51.

Je ne pensais pas, un jour, souffrir autant. Certes, j'ai connu des douleurs insupportables au cours de ma vie, comme des décès, des trahisons, des bleus à l'âme difficiles à guérir laissant des cicatrices éternelles. Pourtant, avec le temps, j'ai réussi à les surmonter, à vivre avec sans jamais les oublier. Mais... cette fois, j'ai l'impression que c'est différent, que mon coeur déjà trop de fois abîmé ne se remettra pas de cette ultime blessure. Quand j'y repense, Hero a su me faire vivre les émotions les plus intenses. Avec lui, j'avais atteint ce que tout le monde recherche : le bonheur. Et, comme dans toute médaille, il y a un revers et celui qu'il m'a infligé a été plus que brutal : autant il a été ma lumière... autant à présent, je suis entourée par les plus obscures des ténèbres, incapable de retrouver mon chemin vers l'espoir d'être de nouveau heureuse, un jour...

*

Un discret rayon de soleil filtre à travers le store de ma nouvelle chambre, venant réchauffer et éblouir mes paupières fermées. Je grimace et remonte légèrement ma tête sur l'oreiller pour essayer d'échapper à la brûlure que la lumière cause à mes yeux pourtant clos.

Je suis bien, plus que bien et la dernière chose dont j'ai envie, c'est de me réveiller. Au fur et à mesure que mon esprit embrumé refait surface de sa profonde torpeur, je commence à ressentir certaines choses : un poids sur ma taille, un souffle tiède sur ma nuque, des jambes entremêlées aux miennes et un corps chaud collé contre mon dos. Je ne peux m'empêcher de sourire en réalisant qu'Hero me tient contre lui. D'ailleurs, il me semble qu'il ne m'ait pas lâché de la nuit. Cette pensée étire un peu plus mes lèvres.

Je remue légèrement contre lui et un discret grognement s'échappe de sa gorge. Il gigote un peu et frotte son nez contre mon épaule. Ce geste, si anodin et tellement mignon à la fois, m'arrache un petit gloussement.

- Bonjour, murmure Hero avec une voix matinale très rauque et éraillée.

Rien que de l'entendre, une horde de papillons prend son envol dans mon ventre. Ce son, cette voix... décidément, quoi qu'il fasse ou dise, ce mec provoque toutes sortes de réactions en moi !

Je me soustrais suffisamment de son emprise pour me tourner et lui faire face. Je le salue également avec un sourire radieux. Son bras vient retrouver sa place, autour de ma taille, tandis que nos jambes s'entrelacent une fois de plus. L'espace entre nos deux corps est infime. D'un geste délicat, je repousse, du bout des doigts, une mèche rebelle de son front avant de poser ma main sur son avant-bras.

- Bien dormi ? je lui demande.

Il ferme brièvement les yeux et hoche la tête contre l'oreiller avant de les rouvrir, sous mon regard attendri. Cette facette-là de sa personnalité me plait plus que toutes les autres. Son côté doux, tendre et mignon me fait me sentir bien et en confiance.

- Et toi ?

- Comme un bébé, je lui réponds en souriant.

J'ai toujours eu du mal à m'adapter aux nouveaux endroits, que ce soit un déménagement dans un nouvel appartement ou une nouvelle ville, un changement d'école ou même une nouvelle entreprise dans laquelle trouver ma place. La présence d'Hero à mes côtés pour passer cette première nuit dans cet environnement peu familier facilite cette nouvelle transition.

- T'as prévu quoi aujourd'hui ? me demande-t-il tout en caressant le creux de mes reins, provoquant des frissons sur ma peau.

- J'avais pensé aller voir Jade chez Hamza pour tenter de lui parler et de la convaincre de revenir à la maison, je lui réponds. Et... si tu n'as rien de prévu de ton côté, si tu veux, tu pourrais m'accompagner, comme je ne connais pas son adresse...

Je baisse les yeux avant de les relever vers les siens, un air espiègle sur mon visage. Après deux jours vraiment idylliques, qui se sont révélés surprenant — de la meilleure des manières — je n'ai pas envie d'abréger ce moment, de me séparer de lui. Étonnamment, sa présence m'apaise et me donne la confiance nécessaire pour avancer jour après jour.

Et puis, pour faire simple : je suis bien avec lui !

- Je dois appeler mon agent pour parler du défilé en Italie, mais après ça, je suis libre, répond-il en calant une mèche brune derrière mon oreille. Je t'accompagnerai chez Ham.

Je lui souris, mais la perspective d'être éloignée de lui pendant plusieurs jours à la fin de la semaine contrarie quelque peu ma bonne humeur. Hero, en fin observateur, le remarque immédiatement.

- Moi aussi, ça me fait chier que tu ne puisses pas venir, déplore-t-il, sachant pertinemment la source de mon air bougon.

Je vois dans son regard, qui ne cesse de me fixer, qu'il dit la vérité. Il pose sa main sur ma joue, qu'il caresse avec son pouce. Ce doux contact transforme mon expression renfrognée en sourire.

- C'est peut-être un mal pour un bien, je lâche en haussant les épaules. De cette façon, à ton retour, les retrouvailles n'en seront que meilleures...

J'esquisse un petit sourire en coin, ne cachant nullement le sens osé de ma suggestion. Hero, à son tour, étire ses lèvres, creusant la fossette dans sa joue.

- Peut-être qu'on peut prendre un peu d'avance sur les festivités, propose-t-il sans se départir de son rictus insolent.

Je glousse en entendant sa proposition indécente. Sa main, dans mon dos, descend vers l'élastique de ma culotte et s'arrête sur ma fesse gauche. Il y presse dessus pour m'attirer un peu plus contre lui, ma poitrine collée contre son torse. Nos nez se touchent. Ses iris émeraudes ne se détachent pas des miens et j'y vois briller cette lueur lubrique que je ne connais que trop bien, à présent.

En guise de réponse, j'imite son geste en faisant glisser ma main de son avant-bras vers l'ourlet de son boxer. J'attrape l'élastique de son sous-vêtement et le fais claquer contre la peau de sa hanche en mordant ma lèvre supérieure pour lui montrer ma satisfaction.

- Montre-moi ce que tu as dans le ventre, alors, FT ! je le défie avec amusement. Ou plutôt, ce que tu as... là-dessous !

Je pointe du doigt la bosse qui déforme son boxer et, sans que je m'y attende, Hero attrape ma main et la plaque sur sa protubérance déjà dure.

- Fais attention à ce que tu souhaites, Bébé, me répond-il sur le même ton rempli de défiance, sa fossette se creusant un peu plus à cause de son sourire diabolique.

- Je sais très bien ce que je souhaite, j'ajoute de la même manière en commençant à le caresser à travers le tissu de son caleçon.

