60.

Au départ, je n'avais pas saisi l'ampleur qu'allait prendre mon histoire avec Hero. Comment aurais-je pu ? Je n'avais jamais rencontré un homme comme lui. Je n'étais pas prête pour ce qui allait suivre. Férue d'histoires d'amour compliquées ou impossibles, je n'imaginais pas un jour en vivre une aussi intense. Je me retrouvais souvent dans les héroïnes qui avaient nourri mes fantasmes et façonné d'une certaine manière la femme que j'étais. Je les pensais chanceuses d'avoir trouvé l'homme de leur vie, leur moitié, le prince charmant que toute petite fille rêvait de rencontrer et de vivre une histoire d'amour inconditionnel avec. Seulement, ce qu'on ne nous dit pas, c'est que notre prince ne se présente pas toujours sous son plus beau jour et qu'il est parfois difficile d'entrevoir sa lumière intérieure, celle qui fait de lui une bonne personne et, avec un peu de bol, LA bonne personne pour soi.

Ça, c'est dans les histoires les plus optimistes. Dans la réalité, les choses ne sont pas aussi simples. Quelquefois, on a beau creuser et creuser pour trouver cette lueur dans l'être aimé pour, au final, ne découvrir que de la noirceur et du néant...

*

Mercredi matin.

Allongée dans mon lit, cela fait plusieurs heures que mes yeux fixent le plafond blanc de ma chambre, impossible de les garder fermés. Le radio-réveil, posé sur la table de chevet à côté de mon oreiller, s'amuse à me narguer, affichant malicieusement chaque minute qui s'écoule. Déjà que le temps me semble long, le voir défiler ainsi rend mon calvaire interminable. Ma tête est un vrai capharnaüm, contrastant avec le silence pesant régnant dans l'appartement. Mes pensées se bousculent, toujours plus nombreuses et bruyantes. J'ai l'impression de devenir folle !

J'ai pu dormir quelques heures mais je me sens toujours aussi exténuée. Ce n'est pas vraiment une fatigue physique, mais plus psychologique, émotionnelle. Je sus vidée, littéralement. J'ai l'impression de ne plus avoir aucune force dans mon corps, d'être une loque humaine. Je ne veux pas sortir de mon lit, j'ai seulement envie de m'y enterrer pour toujours.

Pour ne rien arranger, mon esprit me renvoie inlassablement dans cette chambre d'hôtel de Florence, au moment où je mets fin à mon arrangement avec Hero. Même si j'ai la conviction d'avoir pris la bonne décision, cela fait trois jours que je suis dans cet état et je ne comprends pas pourquoi je me sens aussi... mal.

Le silence pesant est soudain interrompu par trois coups donnés contre la porte de ma chambre. Je n'y prête aucune attention et reste dans la même position, allongée sur le côté, dos à la porte. Après quelques secondes d'insistance, cette dernière finit par s'ouvrir et la voix d'Angie résonne doucement dans la pièce :

- T'es réveillée, copine ?

Je ne bouge pas. Ma meilleure amie entre discrètement et se dirige vers la fenêtre pour aérer la pièce, laissant également entrer le soleil avant d'avancer prudemment vers moi. Je peux sentir le côté du lit s'affaisser au moment où elle s'assoit à mes côtés. Son bras s'approche de ma tête et sa main se pose sur mes cheveux qu'elle caresse doucement. Je dois avouer que ce geste est apaisant.

- Comment tu vas, aujourd'hui ? me demande-t-elle, un brin inquiète.

Je me contente de garder le silence. Les yeux d'Angie se portent sur le verre d'eau non-touché posé sur la table de chevet et sur l'assiette contenant deux petites parts de pizza, elles aussi, intactes.

- Faut que tu t'alimentes, June, ajoute-t-elle. Tu ne peux pas te laisser dépérir comme ça. Ça va faire trois jours, voire même quatre que t'as rien dans l'estomac... Tu ne vas pas tenir longtemps, à ce train-là...

Le silence règne de nouveau dans ma chambre. Je me retourne difficilement vers elle. Mon corps me fait mal d'être restée dans la même position plusieurs heures d'affilées. Ma bouche est collante et pâteuse à force de la laisser fermer. Je n'ose même pas imaginer mon haleine.

- Ça... va... aller, je lui réponds, la voix éraillée. J'ai juste besoin d'un peu de temps...

- June, tu me fais peur, vraiment, insiste ma meilleure amie. Je ne t'ai jamais vue dans cet état, et Dieu sait que tu as traversé des périodes plus difficiles que ça... Tu n'as pas quitté ta chambre depuis ton retour d'Italie... Qu'est-ce qui se passe, sérieusement ?

Le ton d'Angie est à la fois ferme et très concerné. Je la comprends tout à fait. Si les rôles étaient inversés, je serais dans le même état qu'elle, à tout essayer pour la faire réagir. Pour lui montrer un signe de ma bonne volonté — et éviter de répondre à sa question — je me redresse avec peine dans le lit.

- T'as raison, faut que je sorte de cette chambre, je lance avec un sourire forcé. Je vais vous rejoindre en bas d'ici quelques minutes.

L'expression d'Angie change radicalement pour retrouver une certaine bonne humeur.

- Euh... okay, super ! s'exclame-t-elle en souriant. Tu verras, ça va te faire du bien de voir du monde. En plus, la sœur de Dany a passé la nuit ici et elle meurt d'envie de te rencontrer !

Je me contente de hocher la tête en forçant de nouveau un rictus mais, au fond, cette nouvelle me fait ni chaud ni froid. Je n'ai rien contre la sœur de Dany — je ne la connais pas et elle doit être super sympa — mais je ne me sens pas de faire dans le social, aujourd'hui.

- Je te laisse te préparer... par contre, ne lésine pas sur le dentifrice et le déodorant parce que...

Elle s'interrompt en se pinçant le nez et en grimaçant, me faisant comprendre que mon hygiène corporelle et buccale laissent à désirer. Angie quitte la pièce d'un pas enjoué, me laissant de nouveau seule. Je me lève, tant bien que mal. Dès que mes pieds touchent le plancher, j'ai la tête qui se met à tourner. Je ferme les yeux, le temps que le monde se stabilise.

Je me relève et, alors que je m'avance vers la porte, je remarque, dans un coin de la pièce où certains cartons contenant des vêtements n'ont pas encore été déballés par manque de temps, un sweatshirt noir et blanc trônant au-dessus d'une pile. Je le reconnais immédiatement et une boule se forme aussitôt dans mon ventre. Je le saisis et lis le logo « BOSS » écrit en gros sur le devant. Hero me l'avait prêté le lendemain de la première nuit qu'on avait passé ensemble et je ne le lui ai jamais rendu. Je décide alors de le revêtir par-dessus mon pyjama avant de sortir de la chambre. J'ignore pourquoi mais je me sens un tout petit peu mieux, à présent.

