52 BIS.
[DANY]
Après le coup de téléphone...
J'appuie avec rage sur le bouton rouge de l'écran de mon portable pour mettre fin à cet échange plus que déplaisant. Putain, ma journée avait si bien commencé... Une perspective d'avenir plus qu'alléchante s'offre enfin à moi, et je n'ai même pas le temps de la célébrer comme il se doit qu'un simple appel téléphonique est venu complètement tout gâcher !
J'ai beau tout faire pour mettre le plus d'espace entre le connard qui me sert de père et moi, mais il trouve toujours le moyen de venir me chier dans les bottes. Je ne sais vraiment pas ce que j'ai fait pour mériter un père pareil. Depuis mon adolescence, j'ai toujours rejeté cette figure paternelle qui me pourrissait la vie, et lui... bah, lui avait honte de moi et m'éloignait le plus possible de tout ce qui touchait à sa vie. C'était un procédé qui fonctionnait aussi bien pour lui comme pour moi. Et maintenant...
En relevant la tête en direction du salon, j'aperçois les tronches médusées de mes amis en train de me dévisager. Je sais qu'ils ont tout entendu, je le vois à leurs têtes — June est très soucieuse, Hero semble suspicieux et Angie... enfin, bref — mais je n'ai aucune envie de répondre à leurs questions, d'apaiser leurs inquiétudes à mon sujet ou même de me justifier. J'ai juste besoin d'être seul pour tempérer la colère qui bout en moi. Sans leur adresser un mot, je me dirige vers les escaliers, que je m'empresse de gravir avant d'être interpelé par l'un d'eux.
J'ouvre la porte de ma chambre et m'assois sur le lit, prenant ma tête entre mes mains. Qu'est-ce que je suis censé faire, maintenant ? Je n'en sais foutre rien ! Je suis certain que cette idée ne vient même pas de lui. A la moindre occasion qui se présentait, il se débarrassait de moi, alors pourquoi voudrait-il de moi dans son business ? Je ne dois être à la hauteur, de toute façon... et je n'ai pas envie de l'être. J'ai la chance de pouvoir me détacher complètement de lui et je ne vais pas la laisser passer ! J'ignore où cette expérience dans le mannequinat me mènera, mais c'est une porte que je ne suis pas prêt de refermer. Cependant, la seule chose qui me motive et qui module la rage en moi, c'est que je ne veux lui donner aucune satisfaction.
Je relève la tête lorsque j'entends des pas dans le couloir de l'étage. La tête d'Angie finit par apparaitre dans l'encadrement de la porte. Je devine facilement qu'elle hésite à entrer, se dandinant d'un pied sur l'autre. Malgré tout, elle soutient mon regard en faisant abstraction de la tension qui règne entre nous depuis la veille.
Angie pose un pied dans la chambre, attendant ma réaction. Devant mon silence, elle se détend un peu et ne tarde pas à pénétrer complètement dans mon espace privé. Son visage ne montre aucun signe d'hostilité, seulement de la peine et un soupçon d'inquiétude.
- T'as envie d'en parler ? me demande-t-elle, gardant tout de même ses distances.
Sans répondre, je me contente de la toiser du regard. Au bout de quelques instants, mon silence insistant commence à l'agacer. Je le remarque à ses lèvres pulpeuses qui se pincent, résultant sur un moue boudeuse des plus craquantes. Ses iris foncés s'assombrissent un peu plus, mais pas de la manière que j'aime.
- Je sais qu'entre toi et moi, c'est un peu compliqué ces temps-ci, mais... et si on faisait abstraction de tout ça, pour le moment ? me propose-t-elle en venant s'asseoir à côté de moi.
Encore une fois, je reste muet face à sa suggestion. Pas par refus de lui parler, mais parce que je ne sais pas quoi répondre à ça, en fait. Je la sens sincère dans sa démarche. Je sais qu'elle veut m'aider. Mais après ? Quand les choses vont revenir à la normale, va-t-on reprendre notre petite routine faite d'engueulades et de rejets ? Je ne veux pas de ça. Je ne veux plus de ça. De manière surprenante, je suis le premier à détourner le regard pour fixer le sol.
- J'ai cru comprendre que cet appel concernait ton père, commence-t-elle prudemment, appréhendant ma réaction.
Je hausse les sourcils en poussant un soupir, sans la regarder. Cet homme est la seule personne qui arrive à provoquer autant de pulsions furieuses et meurtrières en moi. Entre nous, il n'y a plus aucun amour familial — n'y en a-t-il jamais eu ? — seulement du ressentiment et de la rancoeur.
- C'était ma belle-mère... enfin, la compagne de mon père qui m'a appelé, je finis par répondre, les yeux toujours rivés sur le plancher clair de ma chambre. Elle m'a annoncé qu'il venait d'avoir un grave accident de voiture. Apparemment, il serait gravement blessé, mais elle n'a pas voulu m'en dire plus.
Le corps d'Angie s'affaisse légèrement lorsque sa bouche lâche un petit « oh » se voulant à la fois compatissant et neutre. En réalité, j'ignore ce que j'éprouve face à cette nouvelle. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu qu'il disparaisse de ma vie. J'étais un embarras constant pour lui, tandis qu'il représentait un bourreau qui m'assénait un châtiment interminable à mes yeux. Jour après jour, semaine après semaine, c'était toujours la même chose. N'ayant jamais été très présent de toute façon — dû à mes nombreux séjours en maison de correction — ça ne changeait pas grand-chose qu'il ne soit plus là définitivement. Et maintenant que cette perspective se fait de plus en plus probable, je ne sais pas comment réagir, que ressentir face à ça.
- Elle veut que j'aille le voir à l'hôpital, je poursuis en me redressant, ce qui est clairement la dernière chose dont j'ai envie... Putain, elle sait l'enfer que je vis à cause de lui, et pourtant...
Je m'interromps, me sentant de nouveau sur le point d'exploser. Je me lève et frotte le bas de mon visage avec la paume de ma main. Je commence à faire les cents pas dans la petite pièce, qui se résume presqu'à tourner sur moi-même tant c'est étroit. Angie se lève à mon tour et m'arrête dans mon élan quand sa main vient doucement s'emparer de la mienne. Je la retire brusquement en lui lançant un regard outré.
- Tu fais quoi, là ? je lui demande de manière un peu trop agressive.
Les yeux d'Angie s'écarquillent sous l'effet de la surprise et elle a un petit mouvement de recul. Je regrette immédiatement ma réaction. Elle n'est pas la cause de ma colère et ce serait injuste que je me défoule sur elle. Sans se démonter, la brunette à la crinière violine s'avance de nouveau vers moi et, cette fois-ci, je la laisse faire.
- Même si je sais toute la rancune que tu voues à l'égard de ton père, commence-t-elle en venant entremêler ses doigts aux miens, tu sais qu'elle a raison, au fond... mais tu n'es pas obligé d'y aller seul. Je peux t'accompagner, si tu veux.