Hero retire sa main de la mienne pour me laisser faire tout en fermant les yeux. Un soupir de plaisir s'échappe de ses lèvres et ce son, comme les précédents, provoque en moi une vague de chaleur se propageant dans tout mon corps. Ses doigts se faufilent sous mon tee-shirt pour se poser sur mon ventre où ils tracent plusieurs sillons, faisant naitre des frissons sur leur passage. A mon tour, je ferme les yeux et réprime un gémissement en mordant ma lèvre inférieure. Sa main remonte doucement vers ma poitrine.

- Tourne-toi, murmure-t-il.

Sans chercher à comprendre, perdue dans les sensations qu'il me fait éprouver, je m'exécute et retrouve la position dans laquelle je me suis réveillée. Je m'adosse de nouveau contre Hero, mes fesses collées contre son érection. Son bras m'enlace et me serre un peu plus contre lui, tandis que sa main vient directement attraper un de mes seins. Cette fois-ci, le gémissement passe la barrière de mes lèvres. Je me liquéfie sous la douce tortue qu'il m'inflige et remue sous les ondes de plaisir que ses doigts diffusent dans tout mon être.

Sa bouche se pose sur ma nuque qu'il embrasse encore et encore. Ses lèvres sur ma peau perpétue un peu plus la lente et douce agonie dans laquelle il m'entraine à chaque nouvelle caresse, à chaque nouveau baiser, à chaque râle qui s'échappe de sa gorge, à chacune de ses respirations qui s'écrase contre ma peau. Je ne réponds plus de moi lorsqu'il me met dans cet état.

- Enlève ta culotte, chuchote-t-il contre ma peau entre deux baisers.

Je réunis le peu de raison qu'il me reste pour faire ce qu'il m'a demandé. Je me débats un peu, la position dans laquelle je suis ne facilitant pas la tâche. Pendant ce temps, Hero en profite pour se délester de son boxer. Je me retrouve désormais à moitié nue, « assise » sur ses cuisses, remuant de plus belle contre son sexe au rythme de ses caresses. Sa main quitte ma poitrine pour se nicher entre mes cuisses, constatant rapidement le résultat de ses assauts à répétition.

- Oh, Bébé...

- Hero, je soupire en tentant de maitriser ma respiration de plus en plus saccadée.

Ses doigts dessinent lentement des ronds sur mon clitoris en appuyant plus ou moins dessus selon les mouvements. Au bout de quelques minutes, Hero se dégage de moi et se penche de l'autre côté pour attraper son pantalon, jeté la veille sur le sol. Quelques secondes plus tard, j'entends le bruit familier de l'emballage du préservatif froissé entre les doigts d'Hero. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, il a déjà enfilé la protection en latex sur son membre et passe alors sa jambe au-dessus de ma taille pour me pénétrer en profondeur. Cette sensation m'arrache un cri de plaisir tandis qu'Hero va et vient en moi lentement pour mieux profiter de ce moment.

C'est tellement bon, putain ! C'est la première fois que je teste cette position et elle risque bien de devenir une de mes préférées. Je m'agrippe à sa jambe et ondule contre lui à la cadence de ses mouvements. Sa main vient une nouvelle fois se poser sur mes seins. Ses coups de bassin combinés à la maltraitance de ma zone sensible, sans oublier les chapelets de baisers avec lesquels Hero inonde ma nuque et mon épaule me font haleter de plus en plus. Mon partenaire, derrière moi, n'est pas en reste. Des gémissements mêlés à des soupirs sortent également de sa bouche, pour mon plus grand plaisir.

- Oh, putain, June...

Il laisse trainer mon prénom dans un long soupir, faisant grimper mon plaisir d'un cran. Je passe mon bras derrière sa nuque et ma main se perd dans sa chevelure. Un grognement résonne au fond de sa gorge quand je tire sur ses cheveux. Ce son primitif se répercute directement dans mon bas-ventre. J'aime lui procurer autant de plaisir qu'il m'en donne, et ces petites réactions sont comme des récompenses pour moi.

Sa main quitte ma poitrine pour venir se nicher une nouvelle fois sur mon intimité. Il se remet à titiller mon bouton de chair, me faisant gémir un peu plus encore. Cependant, je retire rapidement ses doigts de mon entrejambe, ce qui le prend quelque peu au dépourvu.

- Non, je veux que tu fasses durer le plaisir... j'aime... j'aime te sentir en moi, je bredouille, totalement perturbée par les émotions qui me submergent.

- Oh, Bébé, soupire-t-il en plongeant de nouveau sa tête dans mon cou. Tu me rends fou quand tu dis des trucs comme ça.

Un gémissement se transformant en éclat de rire résonne dans ma chambre tant ses mots me ravissent. D'habitude, je ne suis pas du genre à faire la causette pendant l'acte sexuel, et encore moins à partager ce que je ressens à ce moment-là mais avec Hero, c'est différent. J'ai envie qu'il sache tout le bien qu'il me fait. Je suis assez en confiance pour lui avouer ce genre d'information, sans être mal à l'aise à l'idée de les dire à voix haute. Et ce surnom... j'en suis de plus en plus accro !

- Y'a que toi qui me fais cet effet, tu le sais, ça ? souffle-t-il contre ma peau en continuant d'aller et venir en moi à une vitesse modérée.

Les battements de mon coeur s'accélèrent en entendant ses paroles. Je dois bien avouer qu'il est également le seul à me connaitre de manière aussi intime et avec qui je me sens libre d'être celle que je suis. Je me suis complètement désinhibée à son contact, n'ayant plus peur d'oser, d'aller au bout des choses que j'ai envie de faire. Il a libéré une partie de moi qui est restée bridée trop longtemps.

- Penche-toi, me dit-il tandis que sa main posée sur mon épaule m'invite à m'incliner en avant.

Je m'exécute et me positionne presque perpendiculairement à lui. A chaque nouveau coup de bassin qu'il m'assène, je peux le sentir entrer plus profondément en moi, me délectant d'une sensation encore plus intense.

- Oh, Herooooo...

Mon cerveau est sur le point d'exploser. J'empoigne la couette dans mon poing et me mords l'intérieur de la joue pour éviter de crier.

- Laisse-toi aller, Bébé...

Mon bas-ventre commence à se contracter sous ses mots. Si je me laissais vraiment aller, comme il me le suggère, je réveillerais tout le quartier !

Soudain, un dernier coup de bassin déclenche un puissant orgasme, entrainant Hero avec moi en même temps vers les ultimes secondes de plaisir. Un long soupir s'échappe de sa bouche tandis qu'il s'affale sur moi, complètement essoufflé. Moi-même à bout de souffle, je me mets à sourire lorsqu'il m'entoure de ses bras musclés.

- Des réveils comme ça, avec toi, j'en demande tous les jours, dit-il en riant.

Le mannequin m'avait sorti cette même phrase, presque mot pour mot, après notre première nuit ensemble. Cette soirée avait particulièrement été riche en émotions.

