58.
Malgré moi, j'étais prise dans un engrenage infernal, un cercle vicieux dont j'aurais dû me sortir quand j'en avais l'occasion. Seulement, je ne le pouvais pas... ou plutôt, je ne le voulais pas. Oui, c'était plus une question de volonté que de possibilité. Même en fournissant mes meilleurs efforts, Hero avait déjà gagné la partie et ça, je ne l'ai su que bien trop tard, quand son pouvoir d'attraction sur moi et mes sentiments pour lui se sont décuplés et quand tout envie de combattre ce que je ressentais pour lui s'est fait la malle. Il disait ce que j'avais envie d'entendre, ou plutôt, ce que j'avais besoin d'entendre même si ses paroles étaient sincères. Ses craintes répondaient aux miennes et, de là est née cette relation toxique. Il faut bien le dire, un amour né des peurs du couple qui le forme n'est pas le meilleur des amours mais, peu importe, j'aimais notre histoire — aussi imparfaite fût-elle — et, surtout, je l'aimais, lui. J'étais comme un papillon attiré par sa lumière, comme Icare voulant voler trop près de son soleil... Au final, je me suis brûlée les ailes et ai réduit en cendres tout ce que j'avais construit.
*
Toc, toc, toc...
Ce bruit sourd, frappé trois fois contre la porte de ma suite, m'arrache un grognement de frustration combiné à une grimace annonçant ma mauvaise humeur à venir. Je ne veux pas croire qu'on soit déjà au petit matin. D'ailleurs, la chambre est encore plongée dans le noir, signe que la nuit n'est pas terminée. Je décolle péniblement ma tête de l'oreiller et tente de soulever mes paupières mais elles sont trop lourdes pour rester ouvertes. J'ai l'impression d'avoir dormi seulement deux heures.
Toc, toc, toc...
Comme c'est pénible ! Je commence à gigoter sous la couette, cherchant un moyen d'échapper à ce bruit, à cette réalité qui est sur le point de me rattraper. De nous rattraper. Je ne veux pas me réveiller, je ne veux pas sortir de ce lit dans lequel je me sens bien, je ne veux pas quitter ses bras qui enlacent ma taille et me retiennent près de lui, repousser ses jambes entremêlées aux miennes. Je veux que ce moment dure le plus longtemps possible... et je ne dois pas être la seule puisque je sens Hero me serrer un peu plus contre son torse et enfouir sa tête dans mon cou, contact tellement délicieux que mes lèvres ne peuvent réprimer un sourire.
TOC, TOC, TOC !
Les coups se font si forts et si énervés, à présent, qu'il est impossible de les ignorer. À contrecœur, je m'extirpe des bras du mannequin et de la chaleur de son étreinte. Ce dernier laisse également libre cours à sa frustration en grommelant un « fait chier » dans l'oreiller avant de se retourner de l'autre côté du lit. J'enfile rapidement une robe de chambre grimée du sigle en lettres dorées de l'hôtel et me dirige d'un pas pressé vers la porte. En l'ouvrant, je tombe nez-à-nez avec Andrew, qui détaille rapidement ma tenue de la tête aux pieds, une expression mécontente sur le visage.
- T'es pas encore prête ? me demande-t-il froidement.
Bien que mal réveillée, je suis quelque peu décontenancée par son attitude légèrement agressive. Je tente de remettre de l'ordre dans mes cheveux et resserre un peu plus le peignoir pour me donner un peu de légitimité.
- Euh, c'est que...
- Il est sept heures et demie, June. Ça fait plus d'une demi-heure que je t'attends pour le petit-déjeuner, me coupe-t-il la parole, toujours sur le même ton réprobateur. Dois-je te rappeler que d'ici quarante-cinq minutes, on a une interview avec le directeur artistique de Ferragamo ?
Oh, purée ! Hier soir, en rentrant, je n'ai même pas pensé à activer l'alarme pour me réveiller, mon portable étant resté dans la chambre durant notre virée sur le lac.
- Je... je suis désolée, vraiment, je me confonds en excuses. J'ai été distraite, hier et...
- Ecoute, je ne veux pas le savoir, d'accord ? lâche-t-il sèchement, m'interrompant une nouvelle fois. Juste... sois en bas d'ici dix minutes.
Sans dire un mot de plus, il prend la direction de l'ascenseur. Je reste interdite, sur le pas de la porte, en train d'essayer de comprendre ce qui vient de se passer. Quelle mouche l'a piqué pour être aussi désagréable ?
Je décide de repousser ces interrogations dans un coin de ma tête pour me préparer au plus vite. Je n'ai que dix petites minutes pour le rejoindre alors je ferais mieux de ne pas rêvasser. Je reviens à la hâte dans la chambre et allume la petite lampe de chevet. Pendant que je fouille dans ma valise, à la recherche d'une tenue confortable et rapide à enfiler, j'entends le lit grincer sous le poids d'Hero, en train de se redresser sur ses coudes.
- Qu'est-ce qui se passe ? me demande-t-il de sa voix rauque matinale.
Bien que je sois dans une course contre-la-montre, je ne peux m'empêcher de relever la tête vers lui. Il est en train de bâiller tout en se frottant les yeux. Ses cheveux ébouriffés, dont quelques mèches tombent sur son front, lui donnent un air encore plus sexy que d'habitude. Je réunis toutes les forces présentes dans mon corps pour détourner le regard de sa beauté qui me sidère un peu plus à chaque fois.
- Je suis à la bourre, voilà ce qui se passe ! je lui réponds, une pointe d'affolement dans ma voix. C'est Andrew qui est venu frapper à la porte et il n'avait pas l'air super content de mon retard...
Mes affaires volent dans toute la pièce, sans qu'aucun vêtement ne trouve grâce à mes yeux. Je pousse un cri de frustration en pensant au temps qu'il me reste et en réalisant que je ne serais jamais prête. Putain de pression ! Hero se lève, revêt son boxer et fait le tour du lit pour venir se poster derrière moi. Il pose ses mains sur le haut de mes bras et me force à me relever.
- June, June, June... hey, respire un bon coup, ça va aller, me dit-il d'une voix posée en me faisant tourner pour lui faire face. Va prendre ta douche et moi, je m'occupe de te trouver quoi mettre, d'accord ?
Il pose une de ses mains sur ma joue, qu'il caresse avec son pouce en me gratifiant d'un sourire rassurant. Je ferme alors les yeux et lâche un soupir de soulagement.
- Okay, mais pour ma tenue, je veux...
- Hey, je te rappelle que je travaille un peu dans la mode, me taquine-t-il en s'accroupissant devant ma valise. Fais-moi confiance.
Je hoche la tête en signe de capitulation et me dirige vers la salle de bain. Je retire rapidement ma robe de chambre et m'engouffre sous la douche. L'eau ne tarde pas à couler le long de mes cheveux, de mes épaules, de mon corps. Les yeux fermés, je laisse la chaleur de celle-ci aider mes muscles à se détendre et à calmer mes pensées. Ca fait un bien fou !
Je frotte vigoureusement mon visage pour chasser les gouttes d'eau et finir de bien me réveiller. Soudain, je sursaute en sentant des mains se poser sur mes épaules et commencer à les masser.
- Détends-toi, me conseille Hero d'une voix douce en pressant un peu plus les terminaisons nerveuses au niveau de ma nuque.
Ses pouces forment des ronds en s'enfonçant dans la peau de mes omoplates. Je sens mon corps se relâcher, tout comme mon souffle, sous ses mains expertes. C'est encore meilleur que l'eau chaude ! Tout naturellement, je recule d'un pas pour venir me coller à lui. Ses mains quittent momentanément mes épaules avant de revenir sur moi, pleines de gel douche.
- Hero, c'est très gentil, mais je n'ai pas le temps... je déplore, sans vraiment protester.
En silence, le mannequin commence à répandre délicatement la mousse sur mes bras en un geste doux et apaisant.
