42.
[ANGIE]
Justin...
Ce prénom, que je n'avais pas prononcé depuis près de huit ans, résonne dans le couloir désert, comme un écho de mon passé. Je revois parfaitement ses cheveux châtains clairs bouclés sur le dessus, descendant comme une vague ondulée sur le côté, ses yeux bleus perçants qui m'ont fait me sentir belle et unique plus d'une fois, son nez droit et pointu, ses fines lèvres roses que j'ai eu le plaisir d'embrasser et de sentir sur mon corps...
... et son sourire... son satané sourire, qui m'a fait tourner la tête dès les premières secondes...
Mon coeur me fait souffrir. Je peux sentir les blessures du passé s'ouvrir lentement les unes après les autres, dans une interminable agonie. La douleur se répand dans tout mon corps, tel un cancer dont les métastases se greffent sur tous les organes vitaux. Mes mains se mettent à trembler, les larmes me montent aux yeux et inondent mes joues presqu'aussitôt, mais aucun sanglot ne se manifeste.
Une main se glisse doucement sous la mienne, me ramenant dans le présent. Je relève la tête en rencontre le regard couleur océan de Dany, si similaire au sien.
- Hey, ça va aller ? s'enquiert le rebelle d'une voix douce, contrastant avec son air inquiet.
Sa seconde main se pose délicatement sur mon visage, encadrant ma mâchoire pour essuyer une larme dévalant ma joue avec la pulpe de son pouce. Je hoche la tête en guise de réponse, incapable de dire un mot de plus. Son expression compatissante m'aide un peu à me sentir mieux.
- Viens, on va parler dans un endroit plus calme, me propose-t-il sans lâcher ma main.
Ses doigts s'entremêlent aux miens et il m'attire à l'intérieur de l'appartement. Les trois mecs se trouvent sur le balcon, en train de discuter. La baie vitrée, à moitié fermée, les isole à l'extérieur. Les seaux d'eau qui tombent dehors ne semblent pas les atteindre. En relevant les yeux, je constate qu'ils sont abrités par le balcon du logement du dessus. Ils ne remarquent pas notre présence et cela m'arrange. Faire leur connaissance n'est pas quelque chose qui me tente. Dany ouvre la porte d'une pièce et, en y entrant, je remarque qu'il s'agit d'une chambre. Bon, le terme « chambre » est un peu exagéré, étant donné qu'il y a seulement un sac de couchage à même le sol, et une lampe posée juste à côté. Une petite pile de vêtements fait office d'oreiller. Je reconnais le sac de Dany contre le mur, d'où quelques-unes de ses affaires dépassent.
C'est donc quasiment par terre qu'il a dormi cette nuit...
Un sentiment de culpabilité m'envahit lorsque cette évidence me frappe de plein fouet. J'ai quelques souvenirs de nuits rudes, passées à dormir sur du béton froid lorsque j'étais trop défoncée pour me rendre compte de mon état, ou de l'endroit où je me trouvais.
- Pas la peine de te biler, j'ai connu pire, m'annonce Dany, quand il s'aperçoit que je fixe le duvet vert kaki déroulé et froissé.
Il doit certainement faire référence aux plusieurs séjours qu'il a passé derrière les barreaux, et cette pensée me noue encore plus l'estomac.
Le bouclé passe à côté de moi et s'accroupit pour allumer la lampe, qui donne une ambiance tamisée à la petite pièce. Le temps gris, à l'extérieur, assombrit beaucoup la chambre, dont le papier peint foncé renforce un peu plus cette pénombre.
- Vous avez l'électricité dans cet appart' ? je lui demande, étonnée de voir que l'ampoule s'illumine.
- Non, me répond-il. L'électricité a été coupée depuis des lustres, depuis que cet immeuble est inoccupé. Mais Stan, un des trois types que t'as vu, nous a dégotés un groupe électrogène assez puissant pour alimenter au moins cet appartement. On essaie de s'en servir le moins possible, pour ne pas attirer l'attention des flics, qui pourraient nous virer d'ici, s'ils savaient que l'endroit était squatté.
Je comprends mieux la présence du baril enflammé...
Dany passe derrière moi et ses mains se posent sur mes épaules, qui glissent jusqu'à la fermeture éclair de ma veste trempée.
- Tu devrais l'enlever, avant de choper une pneumonie, me conseille-t-il.
Sans rien dire, je m'exécute et descends la fermeture. Je peux sentir son corps contre le mien, son souffle arrivé jusqu'à mon oreille. Je déglutis en essayant de reprendre mes esprits. Une fois ouvert, d'un geste prudent, le rebelle retire mon manteau et va l'étaler sur le radiateur en fonte sous la fenêtre, de manière à ce qu'il sèche plus vite. Je ne sais pas trop si je dois rester debout, si je dois m'asseoir, si je dois parler, ou rester silencieuse. J'ai plein de questions à lui poser par rapport à sa situation ici, mais je sais qu'il attend aussi quelques explications de ma part.
- Je t'inviterais bien à prendre place sur le canapé, et j'aimerais te proposer quelque chose à boire, mais les conditions de vie sont quelque peu sommaires, ici, dit-il en lâchant un petit rire ironique, alors qu'il se dirige vers son sac de couchage.
Il s'adosse contre le mur et se laisse glisser jusqu'à toucher le sol. Je n'ai pas d'autres choix que de le rejoindre et m'assois à côté de lui. Dany se contente de fixer un point invisible devant lui, tandis que je recroqueville mes jambes contre ma poitrine.
- Je suis vraiment désolée, je finis par dire, sans le regarder et en baissant la tête. Si j'avais su que...