- OUAIS BAH PAS MOI, BANDE DE CHAUDS LAPINS ! s'écrie la voix endormie et bougonne de Dany, à travers le mur de la chambre. Y'EN A QUI VEULENT DORMIR !

Je plaque ma main devant la bouche, embarrassée qu'il ait pu nous entendre. Je n'avais pas réfléchi à l'insonorisation des pièces de ce nouvel appartement. A croire que les murs ne sont pas si épais que ça... Malgré tout, je ne tarde pas à me mettre à rire, bientôt jointe par Hero.

- Oh, mon dieu ! je chuchote malgré mon hilarité, en me retournant vers mon partenaire. J'ai l'impression de m'être faite choper en flagrant délit par mon père.

Je pose mon front sur son torse pour cacher mon embarras. Les rires d'Hero redoublent tandis qu'il glisse ses mains sous mes joues pour relever ma tête vers son visage. Je croise de nouveau ses yeux verts qui me transpercent à chaque fois qu'ils me fixent. Hero retrouve son sérieux mais un sourire suggestif reste pourtant plaqué sur ses belles lèvres.

- On essaiera d'être plus discret, la prochaine fois.

La prochaine fois...

*

Après m'être partiellement rhabillée avec mes vêtements de la veille — Hero me laissant gracieusement son tee-shirt — nous descendons pour prendre le petit-déjeuner. Dans les escaliers, une délicieuse odeur vient chatouiller mes narines. Ma curiosité et mon appétit étant intrigués, je me dépêche de dévaler les dernières marches pour savoir de quoi il en retourne.

Hero et moi sommes surpris de découvrir Angie derrière les fourneaux. Au vu de la quantité de nourriture déjà prête sur l'îlot central, je me demande bien depuis quelle heure elle se démène en cuisine.

- Salut ! nous dit-elle avec un sourire radieux tout en vidant une plaque de cookies dans une assiette déjà bien fournie.

J'écarquille les yeux en inspectant toutes les bonnes choses qu'elle a préparées. Je connais Angie depuis bien longtemps, mais jamais je n'aurais soupçonné qu'elle soit aussi bonne cuisinière.

- Hey... tu as fait à manger pour un régiment ! je m'exclame en continuant de détailler le buffet dressé devant nous.

- Je me suis peut-être laissée un peu emporter dans les quantités, mais j'avais envie d'au moins réussir notre premier petit-déjeuner dans notre nouveau chez-nous, avoue ma meilleure amie en jetant un coup d'oeil à ses petits plats.

Je ne peux qu'être d'accord avec elle. La soirée de la veille ayant été plutôt catastrophique, je comprends qu'elle veuille rattraper le coup.

- Servez-vous ! Je suis certaine que vous mourrez de faim, nous dit-elle en nous tendant deux mugs, un de café pour Hero et un de chocolat chaud pour moi.

- Ouais, ils ont besoin de retrouver des forces après avoir baisé comme des animaux en rut ! s'exclame Dany en entrant dans la cuisine.

Je manque de m'étouffer avec mon chocolat quand j'entends sa remarque et rougis de nouveau alors qu'il passe, à moitié réveillé, devant nous en feignant de nous fusiller du regard. J'attrape une serviette en papier pour m'essuyer la bouche tout en échangeant une œillade complice avec Hero.

- Ah, frustration... quand tu nous tiens ! lui lance Hero avant de boire une gorgée de café, non sans dissimuler une certaine satisfaction.

Je pouffe de rire le plus discrètement possible. Alors que Dany est en train de se servir une tasse de café, il se retourne vers nous en s'accoudant contre le plan de travail.

- Ce n'est pas de la frustration, mate... C'est juste qu'être tiré de mon sommeil par vos cris de bovins qu'on éventre ne me met pas forcément de bonne humeur, se justifie mon ami en nous adressant un sourire narquois.

C'est moi ou c'est en train de tourner à la joute verbale ?

Je ne sais plus où me mettre. On n'a quand même pas été si bruyant que ça... si ? Angie, restée un peu en retrait depuis l'arrivée de Dany, m'envoie un regard compatissant tout en riant.

- Ah, au temps pour moi, tu as raison, obtempère Hero. Ce n'est pas de la frustration. C'est de la jalousie, en fait ! Si t'avais pu arracher des cris de... bovins, c'est bien comme ça que tu les as appelés, hein ? à une fille, crois-moi, tu ne serais pas aussi frustré ! Oh, mais attends... c'est un double combo gagnant pour toi : frustration et jalousie. Ca sent la bonne journée de merde en perspective, ça !

Le ton moqueur employé par mon partenaire me déclenche une petite crise de rire. Dany se redresse en plissant les yeux, sans lâcher Hero du regard. Ce dernier semble plutôt fier d'avoir mouché le bouclé. Je le suis aussi un peu car c'est un exploit d'arriver à fermer le caquet infernal de Dany quand il s'y met !

Alors que cette discussion devient de plus en plus divertissante, mon portable se met à sonner. Un numéro inconnu s'affiche sur mon écran. J'attrape mon téléphone et sors de la cuisine pour trouver un coin plus tranquille. Je m'isole à l'entrée de l'appartement et décroche enfin.

- Allô ?

- Miss Robbins ?

Je suis surprise d'entendre la voix inconnue d'un homme m'appeler par mon nom de famille. Qui est-il ? Comment a-t-il eu mon numéro ?

- Je suis Edward Enninful, le rédacteur en chef du magazine British Vogue, se présente mon interlocuteur. Avez-vous quelques minutes à m'accorder ?

- Oui, bien sûr. C'est à quel sujet ? je me permets de lui demander, ma voix empreinte de curiosité.

- J'ai eu votre numéro par Charlie Gates, un photographe avec qui nous travaillons souvent et avec lequel vous avez collaboré récemment, selon ses dires, m'apprend-il.

Charlie, qui m'avait permis d'assister au photoshoot d'Hero en tant qu'assistante, m'a recommandé auprès d'un des plus grands magazines de la planète ! Je n'arrive pas à y croire !

- Il devait assurer une séance photo en fin de semaine mais un imprévu l'empêche d'honorer son contrat. Il m'a donc renvoyé vers vous, en ne tarissant pas d'éloges sur votre travail, ajoute-t-il.

Je suis sous le choc. Si je comprends bien, cet homme est en train de m'offrir mon premier photoshoot en tant que photographe professionnelle. J'ai envie de hurler ma joie et de sauter partout, mais je tente de contenir mon excitation jusqu'à sa demande officielle de participer à ce projet.

- J'aurais voulu connaitre vos disponibilités pour se rencontrer afin de voir si vous correspondez au profil que nous recherchons, me propose-t-il. Pouvons-nous convenir d'un rendez-vous aujourd'hui ?

Je tente de reprendre mes esprits avant de lui répondre par l'affirmative.