Bien que la tête me tourne encore, j'emprunte le couloir et fais un arrêt à la salle de bains pour me rendre « présentable », même si c'est un grand mot. Je prends quelques secondes pour me regarder dans le miroir : mon teint est blafard, d'énormes cernes entourent mes yeux fatigués, mes lèvres sont très sèches. J'ai l'impression que ce reflet est redondant ces derniers temps. De toute façon, après avoir passé plusieurs jours coupée du monde dans une chambre plongée dans le noir, à quoi je m'attendais ?

J'attache mes cheveux en un chignon bas, brosse mes dents avec ferveur et vide la moitié du flacon de déodorant sous mes aisselles. Bien que ma propreté soit secondaire aujourd'hui, je prendrai tout de même une douche plus tard.

Je descends les escaliers en colimaçon en me tenant fermement à la rampe. Mes pas sont toujours mal assurés et je tangue encore un peu sur mes jambes. Plus je m'approche, plus j'entends les voix de mes amis ainsi que la bonne humeur qui se dégage de leurs conversations. J'arrive en bas et, glissant les mains dans les poches avant du sweatshirt, me dirige vers la cuisine où Angie, Dany et la jeune fille que je devine être sa sœur sont en train de prendre le petit-déjeuner autour de l'îlot central. Capuche rabattue sur la tête, je fais remarquer ma présence en me raclant la gorge. Les têtes des trois personnes présentes se tournent vers moi et un sourire apparait sur leurs lèvres. Angie est la première à venir vers moi.

- Je t'ai préparée tout ce que tu aimes : pancakes aux myrtilles avec de la chantilly, des tranches de bacon, des œufs brouillés pas trop secs et un bon chocolat chaud avec des morceaux de marshmallows sur le dessus, m'annonce-t-elle fièrement en posant ses mains sur mes épaules pour m'amener vers la table.

Je regarde d'un oeil distrait l'impressionnant buffet qu'ils ont dressé. Je devrais être affamée et saliver devant tant de bonnes choses mais toute cette abondance de nourriture et les différentes odeurs, qui sont pourtant agréables, me donnent plutôt envie de vomir.

- C'est gentil mais... je vais me contenter d'un verre de jus d'orange, si ça ne te dérange pas, je réponds en prenant place à côté de Dany.

L'enthousiasme d'Angie s'évanouit. Le bouclé, assis sur le tabouret voisin, se penche délicatement vers moi jusqu'à ce que nos deux épaules se touchent avant de se redresser. Je tourne la tête vers lui. Il me gratifie d'un gentil sourire, que je lui rends.

- Comment tu te sens ? me demande-t-il.

- Ça va, je réplique, peu convaincante avant de détourner la tête.

Bien que je me concentre sur le verre de jus d'orange qu'Angie vient de me servir, je peux sentir le regard insistant de Dany posé sur moi. Lui aussi s'inquiète de mon état. J'imagine qu'Angie a dû lui raconter les grandes lignes de mon aventure italienne.

- T'as le droit de déprimer, tu sais... t'es peut-être à l'origine de la rupture mais y'a aucune règle qui dit que tu dois aller bien après, intervient la douce voix de la jeune fille blonde, assise en bout de table.

Je tourne la tête vers elle, surprise par son commentaire. Je la regarde engloutir une grosse cuillère de céréales, comme si de rien n'était. Elle est très jolie. Ses longs cils noirs battent sur ses yeux verts. La même couleur que ceux d'Hero. Son nez droit et pointu en son bout me rappelle aussi celui du mannequin. Je me mets alors à la dévisager de manière plus détaillée. Même la forme de son visage... Argh ! Faut que j'arrête cette obsession débile ! Heureusement, personne ne semble remarquer l'étrangeté de mon comportement. Dany pose ses mains sur ses hanches en lâchant un soupir, avant de se tourner vers elle.

- La goinfre qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, c'est ma sœur, Mercy, m'apprend Dany, légèrement mécontent.

Mercy se contente de lui adresser un doigt d'honneur en guise de réponse, accompagné d'un sourire narquois. Leur petite interaction m'arrache un bref sourire. Je bois une gorgée de jus. L'acidité de l'orange me brûle la gorge et je me mets à toussoter. Je n'ai aucune envie de finir mon verre.

- ... et future belle-sœur d'Angie... ajoute-t-elle fièrement, en lançant une œillade narquoise en direction de son frère, qui se contente de secouer la tête. T'es June, c'est ça ?

- Oui, je lâche timidement. Ravie de te connaitre, Mercy... bien que j'aurais préféré te rencontrer dans de meilleures circonstances...

- T'inquiète, je comprends, me rassure-t-elle en déchiquetant un bout de bacon entre ses dents. Les mecs sont tous des idiots... Regarde mon frère, il n'est même pas fichu de demander la main de la femme qu'il aime !

Angie gonfle ses joues pour réprimer un rire. Quant à moi, je pince fort mes lèvres pour ne pas succomber à un fou rire. Dany, lui, ne prend pas ce tacle aussi bien que nous et se retourne vers ma meilleure amie.

- Vas-y, rigole tant que tu veux... le jour où je mettrais un genou à terre devant toi, on va voir si tu vas autant rire, la prévient-il en pouffant légèrement.

Ma meilleure amie lève les yeux au ciel tout en secouant la tête.

- Ouais, bah avant que tu ne m'achètes une bague en or vingt-quatre carats... parce que je ne mérite pas moins, hein... il faudrait aller faire quelques courses. Y'a plus rien dans le frigo, réplique-t-elle sur un ton plus léger.

Ah, Angie... Je la connais si bien, elle a tendance à ne rien prendre au sérieux, surtout en ce qui concerne les relations amoureuses. Reste à savoir si, pour Dany, il s'agit d'une simple boutade ou d'un avenir qu'il envisage avec elle.

Celui-ci hausse ses sourcils, son regard plein de défi.

- Parce que tu ne m'en crois pas capable, peut-être ? lui demande-t-il avec un sourire en coin, tout en se levant pour se rapprocher d'elle. Tu devrais savoir depuis le temps que rien ne me fait peur, surtout quand ça implique une personne à laquelle je tiens...

Angie le regarde, abasourdie. Elle nous lance, à Mercy et à moi, des coups d'oeil circonspects — et même de détresse — avant de reporter de nouveau son attention sur Dany.

- Euh... on est vraiment en train d'avoir cette conversation ? demande-t-elle, peu sûre d'elle, tout d'un coup.

Le bouclé, amusé par la réaction mal assurée de mon amie, se penche vers elle, encore plus provocateur qu'à l'accoutumée.

- Pourquoi ? Ça te fait peur ? lance-t-il de manière insolente avant de se redresser.

Les yeux d'Angie sont si écarquillés qu'on dirait qu'ils vont bientôt tomber de leurs orbites. A ce moment-là, Mercy se lève de son tabouret pour rejoindre le couple tonitruant. Elle pose une main nonchalante sur l'épaule de son frère tout en se calant contre lui.