- Si t'avais su que, quoi ? m'interrompt-il. Que j'allais venir ici, trainer avec des gars que tu dois juger chelous, dormir sur le sol et me geler, tu m'aurais épargné toutes les gentillesses que tu m'as balancées ?
Je tourne la tête vivement vers lui, ne sachant pas s'il me fait un reproche ou s'il établit simplement une constatation. Ses yeux bleus me fixent, et le fil de mes pensées est interrompu par l'intensité de ses iris braqués sur moi.
- Euh... je... en fait...
Je n'arrive pas à formuler une phrase cohérente. Seuls des bredouillages sortent de ma bouche.
- Je te l'ai dit, ne te mine pas, me répète-t-il sur un ton désinvolte. Si ça n'avait pas été toi, ça aurait été quelqu'un d'autre qui en aurait eu marre de mes conneries et qui aurait lâché l'affaire... Je n'ai pas grand espoir quant à mon avenir, comme tu le sais. Finir ici est peut-être un peu mieux que la prison, je ne sais pas... A vrai dire, quand on passe sa vie entre les gardes à vue et les séjours en maison de correction et qu'on ne connait rien d'autre que ça, comment veux-tu que j'imagine autre chose pour mon avenir ?
Il s'interrompt, semblant réfléchir à la suite de sa tirade.
- Je dois quand même t'avouer que je t'en ai voulu, mais te voir ici... pour venir me chercher...
Dany laisse la fin de sa phrase en suspens, la concluant avec un sourire qui en dit long, avant de me lancer une œillade suggestive. Ce n'est pas de la satisfaction, mais plutôt du soulagement. Je ne réagis pas à sa dernière remarque, préférant laisser mon silence le conforter dans la raison de ma présence. Par contre, l'entendre se sous-estimer à ce point est un crève-cœur. Je suis convaincue qu'il a du potentiel pour réussir dans la vie, peu importe la carrière qu'il choisit. Rester ici, en compagnie de ratés alcooliques et peut-être même drogués, serait un gâchis déplorable.
- Tu vaux quelque chose, Dany. Peut-être que tu es incapable de le voir, que ton père ne s'en est jamais soucié, mais tu as de la valeur. Je dois admettre que même moi, je t'ai rabaissé, et je m'en excuse. Tu vaux tellement mieux que... ça, que cette chambre qui n'en est même pas une, que cet immeuble qui tombe en ruines, je plaide en agitant mes bras dans tous les sens, et que ces mecs-là... d'ailleurs, pourquoi tu traines avec eux ?
C'est la première question que je me suis posée en évaluant le profil de ces losers. Ils n'ont tellement rien à voir avec Dany. Comment peut-il apprécier leur compagnie ? A moins qu'il n'ait pas le choix...
- Tes aprioris à leur sujet sont tout à fait compréhensibles, me répond-il. J'ai rencontré ces mecs au début de mon adolescence. Je venais de perdre ma mère et, avec mon père, moins on se voyait, mieux on se portait. C'est à cette époque que j'ai commencé à déconner. Une fois, je ne devais pas avoir plus de onze ans, j'ai volé une bouteille de whisky dans un supermarché. Le caissier m'a grillé et il a lancé un vigile à mes trousses, qui m'a coursé dans les rues de Londres. Bien évidemment, il m'a rattrapé et m'a plaqué contre le sol, comme si j'étais le pire des criminels. C'est à ce moment-là que Frank, Stan et Rob m'ont tiré de ce mauvais pas. Je ne les connaissais pas, mais ils sont venus à ma rescousse en tabassant le vigile. Ils lui ont mis une sacrée dérouillée ! J'ignore encore ce qu'ils ont vu en moi, mais ils ont décidé de me prendre sous leur aile et ils sont devenus, au fil du temps, comme une seconde famille, des gens sur qui je pouvais compter dans n'importe quel cas. Même si c'est pas le Ritz ici, cet appart' est comme un refuge, pour moi. Un endroit où je me sens en sécurité. A chaque fois que ça déconnait avec mon père, ou que j'étais « libéré » de la maison de correction, c'est toujours vers eux que je me tournais. Ils ont toujours été d'un soutien sans faille. Certes, ils ne sont pas des modèles à suivre, mais avec eux, je me sens...
- ... apprécié à ta juste valeur ? j'en déduis, concluant son monologue.
Dany hoche la tête avant de la baisser. Je ne vais pas le juger sur son choix, étant donné que j'ai fait le même dans le passé.
- J'ai trouvé, avec eux, des figures paternelles et une sorte d'affection que je ne trouvais nulle part ailleurs, et surtout pas chez moi, poursuit-il.
J'imagine ce pauvre gamin, au regard bleu triste, supplier son père pour un peu d'attention et, s'en voyant privé, est allé en chercher ailleurs.
- Ils m'ont donné certaines clés pour me démerder dans la vie... bon, pas celles que des parents inculqueraient à leurs gosses, mais j'ai pu subvenir à mes besoins jusqu'à maintenant, sans avoir besoin d'appeler « papa » au moindre obstacle. Bien sûr, je me suis attiré des problèmes en chemin... Plus les années passaient, plus mon casier judiciaire s'allongeait, et plus mes « délits » étaient graves. Quand mon père avait vent de mes exploits, il n'hésitait jamais à payer la caution, mais pas pour sortir son fiston de la galère, non... seulement pour ne pas que ça se sache, pour ne pas entacher sa réputation de businessman honnête, de père de famille dévoué à son fils unique, et l'image de famille soudée qu'il voulait faire gober à tout le monde. Il s'est attiré un capital sympathie après le suicide de ma mère, et il a joué la comédie du veuf éploré pendant un long moment... alors que c'est lui qui l'a poussée à commettre l'irréparable ! Quel faux-cul, putain !