- Je suis disponible ce matin, si cela vous convient, je lui réponds en essayant de masquer mon trop plein d'enthousiasme.

- A onze heures, j'ai un créneau de libre, me répond-il dans le plus grand des professionnalisme. N'oubliez pas d'apporter un échantillon de votre travail. Mon assistante va vous envoyer un mail avec l'adresse de nos locaux.

J'acquiesce et le remercie de me donner cette opportunité. Lorsque je raccroche et reviens vers la cuisine, les trois paire d'yeux de mes amis sont braqués sur moi. Leurs visages sont dubitatifs, ne sachant pas s'ils doivent s'inquiéter ou se réjouir.

- C'était qui ? s'enquiert Hero.

Encore abasourdie par cet échange inespéré, je fixe toujours l'écran de mon portable pour être bien certaine que cet appel a eu lieu et que je n'ai pas halluciné son contenu.

- Euuuuh... c'était le patron de British Vogue, le magazine, je leur apprends en relevant enfin la tête vers eux. Il veut me voir pour me confier un photoshoot en remplacement de son photographe.

La mâchoire d'Angie se décroche littéralement de son visage tandis qu'Hero se lève, un grand sourire plaqué sur ses lèvres et me prend dans ses bras.

- Mais c'est génial, ça ! s'exclame-t-il en me soulevant et me faisant virevolter dans ses bras. Je suis tellement content pour toi !

Je suis surprise par ce soudain élan d'affection et cette démonstration publique d'enthousiasme qui ne sont généralement pas dans ses habitudes, mais je les accueille avec joie. Peut-être que ce sont des caractéristiques de sa facette plus douce à laquelle j'ai droit depuis ce weekend... et dont je ne me plains pas, bien entendu !

Lorsqu'il me repose par terre, je remarque qu'il est sincèrement heureux pour moi, ce qui me met du baume au cœur. Cependant, j'essaie de calmer mes ardeurs et de relativiser.

- Rien n'est fait pour l'instant, je leur rappelle. Je vais juste passer l'entretien et voir si ça matche ou pas. Je ne veux pas me faire de faux espoirs.

- Je suis certaine que tu vas décrocher le poste... y'a pas de raison qu'il en soit autrement ! m'assure Angie avant de m'étreindre à son tour.

Les encouragements de leur part boostent ma confiance et, puisque tout a l'air de me sourire ces derniers temps, je me dis que la roue a sans doute fini par tourner... pour le meilleur, désormais !

- Il faut te dégoter une tenue pour ton entretien, copine, ajoute ma meilleure amie en se dirigeant vers les escaliers. Allez, viens !

Elle attrape mon poignet et m'entraine vers les marches, que nous montons à la hâte. Angie entre dans sa chambre tandis qu'elle m'ordonne d'aller prendre une douche pendant qu'elle farfouille dans ses valises, étant donné qu'elle n'a pas eu le temps de ranger ses habits dans le dressing. Je m'exécute, lui laissant volontiers la tâche de me relooker pour mon rendez-vous professionnel. Mon amie n'a jamais commis un fashion faux-pas depuis que je la connais et prend sa mission très à cœur lorsqu'il s'agit d'habiller quelqu'un d'autre. Elle aurait pu être conseillère mode !

Alors que les petits jets d'eau s'écrasent contre mes épaules et coulent le long de mon corps, j'entends la porte s'ouvrir et se refermer presqu'aussitôt.

- Bon ! Je t'ai choisi un jean slim noir du meilleur effet et un chemisier blanc, m'apprend Angie avec enthousiasme. Pour les chaussures, des Converses blanches feront l'affaire, ou si tu veux paraitre plus classe, tu peux mettre tes petites bottines noires. Et si t'as froid, je te prête ma veste en cuir.

Je la remercie de son aide. A travers la vitre embuée de la cabine de douche, j'aperçois la silhouette de ma meilleure amie en train de poser le petit tas de vêtements sur le meuble à côté du lavabo.

- Hero et toi, ça a l'air de se passer super bien, commente-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine, sans manquer de me décocher un sourire rempli de sous-entendus. Enfin, je veux dire... depuis ce weekend, vous êtes inséparables, sans parler des gestes affectifs. Y'a-t-il quelque chose que tu ne me dis pas ?

Ah... Angie l'inquisitrice vient de faire surface...

- Je dois avouer que j'apprécie beaucoup sa compagnie, je commence, un sourire dans la voix. J'aime la personne que je suis avec lui et j'ai l'impression que rien n'est impossible quand il est là... je ne sais pas trop comment l'expliquer.

Je conclus ma réponse avec un petit gloussement.

- Tu as changé, June, ajoute-t-elle en s'avançant vers moi, les bras ballants. Même si ça n'a pas toujours été rose entre vous, tu n'es plus la même depuis que tu le connais. Tu es plus souriante, plus radieuse, plus... heureuse, peut-être ?

« Heureuse » ? C'est une question qui ne m'a jamais traversé l'esprit. Tout ce que je sais, c'est qu'Hero déclenche un tourbillon d'émotions en moi à chaque fois que je le vois, mais je ne saurais dire s'il me rend heureuse.

- Je peux confirmer qu'il aide la « nouvelle June » à émerger de son cocon, je lui réponds en attrapant la serviette de bain bleue pendant au-dessus de ma tête.

J'enroule le doux tissu autour de mon corps trempé avant de sortir de la douche. Angie, adossée contre le mur en face de moi, se redresse.

- Et... c'est tout ? insiste-t-elle d'une voix plus aiguë que d'habitude, un sourire suggestif étirant ses lèvres.

Je passe devant elle en levant les yeux au ciel pour me poster devant le lavabo. Dans le reflet du miroir, Angie se tient derrière moi, un air interrogateur et déterminé affiché sur son visage.

- Eh bien... que veux-tu que je te dise de plus ? je lui demande en faisant les gros yeux. Je passe de très bons moments avec lui et... voilà !

Ma meilleure amie plisse les yeux, mécontente de ma réponse. Je sais très bien le genre d'informations qu'elle essaie d'obtenir mais nous avons déjà abordé le sujet et les choses sont restées au même point.

- Hero et moi... ça n'ira jamais plus loin que ce que nous partageons maintenant. Lui ne veut pas de relation sérieuse et moi, je ne suis pas prête à m'investir dans une nouvelle histoire alors... chercher à savoir si j'ai des sentiments pour lui est inutile.

Angie s'approche de moi et, alors que je suis en train de nettoyer mon visage avec un disque en coton, pose ses mains sur mes bras et sa tête sur mon épaule.

- Il ne faut jamais dire « jamais », copine...