- Laisse-moi prendre soin de toi, murmure-t-il à mon oreille avant de déposer un doux baiser dans mon cou. Tu ne seras pas en retard, promis.
Malgré la chaleur de l'eau, le contact de ses lèvres sur ma peau me fait frémir. Ce genre de geste annihile le peu de raison qu'il me reste. Il continue, avec la fleur de douche, à frotter avec douceur mes clavicules avant de descendre vers ma poitrine. Bien évidemment, lorsqu'il s'attarde sur mes seins — comme s'il cherchait à me torturer — je ne peux réprimer un gémissement. Je commence à gigoter contre lui, mes fesses se dandinant contre son entrejambe, provoquant un râle dans sa gorge.
- June, si tu continues à m'asticoter comme ça avec ton joli p'tit cul, je peux te garantir que tu n'arriveras pas à l'heure à ton rendez-vous...
Aussitôt prononcés, ses mots ne tardent pas à faire leur effet habituel : affoler mes petites hormones ! La perspective de me retrouver coincée avec lui dans cette grande cabine de douche n'est pas pour me déplaire. Je me hasarde à imaginer toutes les choses qu'il pourrait me faire... réduisant un peu plus ma résolution de sortir de la salle de bain. De plus, je ne suis pas la seule à être victime d'un certain effet puisque, contre mes fesses, je ne peux clairement sentir à quel point Hero n'est pas « indifférent » à mon petit frottement. Mais, là, tout de suite, je ne peux pas me permettre pareille distraction, même si j'en ai très envie.
- C'est toi qui as commencé, je déglutis, ses mains toujours sur ma peau et moi continuant éhontément mon petit manège contre son érection de plus en plus proéminente.
Il se met à rire et je m'enfonce un peu plus dans les méandres de la déraison. Ce mec va me faire perdre la boule ! Ses doigts se mettent à migrer vers mon ventre, des frissons se formant sur ma peau à chacun de leurs passages.
- Je te séquestrerais bien le reste de la journée dans cette salle de bain, mais j'ai aussi des rendez-vous professionnels aujourd'hui, alors... on va devoir remettre cette petite séance à plus tard, souffle-t-il dans mon oreille.
Ses mains quittent subitement mon corps pour venir claquer mes fesses, un hoquet de surprise s'échappant de ma bouche. Étonnée par son annonce — et par le fait qu'il se montre plus raisonnable que moi — je me retourne vers lui. Ma rigueur aurait-elle déteint sur lui ? Il ne m'avait pas parlé de ses projets de la journée. J'avais imaginé, qu'après sa prestation d'hier, sa journée du dimanche serait plus tranquille. Je le dévisage, toute intriguée.
- Puis-je en savoir plus ?
Je lui décoche un petit sourire mutin pour ponctuer ma question, ce qui l'amuse.
- Tu es bien curieuse... me taquine-t-il en arquant un sourcil, sans pouvoir réprimer un sourire à son tour.
Hero m'explique alors qu'il est engagé sur un photoshoot pour Ferragamo, en compagnie d'Evan et d'un petit groupe de mannequins, pour présenter les accessoires de la nouvelle collection, séance qui se déroule dans plusieurs lieux emblématiques et pittoresques de Florence. Cette nouvelle à elle seule est déjà énorme mais il poursuit en m'apprenant que, dans la soirée, il a rendez-vous avec Paul Andrew pour parler d'un nouveau projet, sans avoir plus de détails.
- Je suis si contente pour toi ! je le félicite en le prenant dans mes bras. Tu vois, toutes ces bonnes choses qui t'arrivent... tu les mérites, vraiment.
Le mannequin referme son étreinte autour de ma taille et enfouit sa tête dans ma nuque. Ma dernière réflexion fait référence à notre conversation de la veille et je pense sincèrement chaque mot que je viens de lui dire.
Je m'éloigne de lui pour lui faire face. Il plonge son regard dans le mien, regard dans lequel je lis de la gratitude mais aussi une certaine forme de doute.
- Quand tu dis des trucs comme ça, j'ai envie d'y croire... même si je sais que c'est faux...
Un sourire triste s'affiche sur son si beau visage. Sa confession me brise le coeur. Cette mauvaise image qu'il a de lui-même, que j'entraperçois depuis quelques temps maintenant — conséquence de l'abandon de sa mère et des mauvais traitements qu'il a subi depuis son enfance — l'empêche de voir son potentiel et le prive d'être tout simplement épanoui. Même si ça me peine de le voir dans cet état, je suis si heureuse qu'il me fasse assez confiance pour s'ouvrir à moi et laisser parler sa vulnérabilité. Je ne pense pas qu'il ait jamais été aussi sincère avec quelqu'un comme il l'est avec moi. J'aimerais tellement l'aider à voir et aimer la bonne personne qu'il est, mais j'ignore comment faire.
En signe de réconfort, je pose une main compatissante sur sa joue. Il ferme les yeux pour apprécier ce doux contact.
- Oh, Hero... je murmure, peinée.
Ce dernier renifle un bon coup avant de se dégager de ma caresse en grimaçant.
- On devrait se grouiller, se reprend-il en secouant la tête, comme pour retrouver ses esprits. Sinon, on va être à la bourre...
Passant une main dans ses cheveux mouillés, Hero quitte subitement la cabine de douche, saisissant une serviette qu'il enroule autour de sa taille avant de se diriger vers la chambre. Je reste seule dans la salle de bain, l'eau chaude coulant toujours dans mon dos, à regarder une des personnes les plus importantes de ma vie tenter d'avancer malgré la souffrance quotidienne qui l'assaille.
*
Avec trois minutes de retard, je finis par rejoindre Andrew dans le hall de l'hôtel. Mes cheveux mouillés rassemblés dans un chignon haut et confortablement habillée par les soins d'Hero, je tente d'apercevoir mon co-équipier parmi la foule. Installé dans un des canapés du lobby, les jambes croisées, son pied tape avec frénésie sur le sol, comme s'il s'impatientait. Mon appareil photo autour du cou et ma sacoche contenant mon ordinateur portable et mon trépieds en bandoulière, je déboule près de lui de manière très gauche.
- Désolée encore pour le retard, mais je suis prête maintenant ! je lance, un peu essoufflée mais avec enthousiasme.
Malgré un début de journée un peu agité, je ne veux pas lui faire mauvaise impression. Le journaliste tourne la tête vers moi, l'air toujours aussi agacé qu'il y a quelques minutes, quand il est venu me réveiller.
- Allons-y, on n'a pas que ça à faire, lâche-t-il en se levant, sans m'adresser un regard.
Je constate que son humeur massacrante ne s'est pas améliorée depuis tout à l'heure. J'aime à penser qu'il est dans cet état à cause d'une mauvaise nuit, mais j'ai la nette impression qu'il m'en veut... cependant, je ne vois pas exactement pour quelle raison.
D'un pas pressé, il se dirige vers la porte transparente automatique de l'hôtel. Je le suis, tant bien que mal, avec tout mon barda. Nous montons dans le taxi qui nous attend devant l'entrée. Malgré son air bougon, Andrew n'en oublie pas ses bonnes manières et m'ouvre la porte pour prendre place à l'arrière du véhicule. Je m'installe et lui ne tarde pas d'en faire de même à côté de moi, dans un silence glacial.
Cela fait cinq bonnes minutes que nous roulons et le seul son qui retentit dans l'habitacle est la voix du chauffeur fredonnant la chanson italienne passant à la radio. Je m'aventure à jeter quelques brefs coups d'oeil en direction d'Andrew, trop occupé à regarder le paysage défiler, muré dans le silence. J'hésite à lui demander ce qui ne va pas mais, au moment où je me décide à parler, nous arrivons devant les bureaux de Ferragamo.