Il crache cette dernière insulte. Ses poings sont serrés et sa nervosité est plus qu'évidente. Je pose une main sur son bras pour essayer de le calmer.
- Hey...
Dany tourne la tête vers moi, et je peux apercevoir des larmes poindre au bord de ses yeux. La peine que je ressentais déjà en écoutant son récit redouble.
- Il a bousillé ma mère, jusqu'à ce qu'elle se tue. Il m'a aussi bousillé, et c'est lui qui s'est fait plaindre. Si ça, ce n'est pas de l'injustice, bordel ! Moi, j'étais le petit merdeux qui ne lui facilitait pas la tâche, aux yeux des gens. S'il avait pu se débarrasser de moi, comme il a réussi à le faire avec ma mère...
Sa voix se brise en prononçant la dernière phrase. Cette fois-ci, je pose ma tête sur son épaule en signe de réconfort. Ça me révolte de savoir que son géniteur puisse être autant sans coeur, mais pour avoir traversé une enfance quasi-similaire à la sienne, je ne peux que compatir. S'il savait à quel point je comprends ce qu'il a vécu... S'il savait à quel point je partage sa peine... S'il savait à quel point on se ressemble...
- Ton père est vraiment un pauvre type qui ne méritait pas d'avoir un fils comme toi, je lui assure. Je ne sais pas ce qu'on a pu faire pour avoir des parents aussi foireux...
Ma dernière remarque semble l'avoir détourné de la rage latente qui monte en pression à l'intérieur de lui. Je relève ma tête et lâche son bras pour adopter de nouveau une position assise droite.
- Qui ? me demande-t-il.
- Ma mère, je soupire. Je n'ai pas eu la chance de connaitre mon père. C'est peut-être un mal pour un bien, surtout s'il est comme le tien. Même si elle ne me l'a jamais dit, elle m'a toujours fait comprendre que c'était de ma faute s'il s'était barré, d'abord à travers des remarques, qui se sont rapidement transformées en reproches, reproches qui se sont mués en disputes quand j'ai commencé à avoir du répondant. Et ces disputes ont débouché sur des fugues, qui n'ont pas arrêté de se répéter durant mon adolescence. Elles se sont même intensifiées quand June est partie à l'université. Tout comme ton père, ma donneuse d'ovules s'amusait à chercher le soutien et la compassion chez les habitants de Sandgate, et tous les moyens étaient bons pour y arriver : elle me faisait passer pour la pire des filles, sans gratitude, prenant un malin plaisir à la tourmenter, ne lui causant que des problèmes et de l'inquiétude. Les gens à qui elle se plaignait me regardaient de travers, certains venaient me faire des réflexions, me faisant comprendre que je n'étais qu'une source d'affliction pour ma mère. Elle sait convaincre les foules, ma parole ne valant rien à leurs yeux. Qui croirait la parole d'une petite peste, une trouble-faîte, contre celle d'une adulte respectée ? Les seules personnes qui prenaient mon parti étaient June, bien évidemment, et ses grands-parents. En tant que voisins, ils étaient témoins de bien des choses qui n'étaient pas seulement de mon fait. Et heureusement qu'ils étaient là. Ils ont joué un rôle parental fondamental auprès de moi, rôle que ma génitrice aurait dû tenir avec amour. Ses « partisans » la respecteraient un peu moins s'ils voyaient les bouteilles et les cubis de piquette empilés dans le garage... Sa crédibilité en prendrait un coup, tiens !
Tout comme Dany avec l'histoire de son père, je ressens à présent cette vague de rancoeur m'inonder.
- Je crois que mon père et ta mère feraient un couple d'enfer ! s'exclame le bouclé, en lâchant un rire triste.
- Imagine, s'ils avaient un enfant ensemble, ce serait un suppôt de Satan ! j'ajoute en souriant.
- Et il annihilerait le monde tel qu'on le connait, plongeant l'humanité dans le chaos ! renchérit Dany, imitant une voix se voulant mystique.
Nous nous esclaffons devant la tristesse d'une telle réalité. Heureusement pour nous, cette perspective n'existe que dans notre tête. Lorsque nous retrouvons notre sérieux, je sais que je dois maintenant parler du sujet qui fâche : Justin.
- Comme toi, avec tes « anges gardiens » dans l'autre pièce, je continue en faisant un signe de tête vers la porte, j'ai fini par rencontrer le mien. Ou du moins, je le croyais... il s'est révélé être le diable en personne.
Je baisse une nouvelle fois la tête en repensant à la naïveté dont j'ai fait preuve en me laissant séduire par Justin.
- J'étais une tête brûlée à l'époque, et très imprudente. Rien ne me faisait peur. June n'étant plus là pour me recadrer, je suis partie un peu en roue libre, quitte à me frotter au danger avec excitation. J'ai donc atterri à Enbrook Park qui, la nuit tombée, devient un véritable coupe-gorge, un repère de dealers, de prostituées et de leurs macs, et de personnes peu scrupuleuses. Mais je m'en foutais, honnêtement. Et... quand ses yeux ont rencontrés les miens, quand son sourire a répondu au mien, ma vie a basculé dans une autre dimension. Je ne pourrais pas décrire exactement ce que j'ai ressenti à ce moment-là, mais tout ce que je peux dire, c'est que je n'avais jamais rien éprouvé d'aussi puissant.