Elle s'éloigne de moi et finit par sortir de la salle de bains pour me laisser finir de me préparer. Qu'insinue-t-elle, au juste ? Je dois admettre que, plus je passe de temps à ses côtés et plus je m'attache à lui. Il se révèle tellement différent de l'image que j'avais de lui, au début... mais de là à dire que j'ai des sentiments pour lui ? Je n'en sais rien, pour être honnête. Hero est sans doute en train de prendre beaucoup — trop ? — d'importance dans ma vie et il serait probablement judicieux de mettre un peu d'espace entre nous...

Son défilé en Italie tombe à pic !

Une fois prête, je rentre dans ma chambre et attrape ma chemise en plastique contenant les photos d'Hero que j'ai réalisées lors de notre photoshoot improvisé dans le parc ainsi que celles pour le ES London. J'aurais également aimé lui montrer les clichés de Young Goat que j'ai fait la veille, mais mon appareil photo se trouve chez Felix, et je n'aurais jamais le temps de passer par sa maison si je veux arriver à l'heure à mon entretien.

Je finis par descendre pour rejoindre les autres. Hero est seul dans la cuisine, en train de croquer dans un des muffins aux pépites de chocolat qu'Angie a préparé. Lorsqu'il me voit, il me détaille de la tête aux pieds avant de se lever.

- Prête à aller décrocher ce contrat ? me demande-t-il en s'arrêtant devant moi.

- Je vais tout faire pour, en tout cas, je lui réponds avec un sourire confiant en secouant la pochette transparente sous son nez. J'espère que tu vas me porter chance, comme la première fois.

A travers le plastique du porte-document, il remarque que les photos que j'ai sélectionnées sont les siennes. Il sourit avant de relever son regard vers mon visage.

- Avec le plus beau mannequin de Grande-Bretagne sur tes portraits, t'as cent pour cent de chance d'être embauchée ! plaisante-t-il avant d'exploser de rire.

Je me joins à lui, ce qui calme le stress qui est en train de me gagner petit à petit. Hero fait un pas de plus vers moi et prend mes mains dans les siennes.

- Je suis certain que tu vas y arriver, murmure-t-il avant de déposer un doux baiser sur mon front.

Instinctivement, la conversation que je viens d'avoir avec Angie me revient en mémoire et je recule vivement, tout en dégageant mes mains des siennes. Hero fronce les sourcils, pris au dépourvu par ma réaction.

- Tout... tout va bien ? me demande-t-il, soucieux.

- Euh... oui, je lui réponds en secouant la tête. C'est juste que... le stress... et je n'ai pas envie de rater mon coup...

J'ignore si mon excuse bredouillée tient la route. La dernière chose que je souhaite, c'est de gâcher notre moment, mais je dois tout de même mettre un frein à ce qui est en train de se passer.

- Je peux t'accompagner, si tu veux, me propose-t-il.

- C'est gentil, mais j'aurais plus vite fait en prenant le métro, je prétexte en plaquant un sourire de façade sur mon visage. Tu en as déjà tellement fait pour moi. Je ne veux pas que tu mettes ta vie entre parenthèses...

Hero fronce de nouveau les sourcils, me faisant comprendre que je ne suis pas si convaincante que ça dans mes mensonges. Heureusement pour moi, les traits de son visage se détendent.

- Okay... et pour Jade ?

- Jade ? intervient Angie depuis les escaliers, qu'elle finit de dévaler pour nous rejoindre, le visage plein d'espoir. Vous avez eu des nouvelles ?

- Non, je lui réponds. Avant l'appel de Vogue, on avait décidé avec Hero d'aller chez Hamza pour la convaincre de revenir. Mais, maintenant...

- Je peux venir avec toi, suggère ma meilleure amie à l'attention d'Hero. C'est moi qui suis à l'origine de cette situation, c'est donc à moi de réparer les dégâts et de la ramener à la maison.

Le mannequin ne semble pas y voir d'inconvénient et accepte sa proposition. Angie se dépêche d'enfiler ses baskets et une veste près de l'entrée. Je m'avance vers elle, intriguée par sa soudaine envie de décamper.

- Angie, peut-être que tu devrais...

Alors que je suis en train de lui parler, Dany décide de faire son apparition à ce moment-là et je vois clairement dans les yeux de ma meilleure amie un éclair de panique. Elle se relève à la hâte et se dirige vers la porte qu'elle ouvre avec précipitation.

- T'inquiète, tout va bien se passer ! s'exclame-t-elle en sortant.

Avant de passer le seuil de l'entrée, elle agrippe le poignet d'Hero, qu'elle entraine à l'extérieur.

- Allez, beau gosse ! Dépêche-toi !

Sans qu'il ne puisse protester, le mannequin me lance un regard à la fois abasourdi et impuissant avant de disparaitre de l'encadrement de la porte. Dany finit par me rejoindre et souffle bruyamment après la scène qui vient de se dérouler sous nos yeux.

- Est-ce qu'on doit s'inquiéter ? me demande-t-il en plaquant ses mains contre ses hanches.

J'ignore le sens exact de sa question ou si, justement, elle comporte plusieurs significations. Connaissant l'impulsivité d'Angie et sa propension à prendre de mauvaises décisions, je pense que la réponse est assez claire.

- Je pense qu'on le saura bien assez tôt...

*

- Ton boy-toy est assez sympa, au final... me lâche Dany, alors que nous sommes dans le métro en direction de Hanover Square, où se trouvent les locaux de British Vogue.

Après le départ intempestif d'Angie et d'Hero — malgré lui — le bouclé s'est proposé de m'accompagner à mon rendez-vous. Avant de partir, j'ai remarqué qu'il n'était pas très bien, donc je ne me voyais pas le laisser seul à l'appartement.

- ... quoi qu'il peut se révéler très casse-couilles ! finit-il par ajouter en secouant la tête.

Je me mets à rire en fermant les yeux. La joute verbale du petit-déjeuner me revient en tête et ce moment de détente où Hero est arrivé à tenir tête à Dany était des plus satisfaisants. Je ne m'étais jamais imaginée Dany et Hero dans la même pièce jusqu'à maintenant, mais je suis heureuse de voir qu'ils s'entendent.

- Disons qu'il arrive très bien à mettre la pique dans le mille, je lui réponds.

- Il n'y a pas que les piques qu'il arrive à mettre dans le mille, hein ? me nargue-t-il en me donnant un petit coup de coude dans le bras.

Je rougis instantanément et regarde autour de moi pour m'assurer que personne n'ait entendu l'obscénité imagée qu'il vient de sortir. Ma réaction provoque les rires de mon ami. Les gens dans la rame de métro semblent tous vaquer à leurs occupations, ce qui apaise ma gêne.

- T'es con, je chuchote sans manquer de rire.

- Malgré tout, je dois admettre qu'il est d'assez bons conseils, ajoute Dany. Il m'a pas mal éclairé par rapport à ma situation avec Angie.

Oh ! Donc, en plus de se chamailler comme deux vieux amis, ils se donnent des conseils sur la gent féminine ? Dis donc, je vais de surprise en surprise !