- Relax, Ang'... tu ne vois pas qu'il cherche à te provoquer ? lui demande-t-elle sans jeter un regard vers son frère qui, lui, la fusille de ses yeux bleus. Il fait le bonhomme mais, en vrai, c'est une poule mouillée ! Si c'était toi qui faisais toutes ces insinuations sur le mariage, il ferait très certainement dans son caleçon !

Je porte une main devant ma bouche pour réprimer un rire. Mercy n'a vraiment pas la langue dans sa poche et ne perd jamais une occasion de tailler un costume sur-mesure à Dany. Elle est très drôle et j'adore leurs taquineries. Malgré les piques qu'ils s'envoient, il y a beaucoup de bienveillance entre eux.

- Bouge, lui ordonne Dany, en lui assénant un coup de hanche pour la faire s'éloigner. T'es vraiment une chieuse, putain ! Ta mère aurait dû avorter quand elle est tombée enceinte de toi !

Oh ! Je suis choquée par la violence des propos de Dany. Je ne m'attendais pas à une réplique aussi cinglante de sa part... surtout pour une vanne. Angie arbore le même masque éberlué que moi.

- Mouais... je t'ai connu plus en forme au niveau attaque, big bro... réplique-t-elle en se tapotant le menton avec son index, pas le moins offensée du monde. C'est un pétard mouillé que tu viens de me lancer, là... qu'est-ce qui se passe ? T'as laissé toutes tes meilleures cartouches dans la réserve du magasin, hier après-midi ?

Mercy ponctue sa contre-offensive avec un sourire plus que satisfait, au vu des réactions gênées d'Angie et Dany. Leur comportement titille ma curiosité et je décide de me mêler à leur conversation.

- Comment ça ? Qu'est-ce qui s'est passé dans la réserve, hier ? je demande, en me levant à mon tour du tabouret pour me poser à côté de Mercy, une complicité soudaine nous liant dans cette fourberie. Angie, t'étais censée faire l'inventaire, non ?

Je devine aisément les évènements qui se sont déroulés dans le sous-sol du magasin. Nos regards insistants et fallacieux, mêlé au silence pesant, accentuent encore plus le malaise du petit couple. Angie est la première à réagir.

- Bon, il est temps d'aller faire les courses, non ? dit-elle en quittant la cuisine.

- Ouais, et toi, lance le bouclé à l'attention de sa sœur, ramasse ton bordel. Il est temps que je te ramène chez ta mère !

Alors que nous sommes hilares, Mercy et moi, cette dernière lève les yeux au ciel face à l'attitude rabat-joie de son grand frère. Résignée, elle monte les escaliers en direction de la chambre de Jade, où elle a dormi.

- J'aurais dû avoir une sœur... ça aurait été tellement mieux ! se plaint-elle d'une voix forte depuis le palier.

- Et moi, j'aurais préféré être fils unique... chacun sa merde ! réplique Dany.

Encore une fois, je ne peux m'empêcher de rire devant la dynamique de ce duo farfelu. Je dois avouer que les côtoyer, ce matin, s'est révélé bénéfique pour mon moral. Je ne regrette absolument pas d'avoir quitté ma chambre.

Alors que je m'avance en direction des escaliers pour aller prendre ma douche et me préparer pour aller au supermarché, je suis soudainement prise de vertige. Ma tête tourne plus que lors de mon réveil et le sol se dérobe complètement sous mes pieds. J'essaie de me rattraper à quoi que ce soit se trouvant à proximité mais rien ne me tombe sous la main. Je sens mon corps partir et tout devient noir...

Bip... bip... bip...

Un son strident parvient à mes oreilles, d'abord lointain puis de plus en plus clair et net. Je grimace en ouvrant les yeux. Ma tête est comme dans un brouillard très épais. Mes sens sont complètement engourdis, tout comme mon corps , que j'ai beaucoup de mal à bouger. Je remarque rapidement que je suis en position allongée mais je n'arrive pas à remettre l'endroit où je me trouve. Et ce bruit, toujours ce bip qui résonne au même rythme...

Je mets quelques secondes à réaliser : un décor aseptisé, une odeur très caractéristique... je suis à l'hôpital. En tournant ma tête sur la gauche, j'aperçois Angie, qui bondit rapidement de son fauteuil lorsqu'elle remarque que je suis réveillée. Un sourire de soulagement apparait sur ses lèvres.

- Oh, June... tu nous as fait une de ces peurs ! s'exclame-t-elle en se penchant vers moi pour m'étreindre du mieux qu'elle peut, étant donné mon état.

- Qu... qu'est-ce qui s'est passé ? je demande, confuse, inspectant une fois de plus l'environnement dans lequel j'ai atterri.

- Tu as perdu connaissance, m'apprend-elle, plus sérieuse. On partait pour faire les courses quand t'es tombée dans les pommes. Dany a juste eu le temps de te rattraper avant que tu ne te blesses...

Sur mon bras gauche, je vois une perfusion plantée dans une veine, reliée à une poche contenant un fluide transparent.

- Combien de temps suis-je restée dans les vapes ? je demande, encore désarçonnée.

- Un peu plus de trois heures... Selon les médecins, tu étais complètement déshydratée et en hypoglycémie, sans mentionner ton état de fatigue extrême, poursuit-elle. D'où l'évanouissement au premier effort... Ils ont dit qu'ils allaient te garder jusqu'à ce que tu sois complètement réhydratée.

Et ça prend combien de temps, ça ?

Le diagnostic ne m'étonne pas vraiment. Je l'accepte en hochant la tête, le regard perdu sur les draps blancs qui recouvrent la quasi-totalité de mon corps. J'ai négligé mes besoins primaires à cause d'une déprime que je me suis presque auto-imposée. Je ne récolte que ce que je sème, au final. Je regrette seulement d'avoir infligé cette frayeur à mes amis.

- Je suis... désolée, je bredouille, les larmes aux yeux.

Je me sens également un peu honteuse d'en être arrivée à un tel extrême. Angie s'assoit à côté de moi et pose une main sur ma joue, qu'elle caresse délicatement avec son pouce. Un sourire compatissant étire ses lèvres.

- C'est bon, ne t'en fais pas pour ça... Tu t'es rendue malade à cause d'un mec... big deal ! s'exclame-t-elle en balayant cette mauvaise pensée d'un coup de main. Que celle qui ne l'a jamais fait lève la main !

Elle tourne la tête dans tous les sens, à la recherche d'une réponse qu'elle n'aura jamais. Nous sommes seules dans la chambre, ce qui rend le tout assez cocasse. Je lâche un petit rire.

- Tu vois ? On est toutes passées par là, continue-t-elle en pouffant. Tu n'as pas à avoir honte ou te sentir coupable, okay ? Ça nous arrive à tous d'avoir des moments de faiblesse... et je sais de quoi je parle !

Angie a toujours les bons mots pour remonter le moral des troupes, même lorsqu'il est en-dessous du niveau de la mer.