Un petit sourire rêveur nait sur mon visage, me repassant le film de notre première rencontre. Je revois parfaitement sa démarche assurée, les mains dans les poches, et sa bouille d'ange fendue d'un éclatant sourire, qui a dû faire tourner la tête de nombreuses filles et faire fondre pas mal de cœurs.
- Il ne correspondait pas au profil des délinquants qui trainaient dans le parc, je poursuis. Il ressemblait à un étudiant, propre sur lui, à peine plus âgé que moi. Je me demandais bien ce qu'il faisait là. J'ai immédiatement pensé qu'il consommait... pas qu'il dealait.
Dany hausse les sourcils en comprenant que mon ex, le seul garçon que j'ai jamais aimé, était un petit délinquant de bas étage.
- Même quand j'ai découvert sa vraie nature, ça ne m'a pas découragé à le revoir... au contraire. Il représentait tout ce qui m'attirait : un beau gosse, limite bad boy, qui flirtait avec le danger. Sans compter qu'il était toujours gentil, prévenant et charmeur avec moi. Il me traitait comme une princesse, ne manquant jamais une occasion de m'offrir un bijou, ou même un bouquet de fleur. J'avais l'impression d'avoir gagné à la loterie, d'avoir trouvé la fameuse aiguille dans la botte de foin. Au fur et à mesure que j'apprenais à le connaitre, mes sentiments pour lui ont pris une ampleur qui dépassait l'entendement, et que je n'arrivais pas à comprendre moi-même. J'ignorais qu'on pouvait être capable d'aimer quelqu'un aussi fort, et je me suis laissée complètement engloutir dans cet amour grandissant, sans connaitre ses limites.
Justin a vraiment été un raz-de-marée dans ma vie. J'ai vécu beaucoup de premières fois avec lui, d'abord bonnes, comme mon premier baiser, mon premier « je t'aime », ou ma première fois... tout court. Malheureusement, il m'a également initié à des choses beaucoup moins reluisantes, comme ma première cigarette, mon premier joint, ma première défonce aux drogues dures, et mon premier chagrin d'amour. J'ai alors découvert que l'amour avait plusieurs facettes, et que ça n'avait rien à voir avec les romances qu'on pouvait lire, ou voir au cinéma. L'amour n'est pas une comédie romantique, c'est plutôt une tragédie grecque, peu importe la fin de l'histoire.
- Il était mon monde, mon univers même ! je poursuis. Ma vie entière tournait autour de lui. Je ne sais pas si t'as déjà aimé quelqu'un de cette façon, aussi forte et aussi intense, mais ce que je pensais être beau et candide était toxique et destructeur.
- Je n'ai jamais été amoureux, me répond Dany. J'ai toujours considéré les filles comme un passe-temps... aucune de celles qui a croisé mon chemin n'a retenu mon intérêt... enfin, jusqu'à récemment...
Il me balance une œillade furtive, et je ne peux m'empêcher de sourire bêtement, comme ces adolescentes qui viennent de se faire remarquer par leur crush. Du coin de l'oeil, je le vois également étirer ses fines lèvres.
- Mais, aussi têtue et bornée que j'étais, je n'ai pas tenu compte des sirènes d'alarme et des mises en garde que je pouvais recevoir. Évidemment, ma mère voyait d'un très mauvais œil ma relation avec Justin, ce qui me confortait encore plus dans mon obstination. Justin me soutenait, sachant l'enfer qu'elle me faisait vivre. Quand je m'amusais à le ramener la maison, notre jeu était de lui faire péter les plombs par tous les moyens. Plus d'une fois, elle nous a chopés en flagrant délit, que ce soit en plein ébat sexuel, comme en plein trip. Je voulais la provoquer, rendre concrète la vision qu'elle avait de moi, et qu'elle aimait répandre dans toute la ville. Pourquoi faire des efforts alors que c'était peine perdue ?
Je m'interromps, lançant un regard en direction de Dany, qui reste silencieux face à mes aveux. J'ignore si, à ce stade de l'histoire, la vision qu'il a — ou avait — de moi a changé, dans le mauvais sens, bien entendu. Je continue quand même mon récit.
- Je passais de moins en moins de temps chez moi, ayant élu domicile dans cette espèce d'entrepôt désaffecté où toutes les soirées arrosées en alcool et bien fournies en drogues se passaient. Justin y squattait de temps à autres. C'était notre repère, notre cocon... l'endroit où je me sentais en sécurité, je lâche en regardant Dany, mes derniers propos faisant référence aux siens par rapport à cet immeuble.
Je veux lui faire comprendre que nos parcours de vie ont pas mal de similitudes, et que je ne le jugerais jamais pour ça.
- Au bout d'un moment, comme dans tout couple, la phase « lune de miel », où tout est beau, tout est rose s'est terminée, laissant place à plus de discussions et de conflits. Notre relation étant très passionnel, je te laisse imaginer la portée des embrouilles...
Justin n'a jamais été violent physiquement avec moi. On s'est secoué, mais jamais frappé. C'est la seule limite qu'il n'a jamais franchi. Ça, et l'adultère. Je ne peux pas lui reprocher de m'avoir battue ou trompée. Par contre, je ne peux pas en dire autant de mon côté. C'est arrivé que des objets volent à travers la pièce, mais jamais on ne s'est blessé. Par contre, pour ce qui est du psychologiquement parlant, les séquelles sont encore présentes.