- C'est d'ailleurs grâce à lui que je suis revenu, m'apprend-il en passant une main dans ses cheveux, repoussant ses boucles vers le sommet de son crâne. Il a su me convaincre de ne pas lâcher l'affaire.

Je suis à la fois ébahie et heureuse d'entendre Dany ne tarir aucune éloge sur Hero. Je ne peux m'empêcher de sourire en réalisant à quel point c'est quelqu'un de bien, même si je le savais déjà. Le bouclé ne fait que le confirmer un peu plus.

- Et qu'est-ce qui t'a fait changé d'avis, du coup ? je lui demande, curieuse. Qu'est-ce qu'il a bien pu te dire pour te faire revenir ?

L'expression de Dany change et je décèle désormais de la gêne dans son regard fuyant. Je fronce les sourcils, trouvant son comportement très étrange. Pourquoi devient-il aussi bizarre, tout d'un coup ? Il est clair qu'il ne veut pas que je sache ce qu'ils se sont dits... mais pourquoi ?

A ce moment-là, le haut-parleur de notre rame annonce que nous sommes arrivés à notre arrêt, qui se trouve être Oxford Street. Dany s'empresse de se lever et de se diriger vers la porte, tandis que le métro ralentit jusqu'à son arrêt total. Mon ami me précède et sort en trombe du wagon. Je peine à le suivre tant il presse le pas.

- Il ne faut pas que tu sois en retard à ton entretien ! lance-t-il en s'engageant sur l'escalator.

Cherche-t-il à fuir cette conversation ? Qu'est-ce qu'Hero a bien pu lui dire ? J'ai de plus en plus l'impression que ça me concerne...

Une fois sortis de la station de métro, j'arrive à le rattraper et lui demande de ralentir la cadence, ce qu'il fait, mais sans me lancer un seul regard.

- Hero t'a parlé de moi ? je lui demande, perplexe.

- Tu devrais plutôt te concentrer sur ton rendez-vous au lieu de penser à ton boy-toy, me conseille-t-il, les yeux rivés devant lui.

Ce terme « boy-toy » ne me plait pas. Il sous-entend que je me sers d'Hero seulement pour assouvir mes besoins — pas seulement sexuels — ce qui est loin d'être le cas... Ce n'est pas le cas, si ?

En passant en rétrospective tout ce qu'il a fait pour moi — que ce soit pour ma carrière, ma vie personnelle ou mes amis — je m'aperçois qu'il m'apporte beaucoup.

Qu'est-ce que je lui apporte, au juste ? Je n'ai rien fait pour lui, contrairement à lui.

Le reste du trajet jusqu'à la Vogue House se fait dans le silence. Nous finissons par arriver devant la bâtisse abritant le magazine. Difficile de se tromper d'endroit au vu des grandes lettres d'or gravées au-dessus de l'entrée. Le bâtiment, se divisant en six étages, arbore une façade en briques marron clair. Au rez de chaussée, Vogue se partage les lieux avec le Itsu, un magasin de nourriture healthy à sa gauche et le Condé Nast Worldwide News sur la droite. Sans plus attendre, nous nous dirigeons vers la porte tourniquet en verre et nous y engouffrons.

Je me dirige vers l'accueil, suivie de Dany. Je me présente et indique à l'hôtesse que je suis attendue par Mr. Enninful. Elle confirme mon rendez-vous et nous explique que le rédacteur en chef va me recevoir dans son bureau au quatrième étage. D'un geste de la main, elle nous montre les deux ascenseurs sur notre gauche. Nous la remercions et avançons vers les deux portes métalliques.

Une fois arrivés à l'étage indiqué, Dany et moi attendons debout devant la porte du bureau de Mr. Enninful. Le stress commence à monter en moi mais j'essaie de le contrôler. Si je m'engage sérieusement dans la voie de la photographie, je vais devoir affronter beaucoup d'entretiens de ce genre pour décrocher des photoshoots. Cela deviendra une routine à laquelle je vais devoir prendre part jusqu'à ce que je me fasse un nom en tant que photographe renommée.

Une des portes derrière nous s'ouvre et une femme de taille moyenne au tailleur noir trop serré et à l'expression sévère apparait dans le couloir. Elle a son portable collé à l'oreille et semble très mécontente.

- Écoutez, je n'y peux rien s'il s'est désisté ! Quelle idée aussi de planifier un voyage en Norvège à la dernière minute ! Il faut vérifier les disponibilités de tout le monde avant de décider de changer de lieu ! râle-t-elle.

Dany et moi échangeons un regard circonspect tandis que nous écoutons la conversation que cette « charmante » dame semble partager avec son interlocuteur.

- Non ! Je vous l'ai dit ! Je n'ai plus personne sous la main, insiste-t-elle. Comment ça, j'ai le temps de trouver quelqu'un en dix jours ? Vous rigolez ou quoi ? Les mannequins ne tombent pas du ciel et ont un emploi du temps déjà pré-défini !

J'ignore qui est le plus à plaindre dans cette discussion : elle qui semble au bout du rouleau ou la personne au bout du fil qui s'en prend plein les dents ?

- Comment ça, vous nous menacez de nous retirer le contrat avec votre marque ? Vous rigolez, j'espère ? pouffe-t-elle un peu trop bruyamment. Vous aurez des nouvelles de nos avocats, comptez là-dessus !

Sur ces derniers mots, elle raccroche et pousse une gros soupir de frustration. Soudain, elle s'aperçoit que nous n'avons raté aucune miette de son échange téléphonique tumultueux et nous fusille du regard.

- Vous permettez !? nous demande-t-elle de manière très agressive.

Sans répondre, je me retourne pour faire face à la porte toujours fermée du bureau du rédacteur en chef. Cependant, Dany, n'appréciant pas qu'on lui parle de manière trop hostile, continue de dévisager la furie.

- Non, lui répond-il avant de faire quelques pas dans sa direction. Si vous ne vouliez pas qu'on entende votre discussion, bah fallait pas beugler comme une vache dans le couloir !

Oh, non...

Déjà que le stress monte de seconde en seconde, je n'ai vraiment pas besoin que Dany fasse une scène dans les locaux du magazine. Je n'ai pas envie de faire mauvaise impression à mon potentiel futur employeur.

- Je vous demande pardon ? rétorque la femme, en prenant soin de bien détacher chaque mot qu'elle prononce sur un ton qui ne me dit rien qui vaille.

Je me précipite aux côtés de Dany et tente de le retenir par le bras, tandis qu'il avance en direction de la dame, qui ne cesse de le dévisager et de le détailler dans sa démarche.

- Dany, laisse tomber, c'est bon... je chuchote dans l'espoir de le faire redescendre en pression.

Malheureusement, comme je m'y attendais, le bouclé dégage son bras de mon emprise et ignore complètement mes supplications. Je soupire, anticipant la catastrophe à venir.