- J'ai une folle impression de déjà-vu, me confie-t-elle en secouant la tête, soudainement prise de nostalgie. La seule différence, c'est que j'étais à ta place et toi, à la mienne. J'espère seulement que ce sera ton seul passage à l'hôpital et que tu ne les multiplieras pas... comme j'ai pu le faire.

Je pose une main sur la sienne, que je serre fort. Je la fixe, lui promettant du regard que ce sera la première et dernière fois que je ferais une telle chose. Ses propos font référence à sa période post-Justin qui a été très compliquée à gérer émotionnellement, sans parler de ses problèmes d'addiction qui n'ont fait que s'aggraver suite au drame. C'était des temps très sombres qu'il vaut mieux oublier. Nous sommes toutes les deux très émotives, à présent. Je la gratifie d'un sourire de gratitude.

- Laissons le passé dans le passé, okay ? Je vais avertir le docteur que tu es réveillée, d'accord ? En attendant, je peux t'envoyer Dany et Mercy. Ils sont dans le couloir.

Je ferme les yeux en opinant du chef. Angie se lève en me couvant du regard avant de quitter la chambre. Quelques secondes plus tard, les têtes familières du clan Sharman apparaissent dans l'encadrement de la porte.

- Hey Robbins, me salue Dany en entrant dans la chambre. Comment tu te sens ?

- Comme un personne qui émerge d'un énorme brouillard, je lui réponds le plus sincèrement du monde. Tout est encore un peu fouillis dans ma tête mais Angie m'a raconté ce qui s'est passé. D'ailleurs, merci de m'avoir épargnée une chute potentiellement dangereuse et embarrassante...

- Ce n'est pas tous les jours que je peux mettre mes super-pouvoirs à profit, donc merci à toi, répond-il sur le ton de la plaisanterie.

Je secoue la tête en souriant.

- Eh bah dites donc, on ne s'ennuie vraiment pas avec vous ! s'exclame Mercy en se positionnant au pied du lit, en face de moi. C'est tous les jours comme ça ?

Son grand frère se contente de secouer la tête, agacé par les propos de la blondinette. A ce moment-là, un homme en blouse blanche entre, suivi de ma meilleure amie. Il tient une tablette dans les mains et s'approche du lit.

- Miss Robbins, je suis le docteur Wesley. Je suis ravi de voir que vous êtes réveillée.

Je le salue timidement, encore gênée par la raison qui m'a faite venir ici. Tout en consultant sa tablette, il énumère les différents résultats d'examens — dont je ne comprends pas la moitié — que j'ai passés en étant probablement inconsciente puisque je n'en ai aucun souvenir.

- Je peux vous annoncer d'ores et déjà que vous allez beaucoup mieux, mais ce n'est pas encore ça. Je pense que d'ici vingt-quatre heures, vous pourrez sortir. Nous allons donc vous garder en observation, m'apprend-il. En attendant, reposez-vous, d'accord ?

Je hoche la tête et le remercie. Il se retire après nous avoir salués, me prévenant qu'il repassera dans deux heures pour faire un nouveau point.

- C'est encourageant, me dit Angie avec un grand sourire en s'approchant de moi. Et, pour continuer sur cette lancée, on devrait te laisser. Le docteur l'a dit : t'as besoin de repos.

Elle se penche et dépose un baiser sur mon front avant de se redresser et de s'éloigner. Dany me presse doucement la main en me décochant un clin d'oeil. Mercy m'adresse un signe de la main tandis qu'ils se dirigent tous les trois vers la porte . Une fois refermée, je me retrouve de nouveau seule, en proie à mes pensées qui reprennent de plus belle.

J'attrape la télécommande posée sur la table à roulette et commence à zapper pour essayer de distraire mon esprit tourmenté. Par chance, je tombe sur des rediffusions de Friends. Bien que je connaisse les épisodes par coeur pour avoir maté l'intégralité de la série une bonne dizaine de fois, c'est toujours un plaisir de les regarder. Je me surprends à rire à quelques gags.

Trois épisodes plus tard, on frappe à ma porte. Je baisse le son de la télé et invite la personne à entrer. Certainement une infirmière... Cependant, qu'elle n'est pas ma surprise en voyant la tête de Felix apparaitre dans l'encadrement de la porte ! Mes yeux s'écarquillent et je me redresse comme si je voulais être plus présentable pour l'accueillir. Sa tenue, constituée d'une chemise bleue claire impeccablement repassée et d'un pantalon bleu foncé, détonne avec les vêtements qu'il a l'habitude de porter. Son diamant à l'oreille a également disparu, tout comme sa légendaire casquette, qui ne le quitte jamais dans le civil. A la place, je découvre une coiffure de premier de la classe, cheveux plaqués sur le côté délimité par une raie aussi droite que la justice. Il passerait pour le gendre idéal comme ça. Je suis tout de même abasourdie par sa présence.

- Felix ! Mais... Qu'est-ce que tu fais ici ? je lui demande, clignant plusieurs fois des yeux pour être sûre de ne pas être victime d'une hallucination due aux médocs qu'ils m'injectent.

Celui-ci entre timidement et referme la porte avec beaucoup de précaution. Il a l'air bien réel. Il s'avance vers moi, à la fois inquiet et soulagé. Comment a-t-il su que j'étais ici, d'abord ? Est-ce qu'Hero...

- Je travaille ici, m'apprend-il, coupant court à mes théories. En fait, je bosse pour le NHS*. Je suis dans les bureaux, la plupart du temps. J'ai vu ton nom sur un des dossiers et je... il fallait que je vienne te voir.

Il attrape une chaise qu'il pose à côté du lit et s'y assoit. Je n'imaginais pas une seule seconde Felix travailler dans le domaine médical. Ça fait bizarre de le voir aussi sérieux et aussi bien apprêté.

- Que s'est-il passé ? Comment t'a atterri ici ? me demande-t-il.

- Oh, euh... juste un petit coup de mou, je mens en forçant un sourire qui se veut rassurant.

Seulement, son expression me laisse entendre qu'il n'est pas dupe. Il se lève et se déplace vers le pied de mon lit, où mon dossier est accroché à la barre horizontale en métal. Lèvres pincées, il consulte rapidement le fichier avant de le refermer et de le raccrocher sur le barreau. Il revient à sa place, se penche, posant les coudes sur ses cuisses et croisant les mains comme s'il se mettait à réfléchir.

- Tu veux en parler ? me demande-t-il avec beaucoup de douceur et de gentillesse.

De la manière dont il formule la question, je comprends qu'il en a déduit la vraie cause de mon petit séjour à l'hôpital. Je détourne le regard et baisse les yeux, triturant les petites peaux autour de mes ongles pour tenter de contrôler ma nervosité. Devant mon silence, Felix approche un peu plus sa chaise du lit et pose une main sur la mienne.

- Je sais qu'Hero est difficile à gérer... crois-moi, ça fait plus de vingt ans que je le supporte, lâche-t-il en pouffant légèrement.