Nous sortons de la voiture et, après avoir payé la course, nous dirigeons vers le même bâtiment que la veille, rattaché au Palazzo Vecchio. Nous montrons nos accréditations aux vigiles à l'entrée, qui nous laissent le champ libre. Une assistante vient à notre rencontre et nous emmène dans une salle préparée à l'avance pour l'interview. Un tabouret est installé devant une toile bleue. Je commence à disposer mes lumières, mon trépieds ainsi que mon appareil. Je ferai les derniers réglages quand Paul Andrew sera là.
Mon binôme, de son côté, révise les questions qu'il va poser au directeur de la maison de couture. Un cahier à la main, il fait les cents pas en révisant ses notes. Je sais que je ne devrais pas mais... je ne me vois pas passer la journée avec lui dans ces conditions. Prenant une profonde inspiration, je rassemble mon courage à deux mains pour le confronter. D'un pas décidé, je m'approche de lui, bien résolue à tirer cette situation au clair :
- Je peux savoir ce qui se passe ? je lui demande avec aplomb, en croisant les bras contre ma poitrine.
Il détourne le regard de la page de son carnet et me dévisage en fronçant les sourcils mais me prive, une fois de plus, d'une réponse adéquate.
- Je ne sais pas ce que je t'ai fait mais... je voudrais crever l'abcès pour travailler dans des conditions optimales, j'ajoute.
- Et moi, je voudrais bosser avec quelqu'un a le sens des priorités, ce qui n'est clairement pas ton cas, rétorque-t-il sèchement avant de me tourner le dos.
Abasourdie par ses propos, je ne compte pas en rester là et le contourne pour lui faire de nouveau face.
- Attends... qu'est-ce que tu veux dire, exactement ? Il me semble que je me suis excusée pour ce matin, je lui rappelle. Tu m'en veux vraiment pour ça ?
Alors qu'il s'apprête à me répondre, la porte, derrière nous, s'ouvre et, en me retournant, je vois apparaitre Paul Andrew, le directeur artistique de Ferragamo et, à ma grande surprise, Hero qui, dès qu'il m'aperçoit, m'adresse son sourire le plus radieux. Les tensions accumulées depuis mon départ de l'hôtel se dissipent légèrement en sa présence.
- Bonjour, bonjour, nous salue gaiement Paul en venant vers nous pour nous serrer la main. Vous êtes les envoyés de British Vogue, c'est bien ça ?
Nous le saluons poliment en retour et nous nous présentons à lui. Paul nous explique qu'il a une demi-heure à nous accorder pour l'interview et les photos. Il s'isole avec Andrew dans un coin de la pièce pour discuter du déroulé de l'entretien. Hero en profite alors pour s'approcher de moi :
- Puisque ce matin, tu n'as pas eu le temps de prendre de petit-déjeuner, j'ai pensé que tu aurais peut-être faim, me dit-il en ouvrant sa banane pour en sortir une serviette renfermant quelques gâteaux, piqués certainement au buffet de l'hôtel.
Malgré les contrariétés rencontrées depuis mon réveil, mon estomac est effectivement dans les talons, gargouillant tant et plus à la vue des mini-viennoiseries alléchantes.
- Merci beaucoup, dis-je en souriant avant de croquer dans un pain aux raisins.
- Ça va mieux avec ton collègue ? me demande-t-il en adressant un signe de tête en direction des deux hommes de l'autre côté de la pièce.
- Pas vraiment, je lui avoue en lâchant un soupir d'exaspération. Il en a après moi... il est en pétard parce que je n'ai pas le sens des priorités, d'après lui... depuis quand ne pas se réveiller à l'heure accidentellement est considéré comme « ne pas avoir le sens des priorités » ? je lui demande, légèrement vexée tout en mimant de grossières guillemets.
J'avoue que, moi-même, je ne suis pas très tolérante en matière de retard dans le domaine professionnel, mais sa réaction est clairement démesurée, surtout qu'il s'agit là d'un accident et non d'une habitude ennuyeuse et redondante. D'où se permet-il de me juger sur ce seul faux pas ?
- C'est tout ce qu'il t'a dit ? me demande-t-il, un brin concerné.
Je hoche la tête en guise de réponse, déjà dégoûtée par cette journée qui s'annonce longue si elle continue sur cette même lancée.
- Hey, dit Hero d'une voix douce en faisant un pas vers moi et en entourant mes poignets de ses mains, ça va aller. Tu sais ce que tu vaux et tu vas tout déchirer, d'accord ?
Il dépose un doux baiser sur mon front et ça, allié aux paroles encourageantes qu'il vient de m'adresser, me remet du baume au coeur. Je lui adresse un petit sourire. Je n'ai qu'une envie en cet instant : me lover dans ses bras et fermer les yeux jusqu'à me perdre dans cette étreinte.
Cette douce rêverie est brutalement interrompue par l'arrivée tonitruante d'Evan qui, débordant d'énergie, s'appuie sur mes épaules et m'éloigne d'Hero.
- Alors, comment va ma petite sirène ? s'enthousiasme-t-il en me trimballant dans toute la salle, sous le regard amusé de son ami.
Ce surnom me fait rire, étant donné que je suis loin d'être aussi gracieuse — et bonne nageuse — qu'une de ces créatures mythologiques. Cependant, je suis fière des immenses progrès que j'ai faits la veille vis-à-vis de ma peur de l'eau.
- Elle irait mieux si t'arrêtais de la faire tournoyer dans tous les sens, lui répond Hero en riant.
Evan ralentit la cadence et m'immobilise. Je mets quelques secondes à retrouver un certain équilibre et mes esprits. L'arrivée du mannequin a attiré l'attention de Paul et Andrew qui, depuis l'endroit où ils se tiennent, nous regardent avec intérêt.
- Vous vous connaissez ? nous demande Paul en nous rejoignant, un sourire intrigué aux lèvres.
Je suis un peu gênée de répondre à cette question, ne voulant pas mettre en avant ma connexion avec Hero. Mais c'est sans compter sur Evan, qui prend les devants avant que je ne puisse réagir :
- On a passé la soirée d'hier tous les trois, en compagnie d'autres mannequins à bord d'un voilier sur le lac Bilancino.
Evan se laisse emporter par son récit, en révélant les détails de notre escapade de la veille. Paul croise les bras en l'écoutant, visiblement intéressé par nos aventures, hochant la tête de temps à autres. A ce moment-là, je détourne le regard vers Andrew, sa lèvre inférieure capturée entre ses dents, pouffant discrètement de rire en secouant la tête. C'est quoi, son problème ? C'est quoi, cette réaction ? Je préfère ne pas relever tout de suite, mais il est certain que nous devons avoir une sérieuse discussion.
- Je suis ravi que vous ayez profité des beautés naturelles de l'Italie mais, maintenant... back to work ! lance-t-il en tapant deux fois dans ses mains avant de pousser gentiment Hero et Evan vers la porte de la salle. Je crois qu'on vous attend pour les essayages ! Allez, filez !
Alors que la porte est sur le point de se fermer, Hero m'adresse brièvement un clin d'oeil avant de disparaitre dans le couloir. Je laisse échapper un petit rire en repassant la scène à laquelle je viens d'assister dans ma tête. Malheureusement pour moi, je suis vite rappelée à la réalité par la ton cinglant d'Andrew :
- Bon, June... on peut se mettre au boulot ou tu préfères rêvasser ?
L'agacement dans sa voix est palpable. Même Paul, dont le regard bleu perplexe passe plusieurs fois d'Andrew à moi, semble se poser des questions quant à l'acharnement du journaliste envers moi. Je me retourne vers eux, confuse par le comportement d'Andrew. Ne voulant pas faire de vague, je décide de m'excuser et d'installer le cadre pour les futures photos, tandis que mon partenaire commence l'interview. J'écoute d'une oreille distraite les questions et les réponses mais mon esprit est turlupiné par la manière dont ce dernier me traite. Mille et une interrogations passent par mon cerveau, cherchant une théorie plausible pour expliquer tout ce cirque.