- On s'est rabaissé, envoyé des insultes à travers la gueule, mais on finissait toujours par se réconcilier... souvent sur l'oreiller. L'alcool le rendait mauvais. C'était un menteur, aussi. Il arrivait à me faire avaler des couleuvres, sans que je ne suspecte quoi que ce soit. L'amour rend aveugle, je peux te l'attester. Parfois, il me prenait pour acquise et me négligeait. Il a laissé certains de ses « potes » mal intentionnés s'approcher un peu trop près de moi. Rien de grave ne s'est produit, je te rassure. Mais, paradoxalement, si j'étais trop proche de certains mecs, il me piquait des crises de jalousie d'un autre monde. Il m'a également testée à ce niveau en se montrant entreprenant avec des « prostiputes » comme j'aimais bien les appeler. Étrangement, c'était le même style que ta pouffe blonde, d'ailleurs...
Encore une fois, je le regarde brièvement pour jauger sa réaction. Il lâche un rire franc et sonore devant ma « jalousie », avant de me laisser poursuivre.
- Mais, on savait très bien qu'on finirait la soirée ensemble. Les tensions ont vraiment commencé à apparaitre quand j'ai voulu qu'il arrête de dealer. Le big boss, celui qui gérait le réseau dont Justin faisait partie, avait remarqué quelques irrégularités entre les ventes et les bénéfices. J'ignorais alors que mon petit ami avait, comme on dit grossièrement « piqué dans la caisse » pour lui-même s'approvisionner en drogues. Avant, j'arrivais toujours à taxer de la thune à June, qui avait hérité d'une petite fortune au décès de ses parents. Je m'en veux de l'avoir baratinée pour lui soutirer du pognon, mais je n'avais pas le choix. Mais, quand elle est partie à l'autre bout du Kent, je n'avais plus de source financière vers qui me tourner pour acheter notre came. Il m'est arrivée de piquer dans le porte-monnaie de ma mère, mais elle dépensait ce qu'elle touchait en aides de l'État dans l'alcool, alors il ne restait jamais grand-chose...
Dany est vraiment intrigué par ce nouveau retournement de situation, comme on en trouve dans toutes les bonnes histoires de drogues.
- Les menaces ont commencé à fuser, d'abord avec des mots laissés dans la boite aux lettres, puis directement dans le dépôt. Ensuite, il y a eu de l'intimidation avec la voiture fracassée à la batte de base-ball, ou alors des photos où nous figurions, pour nous faire entendre qu'ils connaissaient nos moindres faits et gestes, nos moindres déplacements. J'ai supplié Justin de rendre l'argent, même s'il y en avait pour plus de dix-mille livres. La seule solution qui me venait à l'esprit était de nous barrer de Sandgate et de faire notre vie ailleurs. La pression constante que le baron de la drogue mettait sur les épaules de Justin l'a fait vriller, et il a braqué, avec deux complices dealers à lui, un petit supermarché, avant de se faire pincer par les flics. Il a passé deux mois en prison, sans que la pression ne retombe. Les menaces avaient repris entretemps, et cette fois-ci, j'en étais la cible. S'il ne remboursait pas ce qu'il devait...
Je ne me souviens plus exactement des détails, mais je me rappelle de l'énorme effroi qui s'était emparé de moi en imaginant les tortures que j'allais subir avant une mort certaine.
- Putain, Angie... souffle Dany.
- Ouais, putain ! Quand il est sorti de taule, il s'est fait tabassé par les gros bras du big boss, et il est rentré ce jour-là dans un état pitoyable. Il a refusé de se faire soigner à l'hôpital, même si je suis persuadée qu'il avait des côtes fêlées et d'autres os cassés. On savait, tous les deux, que la prochaine fois...
Je me tais, les larmes me montant aux yeux. Je souffle un bon coup, avant d'entamer la fin de mon histoire.
- Face à ce danger de plus en plus proche, la fuite nous semblait être la seule issue. Entretemps, June était revenue à Sandgate, après avoir abandonné ses études. Je ne lui avais pas parlé de notre plan, mais j'avais besoin d'elle pour qu'elle finance une partie de notre exode. Ça me faisait un mal de chien de penser que je n'allais plus la revoir, mais rester ici était bien trop risqué.
Je marque une nouvelle pause, appréhendant de raconter ce qui va suivre. Ce sont des images que j'ai banni de ma tête, mais si j'y mets des mots dessus... j'ai bien peur de ne pas me relever de revivre ça une énième fois. Ma voix commence à trembloter, tout comme mes mains.
- On avait choisi d'aller habiter aux États-Unis, je dis en riant tristement, tandis qu'une larme dévale ma joue, que je m'empresse d'essuyer. On s'était dit qu'un océan entre nos problèmes et nous était suffisant pour assurer notre sécurité. Par contre, on n'arrivait pas à se mettre d'accord sur la destination, lui préférait une grande métropole, tandis que je voulais opter pour une petite ville tranquille, où on se serait installé pour fonder une famille. Honnêtement, je l'aurais suivi jusqu'au bout du monde, même sur une foutue île déserte ! Je m'en foutais, tant que j'étais avec lui. Malheureusement...
Ma gorge se noue, incapable de sortir un mot de plus. Une crise de sanglots secoue mon corps, pris de soubresauts. Dany prend alors ma main dans la sienne, et passe son bras autour de mes épaules pour m'attirer contre lui. Ma tête vient se nicher naturellement contre sa clavicule. Il caresse doucement mon dos pour me calmer. Je déverse toute ma tristesse contre son débardeur kaki, que j'humidifie rapidement avec mes larmes.
- Si c'est trop dur pour toi à raconter...
Je secoue la tête contre lui, avant de la lever vers son visage. J'y lis beaucoup d'inquiétude.
- J'ai... j'ai besoin de le... faire, je bredouille, prise de hoquets à cause des pleurs. C'est... C'est quelque chose... que je... garde en moi depuis trop... longtemps...