- Il est difficile à cerner, surtout, je soupire en trouvant le courage de relever la tête vers lui. Un jour, il peut être la personne la plus merveilleuse du monde et le lendemain... faire quelque chose de vraiment stupide au point de tout gâcher. Je ne sais pas si je suis faite pour ces montagnes russes, Felix.

Les larmes me montent désormais aux yeux. S'il y a bien une personne qui puisse me comprendre, c'est Felix. Alors, lui parler de tout ça ne semble pas être une mauvaise idée.

- Il n'a pas grandi avec les mêmes codes que nous, répond-il. Alors que nos parents nous donnaient une éducation normale, lui était élevé par un père violent et alcoolique qui n'a pas arrêté de lui rabâcher à quel point les femmes sont les méchantes de l'histoire. Toute notre adolescence, je pense qu'il a cherché à se venger de sa mère, de l'avoir abandonné, à travers toutes les filles qu'il a collectionné et jeté comme des merdes. Mais quand il t'a rencontré... il a vraiment changé. Je ne l'ai jamais vu autant sourire ou même s'impliquer auprès d'une personne qui n'était pas son amie.

Je suis consciente du changement qui s'est opéré en lui depuis notre rencontre. J'ai vu les efforts qu'il a fait. Toutefois, j'ai aussi été témoin de ses manigances pour arriver à ses fins, peu importe les dommages collatéraux et c'est ça qui me fait freiner des quatre fers.

- Je ne cherche pas à lui trouver d'excuses, je sais qu'il peut se comporter comme le plus gros des connards quand il s'y met mais... avec un peu d'aide pour surmonter ses démons, je suis certain que vous deux, ça peut marcher, ajoute le châtain.

Il lève des yeux feignant l'innocence vers moi. Une petite moue malicieuse se dessine en même temps sur son visage rond. L'espoir que nourrit le meilleur ami d'Hero dans notre relation me fait penser à la ferveur qu'a toujours manifesté Angie quant à mon histoire avec le mannequin. Tout le monde semble y croire, sauf moi. Toutefois, personne ne l'a vécue de l'intérieur, comme moi.

- Felix, il y a plus de « contre » que de « pour » dans notre histoire. Les chances pour que ça fonctionne sont très minces, je rétorque, peinée. De toute façon, cette relation était dysfonctionnelle, dès le départ. Nous sommes tellement différents, que ce soit en âge, en caractère...

- Tu sais ce qu'on dit : « Les contraires s'attirent », insiste-t-il avec un petit sourire.

- On dit aussi : « Qui se ressemble s'assemble ». Alors, ça veut dire quoi, au bout du compte ?

- Que tout le monde peut être fait pour n'importe qui, je suppose, répond Felix en haussant les épaules.

Un silence s'installe entre nous. Il n'est ni pesant, ni lourd. Juste calme. L'épisode de Friends tourne en musique de fond dans la chambre. Le son est à peine audible.

- Il est vraiment amoureux de moi, comme il le prétend ? je lui demande, le prenant un peu au dépourvu.

Felix se redresse sur sa chaise et tente de trouver une réponse adéquate.

- Je crois bien que oui, June. Tout le monde le savait avant lui, ou bien peut-être qu'il le savait mais ne voulait pas se l'avouer. En tout cas, tu es la première en qui il a eu assez confiance pour lui ouvrir son coeur.

Une larme silencieuse menace de rouler sur ma joue. J'essaie de me reprendre tant bien que mal. Je ne veux pas lui montrer que sa réponse m'a troublée plus qu'elle ne l'aurait dû.

- Et toi, qu'est-ce que tu ressens, June ? me demande-t-il.

Ouuuuuuh ! Je m'aventure sur un terrain glissant, mais quitte à me confier à quelqu'un et à vider tout ce que j'ai sur le coeur, autant que ce soit avec Felix.

- La vérité, c'est que je suis perdue, je lui réponds en toute sincérité. En quittant l'Italie, j'étais certaine d'avoir pris la bonne décision, et surtout d'avoir fait ce choix basé sur de bons arguments. Mais, je vois à quel point je suis mal sans lui... il me manque, si tu savais... à un point que je n'aurais jamais imaginé !

Je marque une pause, ma diction devenant de plus en plus difficile avec les sanglots qui s'invitent dans mon monologue. Felix quitte sa chaise pour venir s'asseoir à côté de moi. Il passe un bras au-dessus de mes épaules pour m'attirer contre lui. Ma tête posée contre son torse, je me laisse aller, déversant toute la tristesse qui se trouve en moi.

- Dès mon retour ici, je suis devenue cette loque pathétique, incapable de sortir de son lit, de faire quoi que ce soit, en fait, je poursuis, malgré les soubresauts provoqués par mes pleurs. Il m'avoue son amour et moi, je romps avec lui... Qui fait ça, en vrai ?

Mes mots sortent de plus en plus fort de ma bouche. Je suis en train de faire une des choses que je me suis évertuée à éviter depuis mon retour à Londres : remettre en cause ma décision. Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ?

- Hey, hey, hey, calme-toi, d'accord ? dit-il en essuyant les larmes coulant abondamment sur mes joues avec son pouce.

Je tente de calmer ma respiration tandis que Felix me tend un verre d'eau posé sur la table à roulettes. J'en bois une gorgée qui, je l'avoue, me fait un bien fou. Mes sanglots se dissipent petit à petit, sous le regard compatissant du meilleur ami d'Hero.

- Comment va-t-il ? je lui demande, abandonnant au passage la seconde résolution que je m'efforçais de tenir depuis mon retour à Londres.

Felix met quelques secondes à répondre.

- Il est resté en Italie, après ton départ. Il n'allait pas très bien, m'avoue-t-il, comme tu peux l'imaginer. Il m'a raconté ce qui s'est passé mais il était très agité au téléphone...

Sa réponse reste évasive et c'est peut-être mieux comme ça. Le peu qu'il vient de m'apprendre me brise déjà le coeur. Et c'est de ma faute, en plus.

- Tu penses que j'ai fait une erreur... en mettant fin à notre relation ? je demande à ce dernier, dont l'expression laisse peu de place au suspens.

- Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question mais y'a un truc que je peux te dire : Hero t'aime désespérément de tout son coeur mais il ne sait pas toujours te le montrer...

A ce moment-là, son téléphone se met à vibrer. Il regarde le numéro sans décrocher.

- Je suis désolé, je vais devoir y aller... le devoir m'appelle, m'annonce-t-il en retirant son bras et en se levant du lit. Je repasserai te voir après le boulot, okay ?

Je hoche la tête et le remercie pour tout. Il m'adresse un sourire en se dirigeant vers la porte. Avant qu'il ne la franchisse, je l'interpelle une dernière fois :

- Felix, ne dis rien à Hero, d'accord ? Sur mon petit passage à l'hôpital... sur notre discussion... S'il te plait...