Angie relève son visage et plonge son regard sombre dans le mien. Étrangement, sa présence m'apaise alors qu'habituellement, elle réveille plusieurs émotions, souvent contradictoires.
- On n'est pas obligé d'y rester des heures, mais ça te fera du bien de lui dire tout ce que tu as sur le coeur avant qu'il ne soit trop tard... Crois-moi, tu le regretteras.
J'ai conscience qu'elle fait référence à sa propre expérience, au fait qu'elle n'ait jamais pu boucler la boucle de son histoire avec Justin. Bien que ce ne soit pas le moment, je ne peux m'empêcher de me demander si elle fera le nécessaire pour nous, pour notre relation, comme elle me l'a certifié. Je réalise alors que nous sommes tous les deux retenus prisonniers d'un passé qui nous empêchent d'avancer. Elle par un fantôme et moi par...
- Allez, viens, me dit-elle en esquissant un sourire encourageant, me tirant de mes pensées.
Sa main toujours dans la mienne, elle m'entraine hors de la chambre. Nous descendons les escaliers et retrouvons Hero et June, toujours assis sur le canapé, en train de discuter.
- Vous allez où, comme ça ? nous demande June, de l'inquiétude dans la voix.
- Apparemment, il est de mon devoir de fils d'aller me rendre au chevet de mon géniteur, qui se trouve en ce moment-même à l'hôpital, je lui explique sur un ton impassible. Et ne t'inquiète pas pour ton boulot, June. Tu peux aller en Italie l'esprit tranquille. Étant donné qu'à partir de maintenant, et pour une durée indéterminée, je suis le co-boss intérimaire de la chaine Crest of London, et pas par choix ! je te trouverais une remplaçante pendant ton absence...
Je ne lui laisse pas le temps de réagir que je me dirige vers la porte d'entrée, suivi d'Angie. D'ailleurs, avant de sortir, elle s'empare des clés de la voiture de June posées dans le saladier sur le meuble à côté de l'entrée.
*
Je gare la voiture sur l'impressionnant parking souterrain du Cromwell Hospital, où les pompiers ont emmené mon père après son accident de voiture. Ma belle-mère ne s'est pas étalée sur les circonstances de l'accident et, à vrai dire, je m'en fous. Cet hôpital, un des plus récents de Londres, ressemble plus à un hôtel de luxe bien tape-à-l'œil, du genre que mon géniteur aime fréquenter. Ouais, parce qu'en plus d'être blindé de thunes, il aime étaler sa fortune aux yeux des autres, comme un gros beauf. Je n'ai jamais compris son besoin — ou intérêt — de se pavaner, de remuer le couteau dans la plaie de ceux qui ont moins bien réussi que lui.
Peut-être que dans sa jeunesse, il a dû se faire voler son goûter à l'école pour devenir aussi con !
Nous entrons dans le centre hospitalier à la décoration épurée et immaculée. Le hall tout de blanc recouvert est-il une métaphore de la lumière blanche au bout du tunnel ? Incitent-ils les gens à se préparer à la mort à peine rentrés ici, comme un avant-goût de paradis ? Ma belle-mère m'expliquerait que cette ambiance neutre a certainement été choisie pour mettre l'accent sur la sérénité pour les patients, sur l'apaisement des familles en cas de mauvaises nouvelles. Elle est très portée sur la symboliques des choses... à chacun ses tocs, hein !
L'agent d'accueil nous indique d'une voix se voulant rassurante et un brin gnangnan que mon père se trouve actuellement au bloc opératoire et qu'il sera transféré en soins intensifs au deuxième étage, sans manquer de nous montrer d'un geste de la main les deux ascenseurs sur notre droite. Google Maps de chez Wish nous gratifie d'un sourire tout aussi niais que le son provoqué par ses cordes vocales avant de prendre un appel téléphonique.
Nous atteignons le deuxième étage et, comme au rez-de-chaussée, le blanc prédomine le couloir. Pour moi, il n'y a rien d'apaisant ou de serein. On dirait que l'endroit a été complètement aseptisé pour éradiquer toute trace de vie. Nous nous avançons et arrivons dans la salle d'attente centrale, où une femme aux cheveux longs blonds et ondulés est assise, dos à nous... femme qui se trouve être ma belle-mère.
- Salut, je lance d'un ton neutre en contournant la rangée de chaises en bois blanc — même le mobilier est de cette couleur — pour lui faire face.
Son visage marqué par l'âge et par les larmes se relève vers moi et un sourire se dessine sur son visage pendant qu'elle se lève. Ses grands yeux verts me fixent avec soulagement tandis qu'elle s'avance vers moi pour me prendre dans ses bras.
- Oh, Daniel ! Je suis si heureuse de te voir... Je ne pensais pas que tu allais venir, me dit-elle en resserrant son étreinte autour de mes épaules.
De mon côté, mes bras restent ballants, le long de mon corps. Je n'ai aucune envie de faire le moindre effort concernant ma « famille ». Ça me fait déjà bien chier d'être là, alors il ne faut pas trop m'en demander. Bien que je n'ai pas spécialement de différends avec elle, je sais qu'elle soutient l'homme qui est allongé sur un de ses lits d'hôpitaux, entre la vie et la mort. Elle a été témoin de violentes scènes entre lui et moi et n'a jamais daigné lever le petit doigt ou la voix pour intervenir en ma faveur. Alors, je me contrefous de savoir si elle est heureuse de me voir ou si la distance que j'instaure entre nous la blesse.
Elle finit par me lâcher et s'éloigner, un peu gênée. Elle affiche un sourire de façade, ne sachant pas quoi rajouter. Ses yeux se baladent de manière chaotique dans toute la pièce pour éviter de se poser sur moi.
- Ton père a été amené au bloc opératoire, m'apprend-elle, au bord des larmes, en me faisant de nouveau face. Il a plusieurs côtes cassées, dont une qui a perforé un poumon. Il souffre d'une hémorragie interne au niveau de la cage thoracique.
Je reste une nouvelle fois impassible face à cette nouvelle. Devant mon manque de réaction, elle reporte son attention derrière moi et son visage s'illumine. Elle me contourne pour s'avancer vers Angie, restée en retrait jusque-là.
- Daniel, je ne savais pas que tu avais une petite-amie, s'extasie ma belle-mère en s'arrêtant à quelques centimètres de la meilleure amie de June. Elle est sublime !
Angie semble un peu embarrassée par la situation, étant donné que notre relation ne ressemble à rien et certainement pas à un couple. Que sommes-nous en réalité, l'un pour l'autre ? Nous ne sommes pas amis, nous ne sommes pas ensemble. Ouais, y'a de l'attirance et des sentiments, mais comment qualifie-t-on ce genre de lien ?