Ce qui est la vérité. Peut-être que si j'avais affronter ce traumatisme plus tôt, je ne serais pas aussi récalcitrante à toute forme d'amour. Mais, je n'étais pas prête... ou peut-être que je n'avais pas rencontré la bonne personne à qui me confier par rapport à tout ça.
Je me redresse, me décalant de l'étreinte de Dany, mais sans lâcher sa main. J'ai quand même besoin de ce contact pour garder le cap et ne pas m'écrouler complètement. J'essuie mes yeux humides de ma main libre, renifle grossièrement et inspire profondément avant de reprendre le court de mon récit.
- Pour échapper à nos ennuis, notre seule planque était la drogue. Planer, oublier les soucis, vivre dans une sorte de dimension parallèle pendant quelques instants, je ne demandais pas plus. Ce soir-là, on n'y est pas allé de main morte. Les doses étaient conséquentes, plus que d'habitude. On voulait seulement planer plus vite, plus longtemps et plus intensément. Le lendemain matin...
Tu peux le faire... tu peux le faire...
- Le lendemain matin... je me suis réveillée, l'esprit complètement embrouillé. Je ne savais plus qui j'étais, ni même où j'habitais. J'étais hagarde. Et c'est là... c'est là... que je l'ai vu...
L'image est aussi fraîche dans ma tête que le jour où je l'ai découvert. Je revois son teint blanc, même blême de son visage, ses yeux ouverts sans vie, l'écume de mousse qui sortait de sa bouche et la seringue dans son bras, l'aiguille encore plantée sous sa peau.
Dany ferme les yeux, comprenant où je veux en venir. Voilà, il connait toute l'histoire, la tragédie de ma vie.
- J'ai hurlé en découvrant son corps inanimé, j'ajoute. Il était mort, à côté de moi. Il s'était échappé, mais sans moi. Je ne sais pas comment, mais j'ai réussi à appeler les secours avant de me barrer en courant. Je suis allée voir June directement pour lui dire ce qui s'était passé. Elle a été mon pilier, mon roc, dans cette tempête dont je ne voyais pas la fin.
- Je suis vraiment désolé, Angie, murmure Dany.
J'entends beaucoup de peine dans sa voix. Je sais que mon histoire l'a touché, et j'espère qu'il va comprendre pourquoi je me comportais ainsi avec lui.
- Tu me le rappelles tellement, tu sais, je chuchote. Dans l'attitude, la façon de parler, le sourire... ce culot, aussi ! J'ai vu beaucoup trop de similitudes entre vous et ça m'a foutu la trouille. C'est moi qui suis désolée d'avoir injustement transféré mes peurs sur toi. J'aurais dû comprendre que vous étiez deux personnes à part entière.
- Je ne t'en veux pas, t'inquiète, me rassure le bouclé. Si tu me rappelais quelqu'un que j'ai aimé passionnément et qui est mort de cette façon, j'aurais également eu des réserves par rapport à toi. Mais je peux t'assurer que je ne deale pas, je n'ai jamais fait ça. Il m'arrive de fumer quelques joints, mais seulement quand je suis ici. Je n'ai jamais touché aux drogues douces et dures, excepté la weed. Je ne suis pas Justin, Angie.
Dany pose sa main libre délicatement sur ma joue et tourne ma tête pour le forcer à le regarder. Je relève les yeux vers lui, me perdant dans l'océan de ses iris.
- Je ne suis pas Justin, répète-t-il, tandis qu'il approche son visage du mien jusqu'à ce que nos lèvres se touchent.
J'ai l'impression de revivre quand sa bouche entre en contact avec la mienne, comme si j'étais de nouveau capable de respirer. Je lâche, à ma grande surprise, un petit gémissement de satisfaction. Ma langue ne tarde pas à forcer la barrière de ses lèvres, pour communier avec la sienne. Ma main va se perdre dans ses boucles brunes, sur lesquelles je tire légèrement. Notre baiser, d'abord timide, devient de plus en plus passionné. Je me redresse sur les genoux et m'apprête à m'installer à califourchon sur lui quand le rebelle m'arrête dans mon élan. Je fronce les sourcils, contrariée de me faire repousser.
- Attends, dit-il, haletant, caressant toujours ma joue. Ici, ce n'est peut-être pas le meilleur endroit pour... faire ça.
Je suis soulagée d'entendre la cause de cet arrêt soudain, et je ne peux qu'être d'accord avec lui. Je lui souris pour lui montrer que je ne lui en veux pas et me relève. Dany m'imite et commence à ramasser ses affaires. Et encore une crise de désamorcée ! Je suis plutôt fière de moi, sur ce coup-là !
Une fois ses vêtements fourrés pêle-mêle dans son sac, il m'adresse un sourire avant de prendre ma main. Il ouvre la porte de la chambre et, à peine avons-nous franchi le seuil que le mec cradingue nous remarque et se lève, provoquant la curiosité de ses deux camarades, qui nous fixent à présent.
- Eh bien, eh bien, eh bien... Je vois qu'on s'est fait plaisir, Sharman ! s'exclame le mec à la queue de cheval, crachant un rire gras, tout en s'approchant de nous d'un pas titubant.
- Frank, fais pas le relou... laisse-nous passer, lui demande gentiment Dany, alors que je me cache un peu plus derrière lui, pour échapper au vil regard salace de son « ami ».
Les trois mecs se dressent à présent devant nous, tel un rempart infranchissable. La tête du dénommé Frank bifurque sur le côté, et ses yeux rencontrent les miens. Il m'adresse un sourire et je remarque le tarte jaune recouvrant la totalité de ses dents. Il boit une gorgée de sa canette de bière et essuie sa bouche d'un revers de la manche de sa chemise, tandis qu'il me détaille du regard avec envie.