Il acquiesce d'un signe de tête avant de disparaitre dans le couloir.

*

Jeudi, fin de matinée.

Je vais beaucoup mieux. Les médecins m'ont donné le feu vert pour me laisser sortir. Angie et Dany sont venus me chercher pour me ramener à la maison. Comme à son habitude, ma meilleure amie a été prévenante. En passant le pas de la porte, je remarque qu'elle a préparé le salon avec tout ce que j'aime : sur la table basse, une sélection de DVD de comédies, un plateau avec plein de douceurs et un mug vide en prévision d'un bon chocolat chaud. Sur l'accoudoir du canapé se trouve également un plaid plié en deux.

- Si t'as besoin d'autre chose, tu me le dis ! s'enquiert-elle en posant sa veste sur le porte-manteaux.

- Je te remercie, Angie, mais ça va, je t'assure ! Pas la peine de me traiter comme une personne malade ou handicapée, je lui réponds en levant les yeux au ciel.

- Mine de rien, t'as fini à l'hôpital à cause d'une peine de coeur, alors... je préfère prendre les devants, ajoute-t-elle sérieusement.

J'avoue, elle n'a pas tort sur ce point-là. Je salue ses efforts pour me faire me sentir mieux et décide de la laisser prendre soin de moi, sans rechigner. S'il y a bien quelque chose qui caractérise Angie depuis toujours, surtout quand je ne vais pas bien, c'est ce côté maternel qui se manifeste soudainement pour qu'il ne m'arrive rien.

Après avoir regardé deux films, mangé deux saladiers de pop-corn et rigolé comme des baleines, Angie se lève pour saisir les deux autres DVD posés sur la table et les brandit devant nous :

- Vous voulez enchainer avec quoi, maintenant ? Lolita Malgré Moi ou Very Bad Trip ?

Je lance un rapide coup d'oeil en direction de Dany et, pour lui épargner un autre film « girly », opte pour le second. Le bouclé approuve mon choix et ma meilleure amie se précipite vers le lecteur pour insérer le nouveau DVD. Au même moment, mon téléphone vibre deux fois, m'apprenant qu'un SMS vient d'arriver. Posé sur le canapé contre ma cuisse, je l'attrape et lorsque l'écran s'illumine, j'aperçois le nom d'Andrew apparaitre dans la bulle de notification. J'appuie dessus pour lire le message en entier :

« Salut June. J'espère que tu vas mieux. Je voulais savoir si t'avais eu le temps de travailler sur les photos ?" »

PUTAIN. DE. MERDE ! J'avais complètement zappé mes engagements auprès de British Vogue. La panique s'empare de moi lorsque je me souviens que la deadline pour rendre l'article est demain... et je n'ai absolument rien fait !

Je bredouille une réponse rapide en lui disant que j'ai presque fini et que je lui enverrai l'ensemble du photoshoot d'ici ce soir. Je monte rapidement les escaliers en direction de ma chambre pour attraper le matériel nécessaire pour retravailler mes photos. Angie et Dany se retournent, surpris par mon départ précipité. Entretemps, un nouveau texto d'Andrew atterrit dans ma messagerie :

« Peut-être qu'on pourrait se voir en fin d'après-midi pour faire le point, si ça te dit ? »

J'ignore si j'aurais fini dans les délais. Déjà que mon professionnalisme a été mis à rude épreuve en Italie — en partie à cause d'Hero — je ne veux pas le conforter à penser que je suis une je-m'en-foutiste qui ne réalise pas la chance qu'elle a de bosser pour un des magazines les plus prestigieux en matière de mode. Dans ma chambre, je me mets à la recherche de mon ordinateur portable ainsi que de mon appareil photo, toujours empaquetés dans mes valises depuis mon retour. Je suis rapidement rejointe par Angie qui, inquiète, déboule dans ma chambre, légèrement essoufflée :

- June, June.. Qu'est-ce qui se passe encore ? me demande-t-elle, inquiète.

- Rien de grave, Ang'... Juste, je viens de me rappeler que j'ai des photos à rendre pour demain à Vogue et que je n'ai rien fait encore ! je lui réponds en continuant de fouiller mes affaires.

- Oh... et, en parlant de boulot... Je ne veux pas t'accabler avec ça, en plus du reste mais... Martha, la belle-mère de Dany, qui dirige avec lui le magasin depuis l'accident de son fiancé, voudrait te voir pour parler de ton avenir au sein de l'entreprise, m'apprend Angie en arborant un sourire crispé.

Cette nouvelle m'arrête dans mon élan. Encore une fois, le magasin et ma place de vendeuse ont été recalés au dixième plan.

- Je... J'y passerai cet après-midi, une fois que j'aurais fini mes photos, je lui annonce en reprenant mes recherches.

- T'es sûre ? Tu devrais peut-être rester à la maison... on ne sait jamais... ajoute-t-elle.

- « On ne sait jamais » quoi ? je lui demande, en me retournant. Je suis capable de faire ces deux choses, Angie. Je ne vais pas craquer sous la pression, t'inquiète...

- Non, mais ce n'était pas pour ça que je disais ça...

Je ne réagis pas à sa remarque et finis par mettre la main sur mon ordinateur et sur mon appareil photo. Angie décide de s'éclipser pour me laisser travailler. J'allume mon PC et branche mon appareil pour importer les photos. Une fois l'importation terminée, je constate qu'il y a plus de deux cents clichés répartis sur les deux jours de défilé. Je vais en avoir pour des plombes à tout retravailler un par un... Je regarde mon réveil qui affiche actuellement treize heure cinquante-sept.

Je décide alors de faire une sélection des plus jolies photos pour réduire l'immensité de la tâche qui m'attend. J'avais un peu commencé à retoucher les clichés à Florence, mais je n'avais pas réellement avancé. Cette fois-ci, je suis au pied du mur. Les délais sont serrés mais, déterminée, je me mets à choisir les photos qui ont le plus de potentiel pour apparaitre dans l'article. De toute façon, sur les centaines que j'ai prises, seulement une dizaine, voire une quinzaine maximum, apparaitront dans l'article.

Au bout d'une demi-heure, j'arrive à réduire ma sélection à une trentaine de photos, ce qui est déjà mieux. Bien évidemment, faire défiler les clichés d'Hero pris le premier jour me fout un petit coup au moral. Je ne sais pas pourquoi, mais je m'étais imaginée cette scène un peu différemment. Hero aurait été assis sur le lit, moi, installée entre ses jambes, ses bras encerclant ma taille et mon ordinateur sur les genoux. Sa tête posée sur mon épaule, il aurait fait tout un tas de commentaires sur les photos, sur ses tenues, sur sa coiffure... et on aurait ri de bon coeur. Il se serait également amusé à appuyer sur des touches pour m'embêter, à me déconcentrer en me chatouillant, en me murmurant des paroles inappropriées et je me serais fait un malin plaisir de le remettre à sa place... ou de céder.