- Je suis sa colocataire. Angie, répond cette dernière d'un ton affirmé en se présentant. On peut rajouter amie aussi, mais tout dépend de l'humeur de Dany !
Elle penche la tête sur le côté en me regardant, une moue espiègle sur le visage. Elle me vanne pour essayer de détendre l'atmosphère. Je lui adresse un petit sourire même si, à l'intérieur de moi, je reste aussi tendu que la ficelle d'un string.
- Oh, je suis confuse, je croyais que... enfin, enchantée Angie, lui dit ma belle-mère en la prenant dans ses bras.
Surprise, Angie resserre également son étreinte en lâchant un petit rire. Lorsqu'elles mettent fin à leur accolade, la compagne de mon père finit par se présenter.
- Je suis Martha, la femme d'Henry... enfin, pas tout à fait, rectifie-t-elle en baladant sa main gauche sous le nez de ma « colocataire ».
Les yeux d'Angie se posent sur l'énorme diamant scintillant à l'annulaire de Martha. Ils s'écarquillent en voyant la taille et l'éclat du caillou. Quand je disais que mon père aimait crâner avec son pognon...
Contrairement à lui, je ne pense pas que Martha soit aussi vénale et avide de pouvoir. Bien qu'elle m'ait raconté plus d'une fois des fragments de son passé, je ne m'y suis jamais vraiment intéressé pour m'en rappeler, mais je sais qu'elle ne court pas après l'argent. Par contre, la question que je me suis toujours posé est : « qu'est-ce qu'elle trouve à mon père ? », « Comment peut-elle aimer un être aussi abject ? »
Ouais, okay, ça fait deux questions... mais elles se rejoignent !
- Félicitations, la congratule Angie en souriant. Vous avez déjà choisi une date ?
- Nous envisagions la fin de l'été, mais avec cet accident... répond-elle en lâchant un sanglot avant de s'interrompre. J'espère seulement qu'il se rétablira.
Elle va se rasseoir, accompagnée d'Angie. Celle-ci passe un bras autour des épaules de ma belle-mère pour la réconforter. Elle sort un mouchoir en papier de son sac, qu'elle lui tend. Non, mais il se passe quoi, là ? Angie est venue pour moi, pour me soutenir, pour me réconforter au cas où les choses tourneraient mal. Et la voilà en train de limite torcher le nez de la belle-doche... Je crois rêver !
- Où est ta fille ? je lui demande sèchement. Il ne faudrait pas qu'elle rate cette belle réunion familiale.
Martha relève la tête vers moi. En plus de la tristesse apparente sur son visage — yeux rougis et gonflés, joues zébrées par les larmes, nez qui coule — je peux lire un certain agacement dans son regard, dû à mon ton sarcastique.
- Ta sœur est à son cours de danse, m'apprend-elle en insistant bien sur notre lien de parenté. Je ne l'ai pas encore prévenue pour l'accident.
Je me contente de hocher la tête en pinçant les lèvres. J'adore ma sœur, elle est la seule bonne chose qui soit ressortie de cette relation. Et, étonnamment, mon père se comporte de façon très aimante envers elle, comme jamais il ne l'a fait avec moi, même du temps où ma mère était encore vivante. Je ne suis pas jaloux, loin de là. Au contraire, je suis content qu'elle ne connaisse pas le côté obscur d'Henry Sharman.
- A ce propos, Daniel, je sais que ce n'est pas le moment mais nous devons discuter des affaires de ton père, m'annonce Martha. Comme je le l'ai dit au téléphone, étant l'héritier direct d'Henry, tu es maintenant à la tête de la chaine de magasins. Je sais que cette nouvelle ne t'enchante pas, et c'est pour ça que ton père m'a confié la co-gérance des Crest of London. Crois-le ou non, il veut que tu fasses partie de son entreprise. Bien qu'il ne le montre pas, il t'estime beaucoup.
Sa dernière réflexion m'arrache un éclat de rire. Je dois lui reconnaitre un potentiel comique que je ne lui soupçonnais pas. Elle doit vivre dans le monde des Bisounours pour être à ce point dans le déni de ce qui se passe sous son propre toit. Je préfère ne pas relever tant sa vision des choses est aberrante.
- Et les investisseurs ont accepté ce changement... juste comme ça ? je lui demande, dubitatif. Y'a quand même pas mal d'argent en jeu, et un changement en haut de la pyramide, même temporaire, rend toujours frileux ceux qui injectent du pognon dans une affaire...
Certes, le monde des affaires ne m'intéresse pas le moins du monde. Au contraire, je le trouve barbant. Y'a plus dans la vie que l'argent et la réussite... enfin, c'est comme ça que je vois les choses.
- Les investisseurs ont donné leur feu vert, me répond-elle d'un ton calme. J'ai les documents signés à la maison, de leurs mains, de celle de ton père et de la mienne. A vrai dire, il ne manque plus que ta signature... si tu es d'accord, bien entendu. Nous ne voulons te forcer à rien. La décision t'appartient.
Je commence à faire les cents pas dans la salle d'attente déserte. Une main posée sur ma hanche, je passe la seconde dans mes cheveux avant de frotter vigoureusement ma barbe.
- Et si je refuse, que se passe-t-il ? Tu diriges l'empire de mon père seule ? je lui demande, en m'arrêtant devant elle.
- J'aurais aimé que l'on fasse cela ensemble, comme une famille, me répond-elle d'une voix douce avec un petit sourire, en me prenant la main.
- Une famille ? je répète en riant, sans manquer de rompre le contact physique qu'elle tente d'instaurer. A quel moment je fais partie de cette famille, tu peux me le dire ? Lors de mes nombreux séjours en maison de correction ? Quand ? Quand mon père m'a jeté de la maison familiale ? Alors, tu peux me répondre ?
Au fur et à mesure que je pose les questions, je hausse la voix, me foutant totalement de causer une scène en plein hosto. Toute la colère que mon géniteur m'inspire est sur le point d'exploser. Les poings serrés, la mâchoire contractée, tout mon corps se met à trembler. Toute ma rancoeur remonte comme de la bile dans ma gorge. Angie se lève alors et s'interpose entre moi et Martha, dont les couleurs ont quitté son visage désemparé.
- Hey, hey, hey, regarde-moi, Dany, me dit-elle en caressant ma joue pour me forcer à poser mes yeux sur elle.
Son autre main vient trouver un de mes poings, qu'elle encercle de ses doigts fins. Je m'exécute et plonge mes iris dans les siens, à la recherche de n'importe quoi qui pourrait apaiser cette rage en moi.
Certainement pas l'ambiance monochrome...
- Calme-toi, respire, murmure-t-elle comme si nous étions seulement tous les deux. Calme-toi, respire...
Ses doigts entourant mon poing coulissent vers mon poignet, qu'elle relève pour le porter au-dessus de sa poitrine. Je pose ma main sur le tee-shirt et sens son coeur battre la chamade.
