royaume-Uni pendant deux semaines. Il s'agissait d'un exercice et à notre retour, nous allions être notés sur nos travaux. Je n'étais pas la première de la classe, mais je figurais parmi les meilleurs. Mes professeurs encensaient mon travail, et m'encourageaient à persévérer dans cette voie. C'est tellement gratifiant lorsque quelqu'un croit en vous ! Cela m'avait déchiré le cœur lorsque j'avais dû abandonner mes études... pour raisons financières.

Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours tenu un appareil photo dans les mains. Du simple jouet avec des photos déjà insérées à l'intérieur, défilant à l'aide du petit bouton et donnant l'illusion de prendre soi-même un magnifique cliché, aux appareils les plus sophistiqués, type Canon ou Nikon, je les avais tous testés. D'ailleurs, en plongeant, à mon tour, la main dans la boîte cartonnée, j'en ressors mon vieux compagnon d'aventures : le Canon EOS 4000D. Ce n'était certes pas le plus performant du marché, mais j'aimais le rendu qu'il donnait aux photos.

Du bout des doigts, je scrute l'objet sous tous les angles et ne résiste pas à coller ma rétine dans le viseur. Je ne me rappelle plus de la dernière fois où je l'ai utilisé. Matt n'étant pas très photogénique, il détestait que je le prenne en photo. Même les photos de nous deux sont à compter sur le bout des doigts. Petit à petit, j'ai délaissé cette passion pour me consacrer à des activités plus adultes... comme travailler, par exemple.

- Ce ne serait pas cool si tu pouvais en faire ton métier ? s'enthousiasme-t-elle. Je peux demander aux différents journaux pour lesquels je bosse s'ils ne recherchent pas un photographe pour leurs articles !

C'est vrai que ce serait vraiment sympa. Je pourrais enfin quitter ce job pourri et avoir bonne raison de me lever tous les matins. Je souris à ma meilleure amie et hoche la tête en guise d'affirmation. Elle lâche un petit cri d'excitation et se jette sur son portable pour démarcher ses différents employeurs.

A ce moment-là, j'entends la porte d'entrée s'ouvrir et, quelques secondes plus tard, Jade apparaît, trois cartons de pizzas chaudes dans les mains, embaumant le salon au passage. Trois pizzas ? Angie a certainement dû la prévenir de ma présence.

L'odeur alléchante des pizzas arrive à mes narines et mon estomac crie famine. J'adore la pizza, peu importe la garniture. Sauf celles à l'ananas. Je ne comprends pas ce concept. Angie, qui était la pièce à côté, revient tout sourire. Elle s'arrête devant nous.

- Le directeur du magazine ES London a accepté de te voir demain après-midi ! s'écrie-t-elle.

Je me lève, les yeux ronds comme des billes. J'ai envie de crier et de sauter de joie, parce que c'est peut-être une occasion à saisir qui pourrait changer ma vie... Je suis consciente que je lui ai donné le feu vert pour appeler ses supérieurs, mais ma raison me dicte de peser d'abord le pour et le contre et de prendre une décision de manière plus réfléchie.

- Je peux savoir ce qui se passe ? demande notre cadette, en grignotant le bout pointu d'une part de pizza.

- June va laisser tomber son boulot miteux au magasin pour enfin s'éclater dans sa vie professionnelle ! s'exclame ma meilleure amie avec le même entrain.

- Il faut d'abord que je réfléchisse à tout ça... C'est un choix lourd de conséquences. Si je quitte le magasin, je sais ce que je perds et je ne sais pas ce que je vais trouver... Et puis, demain, je travaille ! Comment expliquer ma soudaine absence ?

Angie lève les yeux au ciel et souffle si bruyamment que cela m'irrite. Nous n'avons pas la même vision des choses. Elle vit le moment présent, ce qui semble lui convenir parfaitement. Moi, je préfère prendre le temps d'analyser et de raisonner. Cela peut paraitre chiant et ennuyeux, mais c'est ma façon de faire.

- Tu parles vraiment comme une vieille ! T'es toujours obligée de réfléchir à tout... c'est énervant ! Tu ne peux pas te laisser porter juste une fois et faire ce que ton cœur te dit au lieu de te prendre la tête ? T'en es tout à capable ! La preuve, avec l'inconnu sur la piste de danse...

J'aurais préféré qu'elle ne remette pas ça sur le tapis. C'était une erreur de jugement, rien de plus. Si j'avais été sobre, je n'aurais jamais permis une telle chose. A croire que je dois vraiment arrêter de boire...