Une fois l'interview terminée, c'est à mon tour d'entrer en scène, si je puis dire. Paul s'assoit sur le tabouret installé au préalable. Je mesure la luminosité afin d'ajuster la lumière pour ne pas surexposer ou sous-exposer mes tirages. Je règle mon cadre et commence à prendre mes photos, en indiquant des poses à mon modèle. Au bout de vingt minutes, tout est en boite. Paul nous remercie en nous serrant chaleureusement la main et en nous souhaitant bonne continuation. Andrew et moi sortons des locaux, attendant que le taxi nous ramène à l'hôtel. Cette fois-ci, je ne vais pas laisser passer ma chance de tirer, une bonne fois pour toutes, cette histoire au clair.
- Franchement, je n'aime pas trop la façon dont tu me traites depuis ce matin, je revendique en me tournant vers lui.
- Ouais, bah moi, je n'aime pas être pris pour un con, rétorque-t-il en fixant un point invisible devant lui, sans m'accorder la moindre attention.
Attends... d'où ça sort, ça ?
Circonspecte, je me mets face à lui pour le forcer à me regarder et à me confronter. Je n'ai pas le sentiment de m'être jouée de lui, ayant été parfaitement transparente avec lui.
- Quoi ? Je ne te suis pas, là... je réponds, sourcils froncés en secouant la tête. Hier soir, quand on s'est quitté, tout allait bien et maintenant... je t'ai pris pour un con ? Je peux savoir ce qui te fait penser ça ? Parce que je n'ai pas l'impression d'avoir été fausse avec toi...
Détournant le regard une nouvelle fois, Andrew pouffe de rire.
- Ecoute, je suis là pour bosser, pas pour me prendre la tête avec quelqu'un qui me fait perdre mon temps...
Ah... Je lui fais perdre son temps, maintenant... c'est nouveau ça !
- Hey ! Je suis là pour travailler, moi aussi, je lui rappelle de manière plutôt vive. J'ai conscience de la chance qui m'a été offerte et de la responsabilité qui en découle. Tu crois vraiment que je prends mon rôle à la légère ?
- A toi de me le dire ! lance-t-il en pointant l'écran de son portable devant mes yeux.
Prise au dépourvu par la tournure de cette discussion, je m'empare du téléphone pour examiner ce qu'il veut tant me montrer. Je reconnais une discussion dans l'application « Messages »... c'est, en réalité, le fil de discussion entre lui et moi. Je suis déconcertée par son geste mais décide de lire nos échanges pour comprendre la source de sa rancoeur envers moi. Je m'attarde plus particulièrement sur les derniers échanges.
« Hey, je pense que t'es en train de bosser, mais j'ai croisé quelques amis travaillant pour d'autres magazines et je les ai invités à aller boire un verre dans un bar de la ville à 20h. Je leur ai parlés de toi et ils seraient ravis de te rencontrer. Il y aura plein de journalistes et de photographes, ce qui serait parfait pour étendre ton réseau et te faire des contacts. Ça te dit de venir ? »
C'est quoi, ce texto ? Pourquoi je n'en prends connaissance que maintenant ? En regardant l'heure d'envoi, je constate qu'il a été envoyé hier soir, un peu avant dix-huit heures trente. Mais ce qui me surprend le plus dans cette histoire, c'est la réponse que j'ai supposément envoyée.
« Désolée. Autres plans de prévu. Bonne soirée. »
Je reste bouche bée devant l'écran. Je ne comprends pas très bien ce qui se passe. J'essaie de rassembler les éléments dans ma tête, mais rien ne fait sens.
« T'es sûre ? C'est une super opportunité pour toi. Je croyais que c'était ce que tu attendais... »
Le dernier texto envoyé par Andrew reste sans réponse. Je me sens à la fois confuse et coupable. Confuse par rapport à la situation en général, et coupable... bah, je ne sais pas trop pourquoi en fait, mais je m'en veux de ne pas avoir vu ces textos plus tôt.
- Je... je sais que ça va te paraitre très difficile à croire, mais... c'est la première fois que je lis tes SMS et que j'en vois la réponse, je bredouille, sous le choc de cette révélation.
Malheureusement, mon aveu laisse Andrew dubitatif.
- Ouais, bien sûr... Ecoute, y'a pas de mal à préférer aller faire du bateau ou je ne sais quoi mais, dans ces cas-là, ne me fais pas croire que tu priorises le boulot par rapport au reste. Je me suis démené pour que ton nom commence à circuler dans le milieu et...
- Je peux te jurer sur ce que j'ai de plus cher que, si j'avais vu tes messages hier soir, je serais bien évidemment venue à ta soirée, je le coupe avec de la détermination dans la voix.
L'expression de mon binôme s'adoucit et je tends à penser qu'il commence à me croire. Je sais que nous ne nous connaissons pas depuis longtemps mais, s'il y a bien quelque chose dont il peut être sûr, c'est que je ne suis pas une menteuse.
- Alors, qui ? Qui a lu les textos et m'a répondu ? me demande-t-il.
C'est à ce moment-là que la réalité me frappe de plein fouet et de manière très douloureuse. Non... Je ne peux pas croire qu'il ait pu me faire une chose pareille. Hero sait à quel point ce job est important pour moi et je veux me convaincre qu'il n'aurait rien fait de stupide pour le compromettre. Seulement... seulement, je le revois, avec mon portable à la main, près de mon bureau, prétextant l'avoir fait tomber.
M'aurait-il menti ? M'aurait-il empêché d'assister à une soirée qui aurait pu faire avancer ma carrière ? Pourquoi aurait-il fait ça ?
Je me rappelle également avoir vérifié mon iPhone pour des notifications et des messages et réalise alors qu'il a aussi effacé les textos échangés avec Andrew. Putain de merde ! J'avais suspecté quelque chose, j'avais senti que ça ne collait et... j'ai préféré tourner la tête de l'autre côté. Je suis vraiment pathétique ! Pourquoi ai-je mis les signaux d'alerte sur pause ? Je suis une abrutie finie ! J'ai la tête qui tourne et une profonde envie de vomir. Celui-ci pose ses mains sur mes épaules pour me soutenir physiquement.
- Vu ta réaction, c'est bon... je sais qui c'est, ajoute-t-il avec un certain mépris dans la voix.
Je me sens trahie et conne... si conne ! La douleur de la trahison fait rapidement place à de la colère, de la fureur même. Encore une fois, il a su m'amadouer avec ses belles paroles. J'en viens même à me demander si tout ce qu'il m'a dit hier était vrai ou si c'était seulement pour m'attendrir avant de me la faire à l'envers. Y'avait-il seulement une once de sincérité dans son regard? Y'avait-il seulement une once de vérité dans ses propos ? Combien de fois vais-je encore me faire avoir ?
Je m'assois sur le rebord du trottoir, complètement abasourdie. Comment ai-je pu me faire avoir comme ça ? Je cache mon visage à la fois par honte et par lassitude. Oui, je me sens honteuse de m'être laissée aussi facilement berner et je suis lasse, voire exténuée parce que ce n'est malheureusement pas la première fois et que le même schéma semble se répéter sans interruption.
- Je suis vraiment désolé, June, dit Andrew en prenant place à côté de moi. Pour tout... Je n'aurais jamais dû te traiter de manière aussi injuste et je n'aurais pas dû mettre ta parole en doute. Qui suis-je pour te juger ? J'espère que tu ne m'en veux pas mais je comprendrais tout à fait que tu puisses me faire la gueule après tout ça...
Je découvre mon visage pour le regarder. Il regrette vraiment son attitude et je n'ai pas la force d'en vouloir à la terre entière. Avoir des envies de meurtre envers une seule personne me pompe déjà trop d'énergie. En guise de réponse, je lui adresse un sourire triste avant de poser ma tête sur son épaule, faisant définitivement lever les tensions subsistantes entre nous.
- Qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant ? me demande-t-il.
- Me concentrer sur mon photoshoot de cet après-midi, je lui réponds, la voix vidée de toute émotion. Je n'ai pas envie de m'attirer les foudres de mon partenaire.
Andrew passe un bras au-dessus de mes épaules en lâchant un petit rire et m'assurant qu'il n'y aurait aucun risque pour ça. Même si le coeur n'y est pas, j'apprécie son soutien et me surprends à m'esclaffer légèrement.
*
Durant notre pause-déjeuner dans un petit restaurant typique italien, je fixe mon assiette contenant une succulente part de pizza et de la salade sur le côté. En face de moi, Andrew me jette, de temps à autres, quelques regards concernés. Bien qu'elle paraisse appétissante, je n'arrive pas à me résoudre à manger. A vrai dire, je n'ai pas vraiment faim.
- Tu devrais grignoter un peu, s'inquiète Andrew en mâchouillant une bouchée de gnocchis à la tomate. Je sais que t'es contrariée mais l'après-midi va être long sans rien dans le ventre.
J'acquiesce machinalement, sans grande motivation. Je sais qu'il a raison mais mon cerveau a coupé la connexion avec mon estomac et préfère me tourmenter avec des images d'Hero en train de me mentir éhontément avec mon portable à la main. D'ailleurs, en parlant de téléphone, ce dernier essaie de me joindre depuis deux bonnes heures à coups d'appels qui sont automatiquement redirigés vers le répondeur et de messages que je laisse sans réponse.
Mon iPhone se remet à vibrer, m'indiquant un énième appel du mannequin. Le connaissant, il doit certainement être en train de péter les plombs devant mon silence. Tant mieux, merde ! Posé à côté de mon assiette, je lance un bref coup d'oeil sur l'écran avant de souffler.
- Si ça t'embête à ce point qu'il t'appelle, pourquoi tu ne bloques pas son numéro ? suggère Andrew. Ou tu te mets simplement en mode avion... au moins le temps du défilé.
Je ne réagis pas à ses propositions. De toute façon, ce ne sont que des solutions à court termes, qui ne règlent en rien les problèmes auxquels je fais face. Mon partenaire me dévisage d'un regard peiné.
- Est-ce que je peux me permettre une remarque ? me demande ce dernier en posant sa fourchette à côté de son assiette vide.
Encore une fois, je n'utilise aucun mot pour lui répondre, me contentant de hocher la tête pour lui donner la permission de poursuivre.
- Si je dépasse les bornes, n'hésite pas à me le dire, okay ? commence-t-il prudemment. Peut-être que je fais fausse route, mais ce n'est que mon ressenti...
Ses paroles me paraissent assez intrigantes pour éveiller un semblant de curiosité. Je croise les bras contre ma poitrine, attendant d'écouter ce que mon binôme a à me dire.
- Quand on s'est rencontrés, tu m'as assuré qu'entre Hero et toi, il n'y avait rien de sérieux, que vous n'étiez même pas ensemble... bon, j'en ai quand même déduit qu'il y avait un petit truc entre vous mais... enfin tout ça pour dire que, je ne sais pas depuis combien de temps ça dure entre vous mais les relations, même les plus basiques, tendent toujours à évoluer et, au vu de ta réaction à son mensonge...
Je me redresse sur ma chaise en bois, sourcils froncés. Qu'est-il en train d'insinuer, au juste ?
- ... pour une personne qui ne représente rien de sérieux à tes yeux, tu es plus affectée que tu ne le devrais, conclut Andrew.
Je prends quelques secondes de réflexion. Je me voilerais la face si je disais que rien n'avait changé entre nous. Je ne peux nier les différences dans nos attitudes, dans nos gestes ou dans nos mots comparé au début de notre relation. Même si le fun est toujours au rendez-vous, comme promis, la partie « sans complications » et « sans prise de tête » n'est plus qu'une vaste fumisterie. Mais à quel stade en sommes-nous, au juste ?
- Je ne sais pas ce que je ressens pour lui, exceptées de la colère et la douleur de la blessure qu'il m'a infligée en cet instant, je soupire, lasse de toutes ces interrogations et incertitudes tourmentant mon esprit.
- Au moins, maintenant, tu sais de quoi il est capable, ajoute mon comparse avant de boire une gorgée d'eau, ce qui lui vaut un regard réprobateur de ma part. Je suis désolé d'être aussi brut de décoffrage mais ce mec ne t'apporte rien de bon. Regarde dans quel état tu es ! Tu peux honnêtement me dire qu'il n'a pas gâché ton séjour ?
Mon réflexe premier serait de prendre sa défense. Je n'aime pas qu'on parle d'Hero en ces termes peu flatteurs mais, au lieu de monter au créneau, je prends le temps de réfléchir, encore une fois. Hormis la soirée d'hier soir qui était magique et une des plus belles de ma vie — et qui n'est au final qu'une manipulation perverse de la part d'Hero — je ne peux dire que ce voyage ait été une grande réussite.
En y repensant plus sérieusement, c'est à ce moment que je réalise une chose qui m'avait échappé jusqu'à maintenant : même s'il est l'une des personnes les plus chères à mon coeur, Hero est à la fois mon sauveur et mon destructeur, le feu qui m'allume et la glace qui peut refroidir mon volcan intérieur, une source de réconfort comme de conflit. Il peut être le problème et la solution. Il me fait me sentir vivante à chaque instant mais je sais, au fond de moi, qu'il peut m'anéantir d'un claquement de doigt. Il est aussi bon que néfaste pour moi. Cette nouvelle prise de conscience m'effraie autant qu'elle me grise. Suis-je prête à prendre ce genre de risque ?
- Ce que je ne comprends pas, c'est... qu'il peut être si adorable quand il veut et ensuite... faire ce genre de choses derrière mon dos... ça n'a pas de sens, je réponds — sans vraiment répondre à sa question — tout en m'interrogeant sérieusement sur une quelconque explication à son comportement.
- Il a des caractéristiques du manipulateur narcissique, peut-être pas tout le package mais il y a certains critères qui ne trompent pas, m'explique Andrew. Par exemple, cette possessivité maladive qu'il nourrit envers toi et la manière dont il t'approprie... c'est malsain, June. Je suis encore une fois désolé de te le dire mais les histoires avec des personnes comme lui ne finissent pas bien, en général...
Ce que je prenais pour quelque chose de sexy — le fait de lui dire que je suis à lui et qu'il est à moi — n'est-il qu'un simple jeu ou cache-t-il une pathologie beaucoup plus inquiétante et dangereuse ? Je devrais plutôt me concentrer sur le photoshoot de cet après-midi et, au lieu de ça, je suis en train de remettre en cause la personnalité possiblement tordue d'Hero...
*
Je ne profite pas de ce second défilé comme je le devrais. Je fais le travail mais n'y prends aucun plaisir. Les mannequins défilent devant moi, toutes plus belles les unes que les autres et pourtant... j'appuie automatiquement sur le déclencheur de mon appareil sans vraiment faire attention à mon cadre, à ma lumière, à tous les détails qui font réussir une photo. Je regarde de temps à autre le résultat sur mon petit écran et me dis que ça fera l'affaire. Ça m'énerve ! Je suis énervée contre moi-même de ne pas me donner à fond, de ne pas être aussi impliquée et professionnelle comme je peux l'être d'habitude... Non, bien sûr que non ! Honnêtement, je ne suis pas aussi dilettante en temps normal et cet excès de zèle dont je fais preuve en ce moment me fait me détester encore plus !
Les paroles d'Andrew résonnent dans ma tête et, malgré la meilleure volonté du monde, je ne peux pas vraiment le contredire. En plus, mon téléphone vibre tant et plus que ma batterie est presque déchargée. Cette insistance permanente de la part d'Hero fait monter mon angoisse d'un cran. Je sais pertinemment que notre prochaine entrevue sera tout sauf plaisante.