- Et c'est moi qui dois me calmer ? je lui lance sur un ton plaisantin.
- Je dois être la moins stressée de nous trois, alors oui, répond-elle en lâchant un petit rire à la fin.
Contre toute attente, sentir le coeur d'Angie s'emballer sous ma paume constitue une jolie diversion à la fureur qui émane de mon être, et le calme me regagne petit à petit. Je préfère me concentrer sur l'effet que je lui fais plutôt que sur les émotions négatives que mon père fait naitre en moi à la moindre occasion.
- Tu ne m'avais jamais dit que t'avais une sœur, chuchote-t-elle sur un ton réprobateur.
- Oh, mais tu la connais... tu sais, le gros caca nerveux que tu m'as fait à propos de « M-Coeur » ? Bah, c'est elle, je lui révèle en haussant les épaules.
Angie reste dubitative quant à mon explication, mais semble me croire. J'ai beaucoup de défauts, je le reconnais, mais menteur ne fait pas partie de la liste.
- Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ? me réprimande-t-elle en fronçant les sourcils.
- Parce que t'es trop mignonne quand t'es jalouse, même si tu ne veux pas l'avouer, je lui réponds en lui décochant le sourire le plus insolent au monde.
Je suis alors renvoyé à notre soirée au club, où Angie m'a fait une démonstration complète de sa jalousie, allant jusqu'à mutiler — involontairement — Hannah, une de mes anciennes conquêtes. Bien qu'elle s'acharne à ne pas vouloir avouer ce qu'elle ressent pour moi — certes, elle l'admet à demi-mots — et à me repousser dès que cela devient trop pour elle, ces petites « marques d'affection » sont une raison de plus de ne pas lâcher l'affaire avec elle.
Je dois l'avouer, la jalousie n'est pas la plus jolie façon de montrer à quelqu'un qu'on l'aime, mais c'est peut-être le seul moyen qu'Angie possède pour m'envoyer ce genre de signaux, pour l'instant...
Alors qu'Angie s'apprête à répliquer, un médecin à la longue blouse blanche, tenant une tablette entre les mains se dirige vers nous. Martha se précipite devant lui, inquiète.
- Alors, docteur ? Comment va-t-il ? s'empresse-t-elle de lui demander.
Le docteur Oakes, au nom brodé en bleu sur sa tenue de travail consulte le dossier de mon père avant de nous répondre :
- Nous avons pu arrêter l'hémorragie, nous apprend-il avec un grand sourire. Nous n'avons constaté aucun autre dégât supplémentaire, hormis la perforation du poumon. Nous l'avons donc opéré pour réparer la blessure. Pour ce qui est des côtes, les os devront se ressouder d'eux-mêmes. Un traitement lui sera alors proposé pour atténuer les douleurs que ces fractures auront entrainé. Mr. Sharman a été transféré en salle de réveil. Les effets de l'anesthésie devraient se dissiper d'ici une heure ou deux.
- Donc, il va bien ? lui demande Martha, pleine d'espoir. Il est tiré d'affaire ? On pourra aller le voir ?
Oakes lui confirme bien la nouvelle, au grand soulagement de cette dernière, en précisant qu'ils vont le garder quelques jours en observation en cas de complications et qu'une infirmière viendra nous donner l'autorisation de rentrer dans sa chambre une fois qu'il sera sorti de la salle de réveil.
- En tout cas, il a eu énormément de chance, étant donné la violence de l'altercation.
Après l'avoir remercié, le médecin se retire et nous nous retrouvons tous les trois, une fois de plus. Martha se retourne vers nous, des larmes au bord des yeux. Seulement, cette fois-ci, ce sont des larmes de soulagement et non d'inquiétude.
- Encore une fausse joie de la part de ce bon vieux Henry, j'ironise en croisant les bras contre ma poitrine.
Martha me lance un nouveau regard réprobateur avant d'attraper son téléphone portable.
- Je vais prévenir ta sœur, me dit-elle avant de s'isoler dans un coin de la grande salle d'attente. Si tu veux, tu n'es pas obligé de rester à attendre. Peut-être que tu as mieux à faire... Je peux te prévenir lorsqu'il se réveillera.
Il n'y a aucun jugement dans sa voix. Martha s'éloigne et je me tourne vers Angie, qui traque le moindre signe de contrariété sur mon visage. Elle me connait, elle sait que, même si je suis d'apparence calme, je peux vriller à tout moment.
- On peut partir, si c'est ce que tu veux, me dit-elle avec bienveillance, en posant sa main sur mon bras.
Je reste silencieux, à la regarder. J'aimerais partir, je n'ai aucune envie de m'éterniser dans ce « paradis blanc »... littéralement. Je ne dois rien à mon père. Si je restais, que se passerait-il ? J'irais le voir dans sa chambre et après ? Il trouverait un prétexte pour me descendre, pour piétiner le peu d'estime de moi que j'ai réussi à retrouver depuis que j'ai été forcé de quitter le nid familial. Alors, à quoi bon ?
Grâce à ce photoshoot en Norvège, j'ai l'opportunité de m'émanciper pour de bon de son joug et de ne plus dépendre de lui...
- Qu'est-ce que je dois faire, à ton avis ? je demande à Angie, qui semble surprise par ma question.
Je cherche la réponse au fond de ses yeux, qui sont aussi troublés que moi. Ce choix peut définir mon avenir sur le long terme. Je ne veux pas prendre cette décision à la légère et pour les mauvaises raisons. La haine que je voue à mon père ne doit en rien interférer dans le choix final.
- Je ne veux pas t'influencer vers le mannequinat ou l'entreprenariat, me répond-elle avec un petit sourire. Tu dois choisir la voie qui te correspond le mieux. Tu préfères enchainer les photoshoots aux quatre coins du monde ou être à la tête d'une entreprise de plusieurs millions de livres ?
Évidemment, si elle présente les choses comme ça...
- Tu me demandes vraiment de choisir entre poser avec quelques-unes des plus belles femmes de la terre ou devoir affronter un groupe de vieux bureaucrates aux crânes chauves et ennuyeux à mourir ? je l'interroge en arquant un sourcil circonspect.
Angie esquisse une nouvelle fois cette moue boudeuse que j'adore tant, avant de m'asséner une petite tape sur le bras.
- T'as intérêt à prendre les vieux barbant comme la mort, okay ? me dit-elle sur un ton faussement dictatorial, avant de se mettre à rire.
Je fais un pas vers elle et glisse mon index sous son menton pour la forcer à me regarder. Elle déglutit alors que nous restons à nous dévisager pendant un moment semblant hors du temps.
- Tu n'as pas le droit de me faire des crises de jalousie si tu ne veux pas être avec moi, je lui murmure sans la lâcher du regard.