- Qu'est-ce que vous n'avez pas compris, au juste ? Que vous feriez mieux de vous faire engueuler en privé ou que vous êtes une trop grande gueule ?

L'air de la marche funèbre de Chopin se joue dans ma tête, emportant avec lui la perspective de décrocher ce contrat dans un cercueil au fond d'un trou. Seulement, à ma grande surprise, la femme ne semble pas offusquée le moins du monde. Elle semble plutôt... intriguée, à vrai dire.

- Qui vous représente ? lui demande-t-elle en tapotant sur le clavier digital de son portable.

Oups ! J'ai peut-être parlé trop vite. Dany me regarde, ne comprenant pas le sens de sa question. Je suis moi-même un peu déconcertée par celle-ci. J'espère seulement qu'elle n'est pas en train de nous demander si nous avons un avocat !

- Comment ça ? je m'aventure à lui demander, appréhendant sa réponse.

Elle relève la tête vers nous et nous dévisage comme si nous étions deux débiles.

- Dans quelle agence avez-vous signé ? Pour qui travaillez- vous ? répète-t-elle d'un air agacé.

Soudain, l'évidence me frappe et j'ai envie de me mettre des claques de ne pas avoir compris plus tôt.

- Oh... euh, il n'est pas mannequin, je lui réponds avec un sourire embarrassé.

La femme le scrute de nouveau de la tête aux pieds, perplexe.

- Vraiment ? s'étonne-t-elle. Pourtant, avec votre physique d'Apollon, je suis surprise d'entendre ça. Malgré tout, seriez-vous intéressé pour participer à une séance photo pour un gros client que je représente ?

Je suis abasourdie par la proposition inattendue qu'elle vient de faire à mon ami. Dany mannequin ? Je ne l'avais jamais imaginé exercer un tel métier mais c'est vrai qu'il a des atouts physiques non-négligeables pour poser et défiler sur des podiums. Le bouclé, quant à lui, semble plus qu'emballé par cette idée.

- Putain, oui ! s'enflamme-t-il en arborant un sourire jusqu'aux oreilles.

Soudain, la porte du bureau de Mr. Enninful s'ouvre. Le rédacteur en chef, d'une cinquantaine d'années au crâne dégarni et à la peau d'ébène s'avance vers moi et me tend la main en me souhaitant la bienvenue avant de m'inviter à entrer dans son espace de travail. Je le suis, regrettant seulement de ne pas pouvoir suivre la suite de l'échange entre Dany et la chasseuse de têtes.

En entrant dans le bureau, je suis subjuguée par les couvertures les plus célèbres du magazine accrochées au mur, parcourant des décennies de succès et de pérennité pour cette revue de presse sur la mode. Mr. Enninful me dépasse et prend place derrière son bureau. D'un geste de la main, il me fait signe de m'asseoir. Sans tourner autour du pot, je lui tends les photos que j'ai sélectionnées pour lui donner un aperçu de mon travail. Le rédacteur les scrute d'un œil très précis, sans laisser paraitre quelque émotion sur son visage. Je revis la même situation que lors de mon entretien pour le photoshoot de ES London. Je triture mes mains moites dans l'espoir de calmer ma nervosité.

- Miss Robbins, votre travail est très intéressant. Cependant, avez-vous déjà couvert un défilé ? me demande-t-il en relevant ses yeux marrons cachés derrière des petites lunettes rondes dorées vers moi.

- Pour tout vous dire, non, je n'ai jamais assisté à un défilé, et encore moins couvert un, je lui réponds en essayant de garder une certaine assurance. Mais je me sens prête et capable de relever le défi.

J'arbore un sourire forcé pour tenter de vendre au mieux mes efforts et ma bonne volonté. Mr. Enninful pose les photos sur la table et croise les mains sur le bureau en verre.

- Je n'en doute pas, Miss Robbins. Vous semblez motivée et pleine de bonnes intentions. Au vu de votre travail, je perçois un grand professionnalisme et un souci particulier du détail. Cela fait plus de vingt ans que je suis à la tête du magazine et j'ai eu la chance de collaborer avec de très grands noms de la photographie et certains n'ont pas autant de talent que vous.

Pfiou ! Je viens de recevoir le compliment ultime qu'une personne du métier pouvait me faire. Je suis plus que touchée par ses mots et les larmes me montent aux yeux tant je n'arrive pas à gérer mes émotions qui sont toutes chamboulées.

- Cependant, il existe une grande différence entre un photoshoot et un défilé, poursuit-il sur un ton moins engageant. Le rythme n'est pas le même non plus. Il faut trouver des angles stratégiques pour couvrir au mieux tout ce qui se passe sur scène. Et puis, il n'y a pas de secondes prises, vous ne pourrez pas retenter un cliché s'il est raté. Vous sentez-vous à la hauteur de ce travail ?

C'est sûr qu'exposé comme ça, je suis beaucoup moins confiante... mais cela ne signifie pas que je ne suis pas capable d'y arriver. Je dois commencer à me battre pour ce que je veux vraiment !

- Il faut une première fois à tout, n'est-ce pas ? je lui réponds avec aplomb. C'est un gros challenge, je dois l'admettre, mais la photo, c'est ma vie. C'est ce que je veux faire depuis toujours, depuis la première fois où j'ai tenu mon petit appareil photo en plastique entre les mains. Je me donnerai à mille pourcent pour réaliser les meilleures photos pour votre article. Je suis prête à me replonger dans mes bouquins de photographie pour perfectionner ma technique... tout ce qu'il faudra pour être la mieux préparée possible. Tout ce que je peux rajouter, c'est qu'à chaque fois que quelqu'un m'a accordé sa confiance, il n'a jamais été déçu du résultat... maintenant, c'est à vous de décider.

Je suis assez satisfaite de mon petit discours et espère l'avoir convaincu. Après quelques secondes de réflexion, le rédacteur en chef se lève et contourne son bureau pour venir s'asseoir sur son rebord. Une jambe posée par terre et l'autre ballante, il croise de nouveau ses mains sur sa cuisse tout en gardant son attention sur moi.

- Miss Robbins, je suis prêt à vous accorder une chance, m'annonce-t-il. Vous êtes passionnée par ce métier, ça se sent dans votre voix, vos mots et cela se voit dans vos clichés. Et quelqu'un de passionné, même s'il n'est pas expérimenté, fera tout pour donner le meilleur de lui-même. J'espère ne pas me tromper en misant sur vous.

Un sourire étire de plus en plus mes lèvres quand j'entends la réponse de Mr. Enninful. Je n'arrive pas à croire que j'ai décroché le contrat. Et ça, toute seule ! Je me mords l'intérieur de la joue pour éviter de hurler ma joie et de pleurer.

- Non, non, non ! je m'enflamme en me levant, la voix tremblante d'excitation. Vous faites le bon choix, Monsieur !

Il ne peut s'empêcher de rire en voyant mon état. Il se lève à son tour et me tend la main pour sceller notre accord.