Lorsqu'elle entend ces mots, Jade lâche son morceau de pizza et se lève, à côté de moi.

- Euh... j'ai raté un épisode ? Quel inconnu ?

- Pendant que tu t'amusais avec tes potes et que mon état d'ébriété frôlait la mort cérébrale, Miss June s'est trouvé un partenaire de danse et c'était chaud entre eux !

A mon tour, je lève les yeux au ciel. Elle fait toute une histoire de quelques minutes de... je ne sais même pas comment je pourrais appeler ça. Enfin, bref. Angie esquisse un de ses sourires narquois, qui me donne envie de l'étrangler. Jade se retourne vers moi et me frappe au bras d'un revers de la main, la mine contrariée.

- Comment ça se fait que je n'entends parler de cette histoire que maintenant ?

- C'est vraiment rien, je lui assure. Angie exagère tout, comme toujours... Et pas besoin de me frapper !

- Oh, rien ? Sérieux ? s'indigne mon amie aux cheveux prune.

Elle s'approche de moi et soulève mes cheveux pour dégager ma nuque. J'essaie de rabattre ma chevelure mais la petite étudiante porte instantanément ses yeux sur le suçon encore bien visible. J'ai l'impression que cette tâche est devenue une attraction touristique. Honteuse, je cache cette marque qui me tape de plus en plus sur les nerfs. Franchement, si je croise ce suceur de sang, je lui arrache la carotide à coup de dents !

Jade m'assène un nouveau coup au bras.

- On peut arrêter de parler de ça, s'il vous plait !

Mon ton est sévère. Je me rassois sur le canapé, boudant légèrement. Je sais qu'elles me charrient sur ce sujet, mais je n'ai pas envie de le prendre à la rigolade. C'est ce qui m'a valu cette pause forcée avec Matt. Mes deux amies posent leurs fesses chacune à côté de moi, en me fixant.

- Honnêtement, je ne sais pas quoi faire, je lance. Je veux sortir de cette routine, mais j'ai peur de ce qui m'attend en l'abandonnant... Je ne suis pas aussi courageuse que toi, Angie. Ou si insouciante que toi, Jade. Je vous envie vraiment, toutes les deux...

A l'unisson, elles me prennent dans leurs bras. Ce câlin collectif apaise petit à petit mon énervement et mes appréhensions.

- Quoi que tu décides, on sera là pour toi. Pour t'aider et te soutenir, m'affirme Jade en posant sa tête sur mon épaule.

- On ne veut que le meilleur pour toi, parce que tu mérites d'être heureuse, renchérit Angie.

J'ignore si c'est la fatigue, l'accumulation de différentes émotions contradictoires, ou toute cette situation un peu merdique, mais leur déclaration me fait verser une petite larme.

- Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans vous, les filles. Je vous aime...

Elles resserrent leur étreinte jusqu'à m'étouffer, mes protestations les faisant rire. Quand elles finissent par me lâcher, chacune se jette sur sa pizza, alors qu'Angie se connecte à Netflix sur son écran plat et choisit une série à regarder.

Une fois les cartons devant nous vides, nous prenons le temps de digérer alors que les dernières minutes de l'épisode en cours s'écoulent.

- Vous avez envie de faire quelque chose, ce soir ? lance Jade, les yeux rivés sur l'écran.

- Et si on laissait June décider ? Dis-nous la première chose que tu as envie de faire, sans réfléchir !

Malheureusement pour elle, je suis obligée de réfléchir à la question. Plein de réponses potentielles me traversent l'esprit, toutes se concluant en mauvaise idée.

- June ! m'interpelle Jade. Ne réfléchis pas !

Je sursaute en entendant sa voix aigüe, me tirant de mes réflexions. Ce n'était pas qu'un effet de l'alcool, apparemment.

- D'accord, d'accord ! Euh... euh... aller au pub ! je lance, les mots sortant de ma bouche plus vite que je ne les ai pensés.

Mes deux amies se redressent légèrement et échangent un regard et un sourire complice. Elles sont plus qu'agaçantes quand elles se liguent contre moi. Mais je ne fais clairement pas le poids.

Motivées, elles se lèvent simultanément, chacune attrapant une de mes mains, et m'entrainant hors du salon, hors de l'appartement, hors de ma routine... sans savoir réellement ce qui m'attend. Je me fais violence, mais je n'aime pas ça...



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