Son expression facétieuse s'évapore aussitôt, laissant place à de la perplexité. Même si mon ton se veut léger, il y a une part de vérité dans mes propos.
- Dany... murmure-t-elle, légèrement exaspérée, en dégageant ma main de son visage.
Elle se détourne de moi et fat face au mur en face de nous. Nous devons avoir cette conversation, un jour où l'autre, si nous voulons que cette relation avance quelque part. Okay, l'endroit n'est peut-être pas le plus propice à ce genre de discussions, mais je préfère la préparer à cette perspective. A ce moment-là, Martha revient en rangeant le portable dans son sac.
- Ta sœur sera là d'ici un quart d'heure, nous apprend-elle en reprenant place sur son siège en bois. Elle était plus que ravie quand je lui ai dit que tu étais là. J'espère au moins que tu vas rester jusqu'à son arrivée, si jamais tu avais décidé de rentrer... chez toi, euh... chez vous.
Gênée, elle lâche un petit rire. Angie va la rejoindre et s'assoit à côté d'elle. Martha se montre très curieuse de la vie de ma « colocataire », mais je les écoute à moitié, assis en face d'elles, perdu dans mes pensées.
Je n'ai pas revu ma — demie — sœur depuis près de trois semaines, ce qui est inhabituel pour nous. Malgré notre différence d'âge — lorsque mon père s'est mis en ménage avec sa mère, elle avait à peine douze ans, ce qui m'en faisait vingt-sept — nous nous sommes tout de suite bien entendus même si, en grandissant, son fort caractère m'a cassé les couilles plus d'une fois, mais jamais assez pour rester brouillés trop longtemps.
Je dois avouer qu'avoir cette petite tête blonde collée à mes basques du jour au lendemain a changé mon quotidien. Au début, je ne cache pas que ses questions à deux balles pour me connaitre m'ont vite soûlé, sans parler de sa petite voix fluette et aiguë qui me perçait les tympans dès qu'elle se mettait à crier. Je me souviendrais toujours de ses grands yeux verts braqués sur moi, attendant une réponse de ma part à l'un de ses nombreux interrogatoires. Elle venait à peine de rentrer dans l'adolescence quand on s'est connus, une période plutôt ingrate à traverser, mais aussi difficile à supporter pour les personnes vivant avec elle. Je ne sais pas qui est le plus à plaindre : l'ado en crise ou ceux qui doivent subir la crise... Et ma sœur, elle n'a pas fait dans la dentelle ! Je suis content — et je ne dois pas être le seul — qu'elle en soit ENFIN sortie.
Mais le plus important pour moi dans notre relation c'est qu'elle est la seule qui ne m'ait jamais considéré comme un loser. J'étais simplement son grand-frère, son big bro, comme elle aime bien m'appeler, la seule figure masculine de la maison sur laquelle elle pouvait compter et vers laquelle elle pouvait se tourner, peu importe le problème.
- Ah bah la voilà ! s'exclame Martha en tapant des mains avant de se lever.
Je regarde dans la même direction qu'elle et aperçois un petit bout de femme blonde arrivant en courant vers nous. La anse de son sac de sport glissant de son épaule à chaque foulée qu'elle effectue et qu'elle essaie de remonter est un spectacle assez drôle.
- J'ai pris le premier bus pour être là au plus vite, nous apprend-elle, essoufflée. Comment va-t-il ?
Elle semble sincèrement inquiète pour la santé d'un « père » qui n'a pas été très présent pour elle, mais qui s'est montré correct à son égard à chacun de ses retours.
- Son pronostic vital n'est plus engagé, lui révèle sa mère avec un grand sourire. Nous pourrons aller le voir à son réveil de l'anesthésie.
Ma sœur parait soulagée par le verdict des médecins. Elle pose son sac sur l'une des chaises en bois.
- Ouais, notre cher « papounet » aime jouer avec nos émotions, je lâche avec un sarcasme retentissant, en me levant pour lui faire face.
La jeune femme blonde se tourne alors vers moi, une expression mi-agacée mi-heureuse de me voir sur le visage.
- Oh, mais qui êtes-vous ? Il me semble que nous ne nous connaissons pas... lâche-t-elle en pinçant ses lèvres en duckface et en arquant un sourcil.
J'adore son attitude insolente. Toujours un peu plus dans la provocation. J'avoue que je lui ai appris deux-trois trucs durant ses jeunes années, le tout mixé à son caractère déjà fort de naissance... Un beau mélange qui me satisfait.
- Toi aussi, tu m'as manqué, lil' sis', je lui dis en penchant la tête sur le côté.
Elle plisse les yeux en collant ses petits poings sur ses hanches.
- Si je t'avais tant manqué que ça, tu m'aurais appelé, tu aurais daigné répondre à mes messages, grommelle-t-elle, sa voix remplie de reproches. Mais j'ai eu quoi ? Des « vus »... tu m'as lâché des « vus », mec ! Tu sais que pour des jeunes de ma génération, c'est pire que du mépris ? Je croyais que je valais plus que des « vus » à tes yeux...
En plus du reste, elle a tendance à tout dramatiser. Une vraie drama queen ! J'hésite à rigoler de sa tendance mélodramatique, mais elle pourrait se mettre en boule pour de bon.
- Ecoute, je suis désolé... voilà, t'es contente ? je lui dis en ouvrant les bras, ne sachant quoi lui dire d'autre.
- Contente... CONTENTE ? répète-t-elle en haussant la voix tout en s'approchant de moi. Non, mais je me suis fait des films dans ma tête ! Je t'imaginais, gisant dans une allée sombre de la ville, complètement amoché après une bagarre qui aurait mal tourné, la gorge tranchée par la lame de rasoir d'une bande de gangsters ! Tu n'imagines même pas ce qui m'a traversé l'esprit, bro !
Même si elle exagère ses propos à la manière d'une tragédie grecque — ou d'une série Netflix — je sais que son inquiétude est sincère et peu surjouée. Je culpabilise de ne pas avoir pris le temps de lui donner de mes nouvelles, juste pour tranquilliser son esprit.
- Heureusement pour moi, le gang des Peaky Blinders n'existe plus depuis longtemps, je lui réponds, tentant de la détendre un petit peu. Je suis vraiment désolé, M. J'espère que tu me pardonnes...
Je lui adresse ma mimique la plus triste pour la faire plier. Je sais qu'elle ne résiste jamais bien longtemps lorsque je grimace de cette façon. Je la connais comme si je l'avais fait. Et... bingo ! Quelques secondes plus tard, elle abandonne sa posture de tragédienne en levant les yeux au ciel.
- Bouffon.
- Chieuse.
Notre manière originale de nous saluer lui arrache finalement un sourire et elle se décide à venir dans mes bras. J'accueille son étreinte avec un plaisir non-dissimulé en la serrant contre moi.