- Alors, ma jolie, on est timide ? me demande l'ivrogne. On n'est pas méchant, on ne va pas te bouffer, tu sais. Peut-être qu'un peu d'alcool, ou un joint te détendrait un peu !
Il me tend sa canette et je tourne la tête dans la direction opposée, pressant un peu plus la main de Dany. Je préfère ne pas répondre à sa remarque. Et ce surnom... Il me donne tellement envie de vomir !
- On a l'habitude de tout partager, Dany boy, intervient l'un des deux autres losers au look et à l'attitude similaires à celles de Frank, avec un sourire entendu.
Tout partager ? Comment peut-il partager quoi que ce soit avec ces sacs à microbes ambulants ?
D'habitude, j'aurais mis ces misérables à leur place, mais là... je n'ai aucun répondant. Être considérée comme une marchandise, ou un foutu bout de viande qu'ils peuvent consommer à leur guise me révolte au plus haut point, et j'ai envie de leur crier toute la haine et le mépris qu'ils m'inspirent. Mais... mon esprit n'est pas capable de réfléchir correctement après le déferlement d'émotions que je viens de vivre.
- Pour une fois qu'une belle jeune femme vient nous voir, tu ne vas pas faire ton égoïste, hein ? renchérit le troisième, qui ne l'avait pas encore ramené.
Bien qu'il soit dos à moi, je peux sentir la colère émaner du corps de Dany. Ma main toujours dans la sienne, il s'avance lentement vers le type.
- Si vous savez ce qui est bon pour vous, commence-t-il d'une voix lente et posée, en regardant chacun de ses trois camarades un par un, je vous suggère de reculer et de nous laisser passer. Vous n'allez pas vous montrer difficiles, n'est-ce pas ?
Un silence de plomb s'abat sur nous, tandis que l'atmosphère devient de plus en plus tendue. Tout cela en présage rien de bon. Frank se met alors à rire, rapidement suivi par ses deux acolytes.
- Oh, tu veux jouer au gros dur pour épater la fille ? Oh, on dirait que Dany s'est fait pousser une paire de couilles dans le calbut ! se moque Frank, encouragé par les ricanements de ses sous-fifres.
Le bouclé rebelle se raidit, sa main libre se refermant en un poing. Son corps tressaille, la tension en lui étant à son comble. Le pouilleux qui lui a servi d'hôte le remarque et ne tarde pas à réagir.
- C'est comme ça que tu traites tes amis, Dany boy ? lui demande Frank, mécontent de la réaction du bouclé, en pressant deux doigts de manière un peu virulente sur son torse. On est quoi, pour toi ? Des potes de boisson ? De défonce ?
Dany regarde l'endroit où Frank l'a bousculé avant de relever la tête vers son interlocuteur. Je crains que cette tension ne se transforme en bagarre. Le rebelle se tourne à moitié vers moi et me murmure :
- Sors de l'immeuble, je te rejoins après.
Il lâche ma main et fait de nouveau face aux trois gars. Mon inquiétude monte d'un cran. Connaissant le caractère ombrageux de Dany, j'ai conscience que ça peut partir en vrille à tout moments. Par contre, j'ignore de quoi sont capables ses adversaires. Et cela m'inquiète beaucoup.
- Non, je ne te laisse pas tout seul avec eux, je murmure avec conviction, attrapant de nouveau sa main. Si je m'en vais d'ici, tu viens avec moi.
Dany tourne de nouveau son visage vers moi, surpris par mes propos clamés avec aplomb. Je pense chaque mot que j'ai dit. Je ne le laisserai pas ici, comme j'ai pu abandonner Justin un bon nombre de fois, alors que j'aurais dû le dissuader de rester.
Je le supplie du regard de me suivre. Je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose. S'il s'est tourné vers cette racaille, c'est de ma faute. Tout cette situation n'est que la conséquence de l'évolution de notre jeu malsain. Il ne doit pas payer pour mon manque de jugement.
- Oh, mais c'est trop mignon ! se moque une nouvelle fois Frank en prenant une voix mielleuse. Dany boy a une copine ! Je comprends mieux pourquoi tu ne veux pas la partager avec nous... mais peut-être que la demoiselle n'est pas de cet avis !
Frank reporte une nouvelle fois son attention sur moi, et un fort sentiment de malaise s'installe de nouveau en moi. Il me répugne, il m'écœure vraiment.
- Dany est encore un bébé, mais si tu veux vraiment savoir de quoi est capable un vrai mec, je peux te montrer, affirme-t-il en humectant sa lèvre inférieure et en frottant son entrejambe à travers son pantalon.
Sale dalleux !
- Je ne te toucherais même pas avec un bâton, gros porc ! je m'insurge en le fusillant du regard.
L'expression lubrique qu'il arborait laisse rapidement place à de la fureur. Il s'approche de moi d'un pas pressé et furibond, mais Dany s'interpose entre nous.
- Tu la touches, t'es mort, le prévient le bouclé, d'une voix à la fois calme et menaçante.
Frank le toise du regard, tandis que les deux autres restent silencieux, se contentant de regarder la scène, ou attendant le prochain ordre de leur chef de meute.
- Tu n'as que de la gueule, Sharman, fulmine l'ivrogne. On te connait, on t'a quasiment élevé ! L'histoire finit toujours par se répéter : peu importe ce qui se passera, tu reviendras un jour ou l'autre ici... à la maison.