- Bienvenue chez British Vogue, Miss Robbins, me dit-il avec un grand sourire. Je vais vous faire signer le contrat, qui couvrira seulement la période du défilé. Si votre travail me satisfait, il se peut que je vous rappelle pour de futurs photoshoots et défilés.

Je le remercie un nombre incalculable de fois jusqu'à ce que son assistante nous apporte le contrat en deux exemplaires. Nous parcourons tous les deux le document, qu'il lit à voix haute.

- Comme vous le voyez, vous êtes engagés pour la période du vendredi qui arrive au lundi suivant, soit quatre jours. Vendredi, vous prenez l'avion pour vous rendre sur place, prendre connaissance des lieux avec les organisateurs du défilé. Vous assisterez également aux répétitions pour vous donner une idée de vos placements, pour évaluer la lumière... enfin, vous savez déjà tout ça.

Mr. Enninful relève la tête vers moi et constate que je suis légèrement contrariée.

- Quelque chose ne va pas ? me demande-t-il.

Si seulement il n'y avait qu'une chose... mais par où commencer ? Déjà, les dates. Évidemment, il fallait que l'un des projets les plus importants pour ma carrière de photographe tombe au moment où je ne suis pas disponible. Putain de timing de merde ! Putain de job alimentaire de mes deux ! Et il faut prendre l'avion, maintenant ?

- Non, non, tout va bien, je finis par lui répondre. Par contre, j'ai une question : où a lieu le défilé ? S'il faut prendre l'avion, j'en déduis qu'il ne se déroule pas à Londres... peut-être même pas en Angleterre.

- Oh, je suis vraiment désolé, déplore-t-il. J'ai oublié de vous donner les informations les plus importantes. Ce défilé pour la Fashion Week de Florence présentera la collection printemps/été de la maison Salvatore Ferragamo.

Oh, boy... c'est la marque pour laquelle Hero va défiler ! Et moi qui comptais sur ces quelques jours pour mettre de la distance entre nous. Mais franchement sur toutes les localisations de la Fashion Week, il fallait que ça tombe sur celle d'Hero...

Je vais commencer à faire ma Angie et croire aux signes, si ça continue !

- Super, moi qui ne suis jamais allée en Italie ! je lui dis d'une voix faussement enjouée pour tenter de dissimuler mon malaise.

- J'espère que vous aurez un peu le temps de jouer les touristes, me dit-il en souriant. De toute façon, vous serez accompagnée d'un journaliste qui écrira l'article à paraitre dans notre prochain mensuel.

L'idée d'avoir quelqu'un à mes côtés pour aller en Italie et faire face à ce gros évènement me rassure un peu. Peut-être qu'il — ou elle — pourra m'éclairer et me donner quelques conseils.

- Mon assistante va vous envoyer les billets d'avion ainsi que la réservation de l'hôtel, m'apprend-il. Vous trouverez aussi tous les détails du défilé en pièce jointes. Avez-vous d'autres questions ?

Je crois que nous avons couvert le principal. Je le remercie en lui serrant la main. Mr. Enninful me raccompagne jusqu'à la porte de son bureau et me souhaite un bon voyage avant de prendre congé. Il referme la porte derrière moi, me retrouvant seule dans le couloir, encore abasourdie par ce qui vient de se passer dans le bureau.

Quelques secondes plus tard, une autre porte s'ouvre et Dany sort d'un bureau, un papier ressemblant étrangement au mien dans les mains. Derrière lui, la femme du téléphone le contourne et passe devant lui pour lui serrer la main avant de se diriger vers l'ascenseur. Le bouclé me voit et je devine à son expression — qui doit être similaire à la mienne — qu'il a une énorme nouvelle à m'annoncer.

Nous nous avançons l'un vers l'autre.

- Toi d'abord, me dit-il, une pointe d'excitation dans la voix, ses yeux faisant des allers-retours entre mon contrat et mon visage.

- Eh bien, il semblerait que je vais couvrir le défilé Ferragamo... en Italie ! je lui annonce sans pouvoir retenir ma joie.

Le visage de Dany s'illumine et il me prend dans ses bras tout en me félicitant. Je souris, ris, des larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les contrôler. Tout le stress que j'avais en moi se libère à travers mes effusions de joie. Le bouclé met fin à l'accolade et retrouve petit à petit son sérieux.

- Bon, et toi ? je lui demande, impatiente d'entendre ce qu'il va dire.

Il souffle un bon coup, en jetant un coup d'oeil à la feuille de papier qu'il tient.

- Putain, tu ne vas jamais le croire... Je vais jouer les mannequins pour la nouvelle collection de blousons de Moncler ! lâche-t-il avec un énorme sourire sur son visage.

- Moncler ? Wow mais c'est génial ! je m'exclame en le prenant de nouveau dans mes bras.

L'étreinte dure moins longtemps que la précédente. Je suis tellement contente pour lui. Il mérite tellement mieux que de « faire carrière » au Crest Of London ! Mannequin est un métier qui pourrait lui convenir. Lui qui aime plaire et attirer l'attention... pour le coup, il en serait le centre !

- Et le photoshoot se passe en Norvège et va durer au minimum une semaine, ajoute-t-il d'une voix plus sérieuse.

C'est vraiment une opportunité en or pour lui et une belle revanche sur la vie, qui n'a pas été tendre avec lui depuis son plus jeune âge. Nous ne manquons pas de nous féliciter pour nos réussites respectives.

- On dirait que la roue a fini par tourner pour nous ! je constate avec un grand sourire.

- J'aimerais bien te croire, seulement... comme dirait ce grand philosophe de Deadpool : « La vie est une série de cataclysmes et le bonheur, c'est les petits intervalles publicitaires ». Et comme on le sait, la coupure pub est toujours courte...

Je suis d'un naturel plutôt optimiste mais cette métaphore récitée par Ryan Reynolds dans son film de super-héros déjanté est, en effet, un bon résumé de ce que nous vivons tous : plus de mauvais moments que de bons, mais cela fait toute leur beauté : on en profite à fond, ne sachant jamais combien de temps ils vont durer.

- Ouais, bon bah, en attendant, réjouissons-nous de ces deux bonnes nouvelles avant que la suite des programmes reprennent, je lui conseille avant de nous diriger vers l'ascenseur pour quitter la Vogue House.

Alors que nous nous dirigeons vers la bouche de métro pour rentrer, mon portable se met à vibrer deux fois, me signifiant que j'ai reçu un SMS. En consultant l'écran de mon portable, le prénom d'Hero apparait dans la bulle de notification :

« ALORS ???? »

Les majuscules et les trois points d'interrogations trahissent son impatience, ce qui me fait sourire. Je ne tarde pas à lui répondre :

« Dany a dégoté un photoshoot en Norvège et moi... je viens en Italie avec toi ! »

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