- Tu peux revenir à la maison, maintenant qu'Henry est à l'hôpital, me propose-t-elle en relevant la tête vers moi, sans mettre fin à notre câlin.
Comme de nombreuses fois par le passé, ses grands yeux verts me fixent, m'implorent même de lui donner une réponse. Je revois, en cet instant, la gamine de douze piges qui me demandait quel était mon plat préféré ou le film qui me faisait le plus peur. Je ne sais pas comment lui annoncer de manière douce que je ne reviendrais pas vivre sous le même toit qu'elle.
- Ma puce, intervient sa mère en posant une main sur son épaule, Dany est un adulte qui s'assume financièrement désormais et qui a trouvé un appartement. Appartement qu'il partage d'ailleurs avec cette charmante jeune femme.
Martha se retourne vers Angie, restée une nouvelle fois en retrait pendant ces retrouvailles. Cette dernière, encouragée par ma belle-mère, se lève et vient nous rejoindre. Ma sœur s'éloigne de moi pour faire face à Angie.
- Je suis celle qui a empêché qu'il se fasse trancher la gorge par un gang du passé, lui lance Angie en haussant une épaule. Enfin, pas tout à fait... si on remet les choses dans leur contexte, c'est ma meilleure amie, qui est aussi en coloc' avec nous, qui l'a invité chez nous...
Sans lui laisser le temps de continuer son récit, ma sœur se jette sur Angie pour la prendre dans ses bras. Les yeux écarquillés, la brune aux mèches prunes me lance un regard étonné avant de refermer ses bras autour de ma blondinette de sœur.
- Ah, merci, merci, merci ! J'avais perdu espoir qu'une femme fasse de mon frère un homme honnête, lance-t-elle sur un ton théâtral en s'éloignant de la meilleure amie de June.
Je secoue la tête en lâchant un petit rire. Au lieu de faire de la danse, elle devrait prendre des cours de théâtre.
- Ma chérie, tu t'emballes un peu. Angie n'est malheureusement que la « colocataire » de ton frère, lui apprend Martha en mimant de grossiers guillemets pour qualifier ma relation avec Angie, sans manquer de faire des gros yeux pour mieux faire passer le message.
- Ah oui, des... « colocataires », l'imite ma chieuse de petite sœur en partageant une œillade et un sourire complices avec sa mère.
Je lève les yeux au ciel, exaspéré par leur manège ridicule et peu subtil. Plus embarrassant, tu meurs ! Angie, de son côté, semble amusée par le cinéma des deux femmes de ma famille.
- Si tu dois faire partie de la famille, lance ma sœur à l'attention d'Angie, vaut mieux que les présentations se fassent de manière officielles... même dans un hôpital. Je suis ravie de te rencontrer, Angie. Moi, c'est Mercy !
Angie lui retourne le compliment et elles se prennent de nouveau dans les bras.
- Dany, tu ferais mieux de te dépêcher de faire ta demande... tu n'es plus tout jeune, tu sais ! me lance Mercy en me tirant la langue, toujours enlacée dans les bras de ma « colocataire ».
Une nouvelle fois, mes globes oculaires font un tour sur eux-mêmes. Mercy a vraiment décidé de me coller la honte, avec la complicité de sa mère, qui plus est. Que faire quand on est en minorité face à des femmes ? Dans un monde idéal, mon père m'aurait tapoté l'épaule en me disant de ne pas m'en faire, que les femmes sont toutes les mêmes. Malheureusement pour moi, ce monde n'a jamais existé.
Comme si le destin voulait mettre un terme à mon calvaire, une infirmière vient à notre rencontre pour nous informer que mon père s'est réveillé, que ses statistiques sont bonnes et qu'il a été transféré dans sa chambre privative.
- Vous pouvez le voir, mais une personne à la fois, nous prévient-elle. L'opération qu'il a subi l'a quand même affaibli donc... qui de vous veut-être le premier ou la première à lui rendre visite ?
Nous nous regardons tous les trois, Martha, Mercy et moi, pour savoir lequel d'entre nous aura le « privilège » de retrouver Henry en premier.
- Étant donné que t'es son fils, ça devrait être toi, annonce Mercy, en tordant sa bouche en moue peu certaine.
Ouais, la logique voudrait que ce soit moi. Seulement, dans mon monde, elle n'a aucune place particulière. Ai-je vraiment envie de m'infliger ça ? Après tout, je n'ai pas attendu pour rien. Au pire, s'il se montre désagréable, je lui augmente sa dose de morphine pour l'envoyer faire un tour chez le marchand de sable.
Tout naturellement désigné, je suis l'employée de l'hôpital jusqu'à la porte de la chambre de mon père. Soudain, mon coeur se met à battre, une boule se forme dans mon bide, à m'en tordre les intestins. Mes mains deviennent moites au fur et à mesure qu'on avance. J'ai l'impression qu'on me mène à l'échafaud. J'ai tout de même espoir qu'ils l'ont assez drogué pour l'adoucir un peu.
L'infirmière me laisse et je rentre aussitôt dans la pièce. Plus vite ce sera fait, mieux ce sera pour tout le monde. La chambre, à la décoration aussi monotone que le reste de l'hosto, est assombrie par les stores baissés aux trois-quarts de la grande fenêtre. Je m'approche prudemment vers le lit où Henry est allongé, la tête tournée vers la fenêtre. Lorsqu'il entend mes pas, son visage pivote avec difficulté dans ma direction et, instantanément, je vois de la déception dans son regard. Quelques égratignures marquent ses joues, son menton et son front, certainement dues aux éclats des vitres et du pare-brise sous le choc de l'impact des deux voitures. A ce moment, mon instinct me dit de prendre mes jambes à mon cou et de me casser, tandis que ma tête me dit de rester.
- Je ne savais pas qu'ils autorisaient l'entrée de cet hôpital aux petites frappes, crache-t-il malgré la douleur qui l'assaille. Au prix où je vais casquer mon hospitalisation...
Voilà la première gentillesse...
- Moi aussi, je suis ravi de te revoir, papa, je soupire avec ironie en glissant les mains dans les poches de mon jean.
Il se met à ricaner, réveillant plusieurs douleurs dans différents endroits de son corps.
- Pourquoi t'es là ? me demande-t-il avec dédain en attrapant la télécommande sur la table roulante. T'as besoin d'argent, c'est ça ?
Ne me prêtant aucun regard, il tend tant bien que mal son bras pour essayer d'allumer l'écran plat accroché au mur en face de lui. La souffrance qu'il éprouve le fait grimacer. Je l'aurais bien aidé... s'il n'était pas un sombre connard qui traite les autres comme de la merde. Je baisse la tête, en fixant mes chaussures et me mords la lèvre inférieure pour éviter d'être trop virulent envers lui.
- Figure-toi que j'ai trouvé un job, je lui annonce en relevant mon visage vers lui.