Cette chimère m'arrache un sourire triste et fait naitre des larmes au coin de mes yeux. Seulement, je n'ai pas le luxe de perdre du temps à rêvasser. Je me reconcentre et m'attèle vraiment à ma tâche sans me laisser distraire par des pensées utopiques.

Deux heures et demi plus tard, je referme l'écran de mon PC en lâchant un gros soupir de soulagement. Les photos sont à présent impeccables et prêtes à être insérées dans l'article. En regardant de nouveau le réveil, je constate que j'ai largement le temps de me rendre au magasin et d'avoir cette fameuse discussion avec la belle-mère de Dany.

Après une bonne douche, je me rends au Crest Of London. En foulant les pavés de la place de la Tour de Londres, j'ai l'impression que ça fait un bail que je ne suis pas venue ici. Je franchis les portes du magasin, où quelques touristes flânent dans les rayons, et me dirige vers la caisse où se trouve une de mes collègues, Kat. Elle m'accueille avec un grand sourire, comme si ça faisait des mois qu'on ne s'était pas vues.

- Je suis venue voir la co-directrice, je lui apprends. Tu sais si elle est là ?

- Oui, elle n'a pas quitté son bureau depuis ce matin, me répond-elle.

Sans poursuivre la discussion, je me dirige vers la porte menant aux escaliers. Les montant deux par deux, j'arrive rapidement devant la porte de la direction. En prenant une profonde inspiration, je frappe trois fois et attends l'invitation officielle pour entrer.

La porte s'ouvre et je découvre une femme d'une cinquantaine d'années, aux longs cheveux bruns méchés en blond, qui m'accueille avec un grand sourire. Mercy lui ressemble énormément.

- Vous êtes June Robbins, n'est-ce pas ? me demande-t-elle en me faisant signe d'entrer dans le bureau.

J'avance de quelques pas et elle referme la porte avant de prendre place derrière son bureau. D'un signe de la main, elle m'invite à prendre place en face d'elle. Je m'exécute en tenant fermement la anse de la sacoche de mon ordinateur.

- Mrs. Sharman, je voulais d'abord m'excuser de vous avoir fait autant patienter. J'aurais dû venir plutôt mais...

- Ne vous inquiétez pas pour ça, me coupe-t-elle gentiment. Et appelez-moi Martha. Je ne suis pas encore officiellement Mrs. Sharman.

Elle ne peut s'empêcher de faire rouler son alliance autour de son annulaire avec son pouce. Un sourire tendre étire ses lèvres en contemplant l'énorme diamant trônant au sommet de l'anneau.

- Je voulais vous voir pour discuter de votre place au sein du magasin, reprend-elle, plus sérieusement. Mr. Sharman est très content de votre travail depuis votre arrivée chez nous et vous décrit comme un très bon élément de l'équipe.

Je souris timidement face à ses compliments.

- Daniel et votre amie Angie m'ont appris que vous souhaitiez vous consacrer à votre passion : la photographie.

- C'est exact, je lui réponds de manière formelle. Ces derniers temps, j'ai multiplié les photoshoots et je pensais être capable de gérer mon travail et cette activité mais, à l'image de ce week-end, je dois être capable de me déplacer pour une durée qui parfois dépasse mes repos hebdomadaires... Mais, je ne sais pas si c'est une si bonne idée, au final...

Je me renfrogne et baisse la tête. L'Italie aurait pu être une expérience géniale et, en définitive, j'ai un goût plutôt amer. Je sais que ça n'a pas tellement à voir avec la photographie en elle-même mais Hero est étroitement lié à cette nouvelle activité, alors...

- June, laissez-moi vous poser une question : depuis quand êtes-vous passionnée par la photographie ? me demande-t-elle, faisant prendre un tournant inattendu à la conversation.

- Depuis toujours, je lui réponds le plus sincèrement possible. Je pense même être née avec un appareil entre les mains.

- Si c'est vraiment le métier que vous voulez faire, n'hésitez pas, me conseille-t-elle avec ferveur. Le plus important dans le travail, ce n'est pas l'argent qu'on gagne, mais de faire ce qu'on aime, un boulot qui nous passionne. Il y a des années, j'ai laissé passer la chance d'évoluer dans le domaine qui me passionnait mais j'ai eu une seconde chance inespérée de pouvoir exercer le job de mes rêves... et ça, ce n'est pas donné à tout le monde !

Martha me dévisage longuement, cherchant à sonder mes pensées.

- Est-ce... est-ce à cause de quelqu'un que vous remettez en cause vos plans de carrière ? continue-t-elle de m'interroger, en posant sa tête contre la paume de sa main.

Sa perspicacité me désarçonne. J'écarquille brièvement les yeux, surprise par sa question. Elle soupire avant de croiser ses bras contre elle, restant accoudée sur le bureau.

- Si je vous demande ça, c'est que je suis passée par là, m'avoue-t-elle. J'ai fait passer les besoins et les envies de l'homme que j'aimais avant les miens et, en guise de remerciements, il m'a enfermé dans un rôle que je n'étais pas prête à endosser. Même si au début, j'essayais de me convaincre que cette vie me plaisait, j'ai commencé à dépérir. Je n'étais pas heureuse et c'est devenu l'enfer pour ma famille...

Elle marque un temps d'arrêt, visiblement émue de se replonger dans des souvenirs douloureux. Ses yeux sont humides mais elle tente de cacher son émoi. Son histoire m'intrigue, tout de même.

- Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, dit-elle en pouffant.

Lorsqu'elle lâche son petit rire, je suis frappée par sa manière de faire, si similaire à celle... d'Hero. Je commence vraiment à perdre la tête. J'ai l'impression de le voir en Mercy, d'entendre son rire dans la bouche de Martha... Je dois arrêter cette obsession !

- Enfin, tout ça pour vous dire que vous ne devez laisser rien ni personne se mettre en travers de votre passion, si c'est vraiment le plus important pour vous, poursuit-elle.

- Je vous remercie, Martha, pour tout, je lui dis en souriant. Pour l'instant, je ne sais pas vraiment ce que je dois faire. Ma vie est quelque peu compliquée sur le plan personnel... qui est aussi liée au plan professionnel et...

La quinquagénaire se lève de son fauteuil et contourne son bureau pour s'y asseoir sur un des bords, près de moi.

- Vous n'avez pas à me donner une réponse immédiatement. Si vous voulez, je peux vous laisser quelques jours de plus pour prendre votre décision. Et... si jamais vous avez besoin...

Elle attrape son sac à main, posé au pied de son bureau et se met à fouiller à l'intérieur. Quelques secondes plus tard, elle en extirpe une petite carte qu'elle me tend en souriant.

- ... vous pouvez me joindre à ce numéro, que ce soit pour parler travail, ou d'autres sujets. Peut-être que mon histoire pourra vous aider...