Il est hors de question qu'il remette les pieds dans ce squat tout pourri. Dany vaut tellement mieux que ces types. S'il se retrouvait de nouveau avec eux, il se condamnerait à une vie misérable, rythmée par l'alcool et la... drogue ?
Quand l'autre a parlé de « défonce »... mais Dany m'a dit qu'il n'avait jamais touché à la drogue... M'aurait-il menti ?
Je préfère lui laisser le bénéfice du doute, m'ayant affirmé qu'il n'était pas comme Justin.
- Ce n'est pas sa maison, et ça ne le sera plus. C'est la dernière fois que vous le voyez, je leur assure en sortant de l'ombre de Dany, tout en tenant toujours sa main. Maintenant, il a des gens sur qui compter, des gens bien intentionnés qui ne veulent que le meilleur pour lui, peu importe les erreurs qu'il peut faire... pas comme vous !
Mon coeur bat la chamade, appréhendant la réaction des squatteurs. Je me sentais obligée de défendre Dany et de lui faire comprendre qu'il n'y aura plus de crises puériles entre nous. Il y aura certainement des tensions, peut-être même des disputes mais, sachant désormais que son « refuge » est ce trou à rats, que lorsqu'il pense qu'il est seul au monde, il se tourne vers ce genre de personnes, il n'y a pas moyen que je le laisse tomber. J'ai commis trop souvent ce genre d'erreurs avec Justin, et je ne les referai pas avec Dany.
- T'as l'air plutôt sûre de toi, ma mignonne, réplique-t-il sur un ton amusé. Dany boy n'est pas seulement le beau gosse torturé qu'il prétend être. Il a une vraie part d'ombre, dangereuse même !
Je m'avance vers lui d'un pas assuré, sachant très bien que j'ai le dessus dans cette conversation.
- T'inquiète, gros tas. J'ai eu mon lot de bad boys et je sais en reconnaitre un à des lieues, je rétorque. Et je peux te dire une chose : Dany n'en est pas un. Il l'est peut-être devenu par la force des choses, ou sans doute sous votre influence, mais je sais, je suis convaincue même qu'il n'est pas seulement cette version dark que vous avez façonné. Alors, tu peux ranger ton analyse à deux balles et te branler avec, vu que t'as l'air bien chaud, là...
Mes yeux bifurquent vers son entrejambe, dont le tissu déformé laisse peu de place à l'imagination. Soit il a une bite d'éléphant, ce dont je doute fort, soit il bande comme un âne tant il est en manque de chatte.
- Espèce de petite salo...
Il est interrompu en pleine insulte par Dany l'agrippant par son débardeur blanc crasseux pour le plaquer contre le mur. Les deux autres se jettent sur lui pour le faire lâcher.
- Tu vas vraiment nous laisser tomber pour tirer ton coup avec cette petite pute ? hurle Frank, toujours sous l'emprise de Dany.
Ce dernier finit par le lâcher, un sourire mystérieux aux lèvres. Il passe une main dans ses boucles brunes avant de lui répondre.
- Je devrais te coller une baigne juste pour l'avoir traitée de pute, Frank. Elle m'a fait réaliser plein de choses et m'a permis de me remettre en question. Si tu te souciais vraiment de moi, comme tu le prétends, tu ferais tout ce qui est en ton pouvoir pour que je ne finisse pas comme toi, comme vous trois, mais... en fait, ça te rassure de savoir que j'échoue à chaque fois, et que je suis obligé de revenir à la case départ, qui ressemble plus à la case prison, si tu veux mon avis. A une époque, je cherchais ta guidance de manière désespérée, comme si c'était la réponse à toutes mes interrogations. Je buvais tes paroles comme de l'eau bénie. Mais, en fait, au lieu de me tirer vers le haut, tu m'as baratiné pour que je devienne comme vous... des ratés de presque cinquante ans, des parias de la société, et je ne veux pas ça pour moi. Je ne veux pas de cette vie. J'ai longtemps pensé que je ne valais rien, que j'allais finir en prison, ou pire. Maintenant, j'ai une chance de m'en sortir, et je ne regarderais pas deux fois en arrière.
Je suis impressionnée par le discours que Dany vient d'émettre. Tout l'espoir qu'il a placé dans ses mots m'émeut. J'aime à croire que June, Jade et moi — plus June et Jade, quand même — avons joué un rôle positif dans sa manière de se percevoir. Et je suis heureuse qu'il se dégage de cette emprise malsaine que ces types, et surtout Frank avait sur lui.
- J'espère que t'es bien sûr de toi, mon gars... parce que si tu remets les pieds ici, tu vas amèrement le regretter.
Dany recule vers moi, en cherchant ma main. Je m'empresse d'entrelacer de nouveau mes doigts dans les siens.
- Je suis prêt à prendre ce risque, affirme-t-il. Et même si j'échoue, ce sera toujours mieux que de vivre ici.
J'entraine le bouclé vers la porte, tandis que les trois soûlards nous dévisagent avec aigreur. Nous nous engouffrons dans le couloir, atteignant rapidement les escaliers, que nous dévalons à grande vitesse. J'ai envie de me tirer de cet endroit le plus vite possible, et je sens que Dany partage mon urgence. Une fois à l'extérieur, la pluie battante nous accueille sous son rideau humide, et j'éprouve alors une gros soulagement. J'échange un bref regard avec Dany et, dans ses yeux, j'arrive à déceler une certaine forme de gratitude.
Nous courons rapidement pour nous mettre à l'abri, dans un arrêt de bus, attendant le long véhicule rouge pour rentrer chez moi... euh, je veux dire chez nous...
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