- Ah ! J'aimerais bien voir ça, pouffe-t-il en se tenant les côtes d'une main, tout en continuant de zapper. Et qui a eu l'idée saugrenue de t'embaucher ?
L'idée qu'il ait mal à chaque fois qu'il me rabaisse et se moque de moi est une maigre source de réconfort, mais je prends tout de même plaisir à le voir grimacer de douleur.
- Dans une dizaine de jours, je pars pour une semaine tous frais payés en Norvège pour représenter la nouvelle collection de blouson de la marque Moncler, je lui réponds avec fierté.
Qu'est-ce que tu trouves à dire à ça, connard ?
Cette fois-ci, la mine méprisante de mon père laisse place à de la stupéfaction. Son bras tenant la télécommande lui en tombe... carrément !
- Et je peux savoir sur quels critères ils se sont basés pour t'embaucher ? Parce qu'en jetant un coup d'oeil à ton CV... se moque-t-il de nouveau.
Quoi, mais... il est sérieux ?!
Mon corps se tend de nouveau. Les tremblements dus à la fureur que je tente de contenir me reprennent. Je viens de décrocher un contrat qui représente beaucoup à mes yeux et voilà qu'il le prend, le chiffonne et le jette à mes pieds comme une vulgaire feuille de papier. Et soudain, l'évidence me frappe tel l'uppercut d'un Mike Tyson enragé : quoi que je fasse, je ne trouverais jamais grâce à ses yeux. Je pourrais décrocher l'énorme cagnotte de plusieurs millions de livres du Loto qu'il trouverait le moyen de minimiser l'évènement. Je ne suis qu'un raté pour lui et, peu importe si je réussis ma vie, ça ne sera jamais assez bien. A partir de là, à quoi bon essayer de l'épater et de chercher son approbation ?
Après cette prise de conscience, une étrange forme de sérénité m'envahit. Bien que la déception soit là — mais pas plus forte que d'habitude — je vois les choses d'un autre oeil, désormais. Cet homme qui a tourmenté mes jours et mes nuits depuis ma naissance ne représente plus rien pour moi. C'est juste un connard aigri qui préfère exposer sa richesse et sa « réussite » aux yeux du monde alors qu'en réalité, il n'a rien réussi du tout. Il a poussé sa première femme à se donner la mort, il est le père d'un fils qui l'exècre plus qu'autre chose... A part son petit empire, qu'a-t-il, au final ? Je ne suis peut-être pas riche, je ne suis peut-être pas à la tête d'une chaine de magasins, mais j'ai une sœur qui m'aime plus que tout, des amis sur qui je peux compter en cas de besoin, et honnêtement, ça vaut tout l'or du monde. Côté professionnel, le brouillard dans lequel je m'enfonçais commence à se dissiper et côté coeur... je ne peux pas encore me prononcer.
Je m'approche de lui d'un pas assuré et me penche au-dessus de son lit, un mystérieux sourire plaqué sur mes lèvres.
- Tu sais ce qu'on dit ? « Ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier », je lui sors en me redressant pour faire le tour de son lit. Même l'enfer ne veut pas de toi, c'est pour dire !
Je m'arrête en face de lui, m'agrippant au rebord en plastique. Henry me toise du regard et me lance une œillade assassine silencieuse.
- Parce que tu crois qu'avec toutes les conneries que t'as faites, tu iras au Paradis ? ricane-t-il. Ton casier judiciaire provoquerait un AVC à Saint Pierre !
- Je ne suis pas parfait, loin de là, je l'avoue, mais j'ai le temps de me racheter. Je croyais que mon but dans la vie était de te plaire, que tu me valides en tant que fils, en tant qu'égal et que tu sois fier de moi, mais maintenant que je sais que ça n'arrivera jamais... non pas parce que le problème vient de moi, mais bien de toi... alors, j'ai décidé de revoir mes ambitions à la hausse... oui, à la hausse, tu as bien entendu. Je vais me concentrer sur ce qui me rend heureux et ne plus m'attarder à souffrir tant et plus de ton mépris à mon égard.
Mon père a ses yeux bleus glacials braqués sur moi, telle une arme de destruction massive. S'il avait pu tirer, il m'aurait pulvérisé.
- C'est toi qui as déconné, et c'est pourtant moi que tu blâmes... Wow ! je rajoute, en continuant de tourner autour du lit.
Je m'éloigne pour me poser à côté de la fenêtre. Je sens tout de même le regard malfaisant d'Henry sur moi.
- Tu voulais être mon égal ? Mais tu ne le seras jamais ! Ta mère a fait de toi un faible, éructe-t-il, faisant impasse des souffrances provoquées par ses paroles venimeuses. Ça ne m'étonne pas que tu te retrouves à faire le gigolo dans des catalogues où des femmes frustrées de la cinquantaine se palucheront sur ton image ! Si c'est ça que t'appelles de l'ambition...
Il détourne de nouveau son regard pour se concentrer sur la télévision.
- Même ta mère n'était pas assez courageuse pour me quitter... elle a préféré emprunter la voie des lâches et se suicider ! Et tu tiens d'elle tellement t'as pas d'couilles !
Ses paroles me font instantanément voir rouge et je me jette sur lui, tel un rapace sur sa proie. Un de mes mains s'abat sur sa gorge, que je serre de mes dix doigts, tandis que l'autre lui maintient la tête posée sur l'oreiller.
- Si j'avais été l'automobiliste qui t'a percuté, je n'aurais pas freiné, putain de merde ! je m'écrie.
- Bah vas-y, qu'est-ce que tu attends ? Finis le travail ! Prouve-moi que t'as des couilles ! hurle-t-il à son tour.
La tentation est grande, putain ! Son visage rougit car ma main obstrue le passage de l'air dans ses poumons. Les bips des différents moniteurs mesurant ses constantes vitales commencent à s'affoler, les écrans clignotant dans tous les sens. Et si je serrais un peu plus fort, un peu plus longtemps... Je ferme les yeux, imaginant cette scène de douce délivrance.
Les larmes menaçant de couler, je me recule, lâchant mon emprise sur lui. Il se met à tousser, essayant de récupérer l'oxygène dont il a été privé pendant quelques secondes. Putain, je vaux mieux que ça. Il a déjà ruiné mon passé, alors je ne le laisserais pas gâcher mon avenir.
- Tu es mort pour moi, tu entends ? je lui dis en rebroussant chemin vers la porte. A partir d'aujourd'hui, tu n'as plus de fils, c'est terminé. Tu devrais être content, c'est bien ce que tu voulais, non ?
- Je ne t'ai jamais considéré comme mon fils, de toute façon. Tu n'as été qu'un boulet dont j'ai été obligé de m'occuper, lâche-t-il froidement. Et maintenant, je suis enfin libéré de ce poids !
Je crois que tout est dit...