J'attrape sa carte en la remerciant une nouvelle fois. Je ne pensais pas tomber sur une femme aussi compréhensive et à l'écoute. Elle diffère beaucoup de l'homme qui partage sa vie, même si je n'ai jamais eu de vrais problèmes avec Mr. Sharman. Elle se lève et rejoint une nouvelle fois son fauteuil. En portant mes yeux sur le bout de carton rectangulaire, je fronce les sourcils en lisant l'intitulé de la carte et, en particulier, le nom de famille de Martha.

- Fiennes... je souffle, plus à moi-même qu'à son attention.

Martha remarque ma contrariété.

- Y'a un problème ? me demande-t-elle, interloquée par mon attitude.

Je relève les yeux vers elle et l'examine plus attentivement. Je veux bien croire aux coïncidences, mais là... Les pièces du puzzle se mettent en place les unes après les autres : l'histoire que Mrs. Kent m'a raconté sur sa meilleure amie portant le même prénom et l'histoire étrangement similaire à celle-ci, la ressemblance physique et maintenant, le nom de famille... Une image inattendue se dessine devant mes yeux. Lorsque l'évidence me frappe, je me lève d'un coup. Cette vérité ne peut pas être...

- Tout va bien, June ? s'enquiert Martha avec prudence.

Je recule doucement vers la porte comme si la personne en face de moi était le plus effrayant des monstres. Quelque part, cette femme n'est pas la sainte qu'elle veut faire croire...

- Votre nom... je crache, en la fixant méchamment.

Les larmes me montent aux yeux en repensant à tout le mal que sa lâcheté a causé, à toute la souffrance qu'Hero a dû endurer à cause de son absence. Elle lâche un petit rire, confuse par ma réflexion.

- Oui ? Eh bien ?

Je secoue la tête, voulant rejeter cette vérité qui vient de me frapper de plein fouet. Non, non, je ne peux pas découvrir une telle bombe ! Pourquoi moi ?

- Je connais quelqu'un avec le même nom de famille que vous, je lance, mâchoires serrées.

Son sourire incrédule commence à s'effacer lorsqu'elle comprend où je veux en venir. Son visage devient grave.

- Vous ne parlez pas de ma fille, Mercy, je présume...

Je continue de secouer la tête. Les larmes lui montent aux yeux lorsqu'elle réalise que je suis en contact avec un de ses fils, qu'elle n'a pas revu depuis presque vingt ans. Elle porte ses mains à sa bouche et je décide de quitter le bureau à la hâte, sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit.

Je dévale les escaliers pour quitter le magasin le plus vite possible. Je ne prends même pas la peine de saluer Kat dans la hâte. Une fois à l'extérieur, je respire un grand coup. La pluie s'est mise à tomber et je trouve rapidement refuge dans le café d'à côté. Je prends machinalement place à une table et, encore choquée de ma découverte, ne remarque pas le serveur à côté de moi, attendant que je passe commande. Il se racle la gorge pour prévenir de sa présence. Je me confonds en excuse avant de commander un thé.

Je devrais prendre quelque chose de plus fort, vu les circonstances !

Je me retrouve rapidement avec ma tasse fumante devant les yeux. J'attrape mon portable et envoie un message à Andrew pour lui indiquer le lieu où je me trouve. Dans la foulée, il me répond qu'il sera là dans une dizaine de minutes. En attendant, je sors mon ordinateur et tape dans la barre de recherche de Google « Martha Fiennes ». Internet m'apprend au fil de différents liens qu'elle a réalisé son rêve de travailler dans le cinéma. Tantôt réalisatrice, tantôt scénariste, elle a participé à plus dune quinzaine de courts et longs-métrages. Elle en a même produit certains.

J'espère qu'abandonner ses gosses valait le coup !

Plus je lis des articles à son sujet, plus la rage monte en moi. Elle sourit sur toutes les photos illustrant les pages la concernant. Elle semble heureuse, un bonheur qu'elle a volé à ses enfants, le jour où elle s'est barrée de chez elle.

A ce moment-là, une autre évidence vient me mettre un K.O. technique sur le ring : Mercy ne doit certainement pas savoir qu'elle a deux frères issus du premier mariage de sa mère et Dany est sur le point de se ramasser deux demi-frères de plus quand le mariage entre Martha et son père aura lieu ! C'est pire qu'une télénovela mexicaine !

Comment leur annoncer tout ça ?

En proie à toutes ces questions, Andrew débarque dans le café et se dirige vers ma table. En l'apercevant, je revêts mon masque souriant pour ne rien laisser transparaitre, et surtout pas le poids de mes dernières découvertes. Je me lève et le prends dans mes bras avant de le laisser s'asseoir en face de moi. Il retire son écharpe rouge d'une matière qui semble coûter une blinde, ainsi que son manteau trois-quarts. Nous échangeons quelques banalités sur notre semaine avant d'entrer dans le vif du sujet. Bien évidemment, je ne lui révèle rien de mon mal-être et encore moins de mon séjour à l'hôpital. Je ferme les fenêtres de recherches sur Martha et ouvre mon dossier avec toutes les photos du défilé. Je fais pivoter l'écran de l'ordinateur en direction d'Andrew, qui commence à examiner mon travail. Entretemps, le serveur est venu lui porter un café.

- Les photos sont géniales, June, me félicite-t-il en levant les yeux au-dessus de l'écran.

Je le remercie et le laisse choisir les photos qu'il considère adéquates pour son article. Au bout de quelques minutes, il semble avoir fait son choix.

- Je pense que j'ai tout ce qu'il faut, me dit-il en refermant le PC. Je me suis permis de me les envoyer directement par mail. De cette façon, en rentrant, j'envoie tout à l'édition qui se chargera de la mise en page avant l'impression.

Je me contente de hocher la tête avec un petit sourire. Il finit son café d'une traite avant de se lever. il enfile de nouveau son manteau et son écharpe.

- Je serais bien resté plus longtemps mais j'ai encore pas mal de pain sur la planche. L'article n'est pas tout à fait terminé et je dois le faire valider par le rédacteur avant qu'il n'apparaisse dans le magazine.

- Bon courage pour les dernières finitions, je lui lance en souriant.

Nous nous étreignons une dernière fois. En tournant la tête vers la fenêtre, mes yeux sont attirés par une grande silhouette à l'extérieur portant un hoodie noir sous la pluie. Une silhouette longiligne qui nous regarde sous la pluie battante... Je redresse la tête pour être sûre de ne pas halluciner à travers les gouttes déformant le reflet de l'extérieur mais non... c'est bien lui. Je ne rêve pas !

Une immense joie s'empare de moi, un sentiment que je ne me pensais plus capable de ressentir. Il est bien là, dehors. Sans aucune explication, je mets fin à l'étreinte, sous le regard surpris d'Andrew et m'engouffre à l'extérieur, sans mon manteau, sans rien, avec seulement un énorme sourire aux lèvres, pour rejoindre Hero...

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*NHS (National Health Service) = système de santé britannique qui assure l'accès et la gratuité des soins.

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