Andrew et moi avons très peu échangé durant le trajet retour jusqu'à l'hôtel. Il était en train de repasser ses notes en revue tandis que mon esprit tentait d'anticiper le prochain drame qui allait se dérouler à l'hôtel car, soyons honnêtes, il était impossible que ma confrontation avec Hero se passe bien. Je lui en voulais du coup bas qu'il avait perpétré derrière mon dos et lui devait être comme un fou de ne pas avoir de mes nouvelles.
- Tu veux qu'on travaille sur l'article, ce soir ? me propose Andrew en descendant du Uber au pied de l'hôtel.
- J'aimerais bien mais je ne sais pas si j'aurais l'occasion de faire quoi que ce soit dès que j'aurais mis un pied à l'intérieur, je lui réponds en jetant un coup d'oeil craintif vers l'établissement hôtelier, redoutant les prochaines minutes.
Au vu de l'expression peinée que mon partenaire arbore sur son visage, je devine qu'il sait ce à quoi je fais référence. En même temps, pas besoin d'être devin puisque ça a été notre unique sujet de conversation, reléguant notre boulot — qui aurait dû être notre principale occupation — au second plan. Il se poste devant moi, posant ses mains sur mes épaules.
- June, tu n'as pas à lui parler si tu n'en as pas envie, ou si tu crains qu'il arrive quoi que ce soit de grave, d'accord ? me prévient-il, son regard noisette planté dans le mien.
Je ne pense pas qu'Hero soit du genre à me faire du mal physiquement, et je n'ai définitivement pas peur de lui... mais j'ai déjà été la victime de quelques-unes de ses machinations et je sais de quoi il est capable s'il veut me blesser. Mais je croyais qu'on avait dépassé ce stade-là...
Je hoche la tête pour rassurer ses inquiétudes. En consultant mon portable, je remarque qu'Hero a tenté de m'appeler plus d'une quarantaine de fois, m'a laissé une vingtaine de messages sur mon répondeur — ce qui a certainement dû le saturer — et une bonne trentaine de textos. Parmi tout ça, j'ai deux appels d'Angie perdus dans la multitude de mes notifications.
Dès que je foule le sol du lobby, un mauvais pressentiment m'envahit. Il est là, je le sais. Je le sens. Peu sereine, nous montons dans l'ascenseur dans un silence pesant. J'ignore si c'est mon stress qui déteint sur lui mais Andrew ne semble pas non plus très à l'aise. Je suis tout de même heureuse qu'il soit à mes côtés... au cas où.
Le bip de l'ascenseur retentit, nous annonçant que nous sommes arrivés à l'étage désiré. A peine les portes se sont-elles ouvertes que je le vois, adossé contre le mur, le visage dirigé vers le sol. Les mains dans les poches, une de ses jambes est tendue tandis que l'autre est pliée, son pied prenant appui contre le mur. Je remarque également une bouteille à moitié vide à côté de lui, posée sur le sol. Il arbore la même posture que le soir où je l'avais retrouvé au pub pour notre première séance photo au parc. Je me rappelle également de l'effet qu'il m'avait fait en le voyant, qui n'est plus du tout le même aujourd'hui. Il m'attend, et de pied ferme, qui plus est.
Alors que nous nous approchons de lui, Hero finit par tourner la tête vers nous et, immédiatement, il fronce les sourcils en nous apercevant. Il finit par se redresser, se dépliant de toute sa hauteur pour surplomber Andrew, le regard rempli de défiance.
- Alors, ça y est... vous vous êtes rabibochés, tous les deux, crache-t-il en nous mitraillant du regard. C'est pour ça que tu ne me réponds plus quand je t'appelle ?
Son ton est mauvais et ses yeux, qui sont d'un vert éclatant d'habitude, se sont transformés en deux billes foncées et méchantes, injectées de sang, qui passent d'Andrew à moi avec un certain dédain. Son haleine est également chargée en alcool. Sa jalousie est palpable. Ce que je redoutais est en train de se produire et ce n'est, malheureusement, que le début.
- Ecoute, mec... tu ferais mieux de descendre d'un cran avant que ça ne dégénère, le prévient calmement Andrew en faisant un pas vers lui et qui ne semble pas impressionné par l'attitude hostile du mannequin.
- Et toi, tu ferais mieux de te mêler de ton cul avant que ça ne parte vraiment en couilles... MEC ! se moque ce dernier en ponctuant sa pique d'un rictus mauvais avant de se tourner vers moi. Alors quoi, June ? Tu refuses même de me parler, maintenant ?
Je reste à ma place, ne sachant comment me comporter face à lui. Il n'est clairement pas en état de tenir une conversation sérieuse, préférant la confrontation directe à la diplomatie. Ses provocations, qui en sont la preuve, cachent la douleur qu'il ressent. Toutefois, connaissant son caractère intempestif — surtout quand il a bu — je crains qu'il ne s'en prenne physiquement à Andrew.
- On devrait peut-être régler ce problème en privé, tu ne crois pas ? je finis par lui répondre en passant à côté de lui pour me diriger vers ma suite, en espérant qu'il morde à l'hameçon et qu'il me suive.
Heureusement pour moi, il ne met pas trop de temps à se décider et, après avoir décoché une dernière œillade narquoise à l'attention de mon partenaire de travail, il prend la direction de ma chambre. Avant de rentrer, je jette un dernier regard à Andrew, qui me fait comprendre qu'il est là en cas de besoin, ce dont je le remercie d'un signe de tête avant de refermer la porte derrière moi.
Nous voilà tous les deux dans le salon de la suite, en tête-à-tête. Hero est dos à moi, tandis que je reste proche de la porte, la poignée toujours dans ma main. J'ignore qui va briser la glace en premier mais les hostilités ne vont pas tarder à être lancées.
- Alors, je peux savoir pourquoi j'ai eu droit au silence radio depuis que je suis parti du photoshoot ? me demande-t-il en finissant par se retourner. Je suis sûr que ce bouffon t'a retourné le cerveau !
Il pointe vivement d'un doigt agressif le mur séparant la chambre d'Andrew de la mienne. Je ne sais pas ce qui me blesse le plus : qu'il ne devine pas la raison pourtant évidente de mon absence de communication avec lui ou le fait qu'il me prenne pour quelqu'un d'aussi influençable ?
- Pour la dernière fois, laisse Andrew en dehors de tout ça, il n'a rien à voir dans cette histoire, je le préviens, lasse de toujours revivre la même scène. Si j'ai décidé de mon propre chef de t'ignorer, c'est que j'avais une bonne raison... tu n'as aucune idée de ce que ça peut être, par hasard ?
Mon ton chargé d'ironie ne semble pas lui plaire, au vu de ses sourcils qui se froncent au-dessus des yeux. Il passe une main dans ses cheveux, signe qu'il est nerveux. Il sait de quoi je parle, j'en suis certaine... seulement, il doit avoir la trouille d'avouer son crime.
- Putain, il était obligé de la ramener, ce con ! s'offusque-t-il.
- Bien sûr qu'il allait m'en parler ! je m'écrie à mon tour. Tu t'attendais à quoi, sérieusement ? C'est à cause de toi et de ton petit manège qu'il me faisait la gueule, ce matin !
Hero reste silencieux, l'air légèrement coupable. Je me détourne de lui et soupire un bon coup pour essayer de me calmer. Les mains sur les hanches, je commence à faire les cents pas, la tête baissée.
- Y'a pas de quoi en faire une montagne, après tout, ajoute-t-il nonchalamment. Des journalistes et des photographes, j'en connais aussi et je peux te les faire rencontrer...
Je m'arrête dans mon sillon pour relever une tête confuse vers lui. Son regard vitreux et alcoolisé braqué sur moi, il me dévisage comme si tout cela n'avait rien de grave. Malheureusement pour lui, il est complètement à côté de la plaque !