Sans rien dire, je le regarde une dernière fois, alité, le regard dur. Voilà l'ultime image que j'aurais de mon père. Je me retourne et ouvre la porte. Dans le couloir, Martha, Mercy et Angie me font face, inquiètes.
- On a entendu des cris... tout va bien ? s'enquiert Martha.
Je hoche la tête en guise de réponse et l'invite à aller rejoindre son fiancé. Mercy s'arrête devant moi, soucieuse. Elle pose sa main sur mon bras.
- Si je rentre dans cette chambre, je ne vais plus te revoir, c'est ça ? me demande-t-elle, connaissant pertinemment ma réponse.
Elle se hisse sur la pointe de ses pieds pour me prendre dans ses bras. Même si elle fait plus d'un mètre soixante-dix, je la dépasse tout de même d'une tête et demie. Malgré l'intensité de l'échange que je viens de vivre, son étreinte me remet du baume au coeur.
- On va se revoir, M, ne t'en fais pas pour ça, je lui glisse au creux de l'oreille. Peu importe où je vis, tu restes ma petite sœur. Je vais te donner mon adresse, et si jamais t'avais envie de venir m'emmerder, je me ferais un plaisir de t'accueillir.
Mercy lâche un petit rire tout en mettant fin à notre câlin. Elle se retourne vers Angie qu'elle enlace également en lui répétant qu'elle était une fois de plus ravie de la connaitre, compliment que ma « colocataire » lui retourne de nouveau.
Elle nous adresse un dernier sourire avant de suivre sa mère, même si c'est contrindiqué par l'infirmière. Angie s'avance vers moi et porte sa main à ma joue.
- Viens, on rentre, me dit-elle.
Ses doigts glissent vers ma main, qu'elle prend gentiment et m'entraine vers l'ascenseur. Je me laisse faire, complètement vidé. J'apprécie qu'elle ne me bombarde pas de questions. De toute façon, je n'ai pas la force d'y répondre.
Alors qu'on attend que les portes métalliques s'ouvrent, ma tête se met à tourner. Tout ce blanc m'oppresse, me faisant perdre mes repères. Je suis pris d'un haut-le-cœur et me dirige vers la poubelle la plus proche. Mon corps veut expulser, mais rien ne sort. Mes genoux heurtent le sol alors que je me retiens aux bords de la poubelle. Angie, derrière moi, m'aide à me relever alors que j'essaie de reprendre mon souffle, mais je me laisse de nouveau tomber sur le sol, à bout de force.
C'en est trop ! Je m'effondre littéralement, ramenant mes genoux contre mon visage. Angie s'agenouille à côté de moi et me prend dans ses bras. Une de ses mains caresse mon dos, alors que la seconde se perd dans mes cheveux.
- Shhhhhh... ça va aller, Dany... tu n'es pas seul, murmure-t-elle près de mon oreille.
Mes bras entourent son corps et je l'attire un peu plus contre moi. Sa présence me réconforte beaucoup. Son odeur et la douceur de ses gestes m'apaisent. Je ne veux pas la lâcher. Elle est ma bouée de sauvetage dans cette mer déchaînée qui ne cesse d'essayer de me noyer. Cette dernière prend mon visage en coupe entre ses mains et relève ma tête pour me faire face.
- Hey, je suis là, d'accord ? me dit-elle, ses yeux remplis de compassion. Viens, on va prendre l'air... cet ascenseur de malheur n'arrive pas !
Elle se relève et me tend les mains pour m'aider à en faire autant. Sans me lâcher, tel un zombie dénué d'émotions, je la suis vers la porte menant aux escaliers. Nous n'avons que deux étages à descendre, mais j'ai la sensation d'entamer un voyage vers les Enfers. Je m'arrête au premier palier, à bout. J'aimerais ne pas être affecté par les paroles infâmes que ce pauvre mec m'a balancé sans aucune honte, mais c'est plus fort que moi, elles ne cessent de résonner dans ma tête, comme s'il avait trouvé l'ultime moyen de me narguer.
Puisque je n'avance plus, Angie, sa main toujours dans la mienne, ressent alors de la résistance pour continuer notre chemin. Elle se retourne pour observer ce qui se passe.
- Dany ?
- J'en peux plus, Ang', je murmure, la tête baissée. J'en peux plus...
Elle rebrousse chemin et se love contre moi, nos doigts toujours enlacés. Son bras passe derrière mon dos pour me serrer contre elle.
- Sache que tu as été super courageux d'affronter ton père, me dit-elle, la tête collée contre ma poitrine. Je sais que tu aurais préféré que votre tête-à-tête se passe autrement, mais sache que celui qui a le plus perdu dans cette histoire, ce n'est pas toi, c'est lui... et le jour où il s'en apercevra, il s'en mordra les doigts. Il t'a fait vivre le pire, maintenant, le meilleur t'attend. Focalise-toi sur tes projets, sur la Norvège, sur... sur ce qui te rend heureux et laisse cet homme dans le passé. Tu es beaucoup plus que ce qu'il a pu dire. Tu n'es pas un moins que rien, tu n'es pas un loser. Tu es Dany... mon Dany, d'accord ?
Je relève soudainement la tête en entendant les deux derniers mots prononcés. Son Dany ? Le pense-t-elle vraiment ? Angie s'écarte légèrement de moi pour me regarder.
- Je sais que je n'ai pas le droit de te mettre de titre de propriété si je ne veux pas être avec toi, mais...
Je ne lui laisse pas le temps de finir que mes lèvres s'écrasent sur celles d'Angie. D'abord surprise par mon assaut, sa bouche s'abandonne rapidement à la mienne. Je la fais reculer jusqu'à ce que son dos touche le mur. Ses bras passent autour de mon cou, tandis que les miens explorent en premier la courbe de ses hanches avant de migrer vers l'arrière de ses cuisses pour la soulever, la faisant gémir contre mes lèvres. Ses jambes viennent naturellement entourer ma taille.
Je me perds totalement dans ce baiser, dans ses mains ébouriffant mes cheveux, dans sa langue caressant la mienne, dans sa respiration saccadée, dans les petits geignements qu'elle pousse. J'ai besoin de distraire mon esprit de tout ce qui vient de se passer. J'ai besoin de ça pour faire le vide dans ma tête et oublier. J'ai besoin... d'elle.
Ma bouche bifurque vers son cou et, à bout de souffle, Angie parvient à bredouiller :
- Pas... pas ici.
Nous mettons fin à notre baiser et je la repose délicatement par terre. A peine ses pieds ont-ils touché le sol qu'elle saisit ma main pour dévaler le reste des escaliers en direction du parking souterrain...
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Pour ceux et celles qui n'arrivaient pas à mettre un visage sur Dany (ou qui ne connaissent tout simplement pas Daniel Sharman, y'a pas de honte à avoir 😜) LE VOICI !
Bon... et lui, vous le connaissez plutôt bien 😍
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