- Le problème n'est pas là, je le reprends sévèrement. Tu m'as menti, Hero. Tu as pris la décision de fouiller dans mon portable, de répondre à des messages qui ne t'étaient pas destinés et de garder tout ça pour toi... pourquoi ? Pour éviter que je passe la soirée avec Andrew ?
Il commence à comprendre qu'il a vraiment atteint la limite de ma patience. Le début d'affolement que je peux lire sur son visage témoigne de sa prise de conscience. Il pince l'arête de son nez en plissant des yeux pour essayer de retrouver ses esprits.
- Okay, j'ai déconné, avoue-t-il. Je suis désolé de t'avoir menti. Mais t'as quand même passé une bonne soirée, non ?
J'hallucine une fois de plus. Alors qu'il ne montre aucun réel signe de regret, j'ai l'impression que nous menons deux conversations en parallèle et que nous n'arrivons pas à communiquer.
- Oh mon dieu, ce n'est pas le sujet, putain ! je commence à m'énerver. Tu as lu ces messages et tu savais ce que cette opportunité représentait pour moi. Merde, je suis venue d'abord pour le boulot, Hero ! Je te l'ai répété, je ne sais pas combien de fois mais, comme à ton habitude, t'as décidé d'en faire à ta tête et d'agir dans ton propre intérêt !
Cette fois-ci, ma petite engueulade l'a froissé. Il ne compte pas se laisser faire, je le vois dans ses yeux.
- Oh, ça va, June ! Y'a pas que le boulot dans la vie, réplique-t-il de manière plutôt agressive.
- C'est facile pour toi de dire ça ! Tu gagnes... quoi ? Trois mille ? Cinq mille ? Sept mille livres par contrat, c'est bien ça ? je lui demande avec fureur. Tu t'en fous bien : tu squattes chez tes potes donc tu ne paies pas de loyer et tu ne risques pas l'expulsion, tu peux disposer de ton argent comme tu l'entends. Moi, j'ai trois personnes qui comptent sur moi pour garder un toit au-dessus de leurs têtes !
Je sais que je vais loin dans mes propos mais son attitude m'excède au plus haut point. J'ai conscience qu'il n'a pas choisi de lui-même d'être hébergé une semaine par-ci, une autre semaine par-là mais je veux lui faire comprendre que l'avenir de mes amis dépend aussi de mon professionnalisme. S'il rate un contrat, ça n'engage que lui. Si ça m'arrive, je n'aurais aucune rentrée d'argent conséquente, même si j'ai encore mon boulot au magasin à côté, grâce à la bonté de Dany.
- C'est vraiment comme ça que tu me vois ? me demande-t-il, amer et peiné. Comme un gros branleur vivant aux crochets de ses potes ? Tu connais ma vie, June... Ma putain de vie de merde et tu te permets de me juger sur ça ?
- Tu sais très bien que ce n'est pas le cas, je lui réponds en soupirant. Je voulais juste dire que nous n'avons pas les mêmes priorités dans la vie, c'est tout. Je pense d'abord à mes amis et à leur bien-être, alors que toi, tu...
Je m'interromps, laissant la fin de ma phrase en suspens, ne voulant pas statuer une nouvelle fois l'évidence de sa jalousie et de son égoïsme. Je suis exténuée de revivre encore et encore la même scène, les mêmes conversations, qui finissent en général en larmes pour moi.
- Pourquoi t'as fait ça ? Pourquoi tu m'as menti ? je lui demande en soupirant, voulant mettre fin à cette conversation le plus vite possible.
À cet instant, toute trace de colère disparait du visage d'Hero. Toute l'assurance qui l'habitait jusque-là semble également avoir quitté son corps. J'ai soudainement peur de connaitre la raison qui se cache derrière son mensonge.
- Tu veux vraiment le savoir ? me demande-t-il, une larme au bord de l'oeil. Ce n'est pas par égoïsme ou par jalousie, comme tu peux le penser. Je voulais te faire passer une soirée inoubliable... en fait, je voulais qu'on passe un moment magique parce que... parce que...
Il marque une pause, passant ses bras derrière sa tête, ses paumes posées à l'arrière de son crâne. Sa voix tremble et transpire d'une sincérité qui me saisit complètement. J'ignore pourquoi mais mon coeur bat à tout rompre, tambourinant dans mes tympans en un gros bruit sourd.
Soudain, sans prévenir, il fond sur moi, prenant mon visage en coupe et écrase ses lèvres sur les miennes.
- Embrasse-moi, embrasse-moi, souffle-t-il contre ma bouche.
Prise au dépourvu, je m'exécute et lui rends son baiser. Complètement bouleversée dans mes émotions, je ne sais plus si je dois lui en vouloir pour sa manigance de la veille ou si notre conversation doit prendre une autre direction. Cependant, je peux sentir une forme de désespoir dans sa manière de m'embrasser. Je pose mes mains sur ses poignets tout en poursuivant notre baiser mais, quelques secondes plus tard, à bout de souffle, j'y mets un terme.
- Hero, qu'est-ce que...
Je tente de formuler une question cohérente mais les mots ont du mal à passer la barrière de mes lèvres.
- Je ne peux pas te dire pourquoi sinon... sinon, je vais te perdre, murmure-t-il, les yeux fermés, son front collé au mien. Je ne supporterais pas de te perdre...
Surprise, j'éloigne mon visage du sien pour lui faire face. Dans ses yeux, je décèle une peur, une peur réelle. Hero est vraiment convaincu que je vais le quitter pour je ne sais quelle raison. Je ne comprends pas du tout où il veut en venir. Toutefois, si je suis son raisonnement, l'explication derrière son méfait est pire que le méfait lui-même. Je dois avouer que cela ne me rassure guère.
- Pourquoi es-tu si persuadé que je vais te laisser ? je lui demande en secouant doucement la tête, cherchant à comprendre cette situation.
Au pied du mur, le mannequin n'a pas d'autres choix que de me répondre. Il ferme les yeux, résigné, et prend une profonde inspiration avant de dire :
- Parce que j'ai violé la seule règle que tu nous as imposés dans notre « arrangement », lance-t-il avec appréhension, ses yeux verts sondant mon visage à la recherche d'une quelconque réaction.
Je le dévisage, désarçonnée. Je ne mets pas longtemps à deviner de quoi il parle mais... c'est impossible. Ce qu'il me dit est impossible.
- Tu es en train de me dire que... tu as des sentiments pour moi ? je lui demande, abasourdie par sa révélation.
Pour moi, il est inconcevable qu'Hero puisse avoir développé quelque forme d'attachement que ce soit. Lui qui est contre tout se qui se rapproche de près ou de loin à de l'amour ou de l'intimité... toutefois, ça explique bon nombre de changements dans son comportement.
- J'ai... euh... je suis même passé au niveau supérieur, on va dire, me répond-il, le peu d'assurance qui lui restait venant de le quitter pour de bon.
« Au niveau supérieur » ? Face à cette annonce, je fais un pas en arrière, craignant de comprendre ce qu'il est en train de m'avouer. Je vois alors la panique naitre de nouveau dans le regard d'Hero.
- Non, non, June... ne t'en va pas, s'il te plait, me dit-il d'une voix suppliante. Crois-moi, ce n'était pas prévu au programme que je... que je tombe amoureux de toi. Ça m'est littéralement tombé dessus sans que je m'y attende. J'ai essayé de le combattre, de me débarrasser de tout ça mais y'a rien eu à faire.
Hero, amoureux de moi ? L'idée m'a bien évidemment frôlé l'esprit au vu de son attitude mais je n'ai jamais considéré cette option comme sérieuse.
- Je t'en prie, dis quelque chose, lâche-t-il, en proie au désespoir.
J'ai dû rester silencieuse plus longtemps que je ne l'aurais cru.
- Je... euh... je ne sais pas quoi répondre à ça, en fait, je lui dis en toute honnêteté. Je... je suis flattée, bien entendu, mais... depuis, depuis quand ?
- Ça remonte à la première fois où je suis venu te retrouver à l'appartement d'Angie, le soir où t'étais complètement défoncée à cause du joint, m'avoue-t-il. Je ne sais pas pourquoi ce soir-là en particulier mais... c'était peut-être ta manière de me regarder, de me toucher...
Bon, pour le romantisme, on repassera. J'ai quelques bribes de cette soirée qui me reviennent en mémoire mais rien de vraiment concret.
- Je sais que tu ne veux pas t'engager dans une relation en ce moment, reprend-il en s'approchant de moi pour prendre mes mains dans les siennes, mais... est-ce que, si tu venais à changer d'avis, tu te verrais... avec moi ?
Je reporte mon regard sur nos mains liées, nos doigts entrelacés. Je suis complètement perdue dans ce que j'éprouve, dans mes pensées... dans mon coeur.
- Je sais que t'as aussi des sentiments pour moi, June, affirme-t-il avec espoir.
Ai-je vraiment des sentiments pour lui ? Certainement. Je ne pourrais pas le confirmer à cent pour cent, mais il me fait ressentir tellement de choses qu'aucun autre homme ne m'a jamais fait éprouver. Mais... il y a d'autres paramètres à prendre en compte, plus importants qu'une simple histoire de sentiments.
- Et... t'es vraiment certain d'être amoureux de moi ? je lui demande. Comment peux-tu être si sûr de ça alors que tu ne l'as jamais été ?
Ma question semble lui déplaire mais il me répond quand même :
- Je n'ai jamais rien ressenti d'aussi fort et puissant pour une fille avant toi. Je ne saurais pas te le décrire exactement mais c'est à la fois effrayant tellement c'est immense que j'ai peur que ça m'engloutisse entièrement et excitant parce que c'est le sentiment le plus agréable au monde.
Il s'empare alors de ma main qu'il colle contre sa poitrine.
- Tu le sens ? Tu sens la vitesse à laquelle il bat ? me demande-t-il, ses yeux verts plantés intensément dans les miens. Tu affoles tous mes compteurs, bébé. Quelle preuve te faut-il de plus ?
Je sens, à travers le fin tissu de son tee-shirt, les martèlements très rapides de son coeur. Je n'arrive pas à croire que je lui fasse cet effet. Je suis bien évidemment touchée par sa confession et, si je m'écoutais, je me laisserais volontiers embarquer dans ce doux rêve.
- Je croyais qu'il était mort, qu'il ne battrait jamais pour personne, poursuit-il, les larmes aux yeux. Je m'étais même fait une raison. Les gens l'ont tellement malmené, piétiné, lacéré, bousillé... Quelque part, ça m'arrangeait. Ça voulait aussi dire que je ne pouvais plus souffrir... et puis toi, apparaissant de nulle part, tu l'as ramassé et tu lui as donné une nouvelle vie.
Il ponctue son monologue par un petit rire qui finit de faire chavirer mon coeur. Je me laisse complètement submergée par l'émotion que ses mots provoquent en moi. Je l'ai sauvé, c'est vraiment ce qu'il est en train de me dire. Comment rester insensible à ce discours ? Une larme coule sur ma joue, que je m'empresse d'essuyer d'un revers de la main.
- Hero, je... je ne sais pas quoi dire à ça, je lui confesse. Je suis profondément bouleversée par tes mots. Si ça ne tenait qu'à moi, je me laisserais bien tenter par une histoire avec toi... seulement, on a dix ans d'écart, Hero. Ce n'est peut-être pas un problème pour toi maintenant mais, à un moment donné, vous voudrons des choses complètement différentes.
- L'âge, on s'en fout, tu ne crois pas ? Et pour le reste, on s'y penchera quand la situation se présentera à nous, répond-il avec aplomb. En attendant, vivons dans le présent, veux-tu ?
Tout en me posant cette question, Hero s'approche de moi. Je me recule pour garder le plus de distance possible entre lui et moi mais cet espace s'amenuise de plus en plus jusqu'à ce que mon dos viennent heurter le mur de la suite. Il continue de s'avancer vers moi et s'arrête quand nos corps ne sont qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Du bout des doigts, il caresse ma joue avant de plonger sa tête dans mon cou pour y déposer un chapelet de baisers. Je ferme les yeux pour mieux savourer cet instant.
- Oh, bébé, on pourrait être tellement heureux ensemble, souffle-t-il contre la peau fine de mon cou, me faisant frémir.
Une de mes mains se perd dans ses cheveux, pressant son visage un peu plus contre moi. J'ai envie de le croire, je veux croire en ce bonheur auquel il s'accroche. Seulement, j'ai cette petite voix dans ma tête qui me rappelle que tout n'est pas si simple.
- Attends, attends, attends, je lui dis en essayant de le repousser.
Le visage d'Hero s'écarte de moi, quelque peu confus. Il fronce les sourcils en me dévisageant.
- Imaginons, on entame une relation sérieuse... Si, dans six mois, je te disais que j'ai envie d'avoir un enfant... parce que je suis dans la tranche d'âge parfaite pour devenir parent, ce qui n'est pas tellement le cas quand on n'a que vingt-trois ans, tu resterais avec moi ? je lui demande le plus sérieusement du monde.
Les lèvres d'Hero s'étirent légèrement.
- Mais ce n'est pas le cas, réplique-t-il en pouffant.
- Prétendons que ça le soit, j'insiste avec fermeté. T'accepterais de devenir père et tout ce que ça entraine ?
Cette fois-ci, réalisant que je ne plaisante pas, son sourire s'efface, prenant réellement ma question en considération. Il reste silencieux, se contentant de me fixer.
- Putain, je ne comprends pourquoi on parle de ça, rétorque-t-il, agacé.
- Parce que c'est le genre de questions que deux personnes se posent pour savoir si elles ont un avenir ensemble. Dans un couple, il faut avoir des projets de vie communs, autrement, il n'ira pas bien loin. Malheureusement, toi et moi...
Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'une lampe se trouvant sur une table du salon valse à travers la pièce pour venir s'éclater au sol. Des éclats blancs jonchent le parquet. Je sursaute devant cet excès de colère.
- T'es sérieuse, là ?! s'écrie-t-il. T'es en train de me tester sur une question à la con pour savoir si on peut être ensemble ?!
- J'ai trente-trois ans, Hero, je lui réponds prudemment. Je ne peux pas me permettre de me lancer dans une nouvelle histoire si je sais dès le départ qu'elle est vouée à l'échec. La prochaine fois que je me mettrais en couple, je veux que ce soit avec la bonne personne...
- Donc, t'es en train de me dire que je ne suis pas le bon, c'est ça ? me demande-t-il en arborant une moue dégoûtée. Je ne suis qu'une bite sur patte prête à te faire jouir quand tu le veux, en fait. C'est qui, « le bon », d'après toi ? L'autre connard d'à côté ?
Évidemment, on en revient une nouvelle fois à Andrew. C'est aussi ce genre d'attitude qui me tend à croire qu'Hero n'est pas assez mature pour une relation sérieuse.
- Ne le prends pas comme ça, tu sais très bien que c'est faux, je me défends. Je ne t'ai jamais réduit à ça. Tu es bien plus que ça à mes yeux...
- Ouais, mais pas assez pour vouloir être avec moi, lâche-t-il avec colère et amertume. C'est bon, j'ai reçu le message...
Il se dirige vers la porte d'un pas pressé et furieux. Il l'ouvre, sort et la claque violemment. Je ferme les yeux et me laisse glisser le long du mur. Mes fesses finissent par toucher le sol, ramenant mes genoux contre ma poitrine et, sans pouvoir le contrôler, les larmes se mettent à couler...
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