36.

Depuis qu'Hero est entré dans ma vie, des sentiments conflictuels sont nés en moi. Comment était-ce possible d'être à la fois perdue mais d'avoir l'impression d'y voir clair ? De savoir que je faisais quelque chose de mal, mais de ne ressentir aucune culpabilité ? Étant une personne dotée d'un grand sens moral, j'étais devenue tout le contraire de qui j'étais. Pour quelqu'un qui n'aimait pas les surprises et les imprévus, l'inattendu était devenu ma nouvelle routine. A chaque nouveau texto d'Hero, je ne savais jamais à quelle sauce j'allais être mangée... littéralement. Et étonnamment, j'adorais découvrir ce qu'il mijotait car j'étais, à chaque fois, certaine de vivre une expérience complètement folle à ses côtés...

... quelque chose qu'une version sensée et rationnelle de moi-même ne se serait jamais accordée. Par peur, peut-être ? Je n'en sais rien, mais j'étais sûre d'une chose : Hero avait réussi à transformer cette notion qui me freinait en une excitation totale...

*

Mes AirPods vissés dans les oreilles, j'arpente les rues de Sandgate, sous le ciel ensoleillé. Ce petit voyage au pays des souvenirs me fait un bien fou. Au son de Madonna, scandant « qu'il est temps pour les bons moments, d'oublier les mauvais moments, oh ouais ! Un jour pour se réunir peut relâcher la pression, nous avons besoin de vacances... », je secoue la tête au rythme des percussions et des synthétiseurs, instruments fétiches des années quatre-vingt. Je ne suis pas particulièrement fan de cette chanteuse, mais la chanson « Holiday », guillerette et légère, me semble tout à fait appropriée pour bien commencer mon break dans les meilleures conditions. Pourtant, j'ai la désagréable sensation d'être suivie...

Après une nuit étonnamment paisible, un petit déjeuner tout aussi calme en compagnie de ma grand-mère, j'ai décidé de jouer les touristes, bien que je connaisse ce coin sur le bout des doigts, mais j'aime bien redécouvrir les lieux de mon enfance. Certaines odeurs, comme celle des poulets en train de rôtir à l'extérieur de la boucherie, me renvoient à une époque où je n'étais pas plus haute que trois pommes, accompagnant mon grand-père Mitchell durant sa balade matinale, souvent interrompue par des rencontres amicales et des conversations me paraissant interminables pour la gamine que j'étais, ou encore la puanteur agressive des toilettes publiques — surtout l'été — est indissociable du jardin pour enfants où j'adorais passer des heures à glisser sur le toboggan, ou à prétendre atteindre les nuages sur ma balançoire. Ces maudites latrines nauséabondes constituent un passage obligatoire pour accéder à l'ère de jeux. Charmant...

Il y en a plein d'autres qui viennent raviver ma mémoire de fillette : celle de l'asphalte fondant sous nos pas durant des étés brûlants, me rappelant des parties de « chat perché », de « cache-cache » ou de « colin-maillard » à travers les rues et ruelles, avec les autres enfants du village, l'odeur de friture dans la cuisine quand ma grand-mère préparait sa délicieuse omelette aux pommes de terre, qui est, encore à ce jour, mon plat préféré. Et je peux encore continuer pendant des heures. Ce sont les odeurs de mon enfance et, aussi désagréables soient-elles pour certaines, je ne les échangerais pour rien au monde. Elles me rappelle un temps où rien n'était compliqué, où tout n'était qu'amour, amusement et insouciance. Les problèmes n'existaient pas dans mon esprit, ou alors, juste de minimes contrariétés. J'aimerais tant retrouver ce sentiment d'optimisme indestructible. 

Au lieu de rêvasser d'une époque révolue, je devrais m'en tenir à l'emploi du temps que j'ai établi. Et pour commencer, je vais honorer le rendez-vous dont je rêve depuis des mois déjà, sans jamais trouver le temps de m'y atteler : le coiffeur !

Sans attendre, je me dirige vers le seul et unique salon de coiffure du village. Je connais la patronne qui a dû être la première personne à tailler mes cheveux bruns. Cela fait plus de trente ans qu'elle tient son business et j'admire sa ténacité face à la concurrence, qui est souvent rude. La zone commerciale, à quelques kilomètres du centre-ville, abrite plusieurs salons, aux noms tous plus originaux les uns que les autres, attirant souvent la jeune foule. Mais moi, je préfère lui rester fidèle et je sais que je confie ma tête entre deux bonnes mains.

J'entre dans le salon, et une jeune femme m'accueille avec un grand sourire. Son visage me parait familier, mais j'ai du mal à y mettre un prénom dessus. Ses yeux bruns me regardent avec curiosité. A-t-elle le même ressenti que moi ? Je retire mes écouteurs et décide de mettre fin à ce suspense insoutenable en dévoilant mon prénom et le motif de ma venue :

- Bonjour. June Robbins. J'ai rendez-vous pour une coupe et un soin, je lui apprends, en guettant sa réaction.

Lorsqu'elle entend mon prénom, le visage de la jeune employée se teinte de surprise avant de déceler une certaine forme de joie.

- June ? Oh, mon dieu ! Je me disais bien que c'était toi ! s'exclame-t-elle en venant me prendre dans ses bras.

Bon, au moins, ça répond à ma question. On se connait. J'hésite à lui rendre son étreinte, n'étant pas habituée à tant d'effusion d'affection en public. Ne voulant pas me montrer impolie, je finis par lui tapoter timidement le dos pendant quelques secondes, avant de mettre fin à cette accolade inattendue et un peu embarrassante.

Remarquant mon expression constipée, elle se met à rire. Je cherche toujours à me souvenir de son identité, mais rien ne me vient à l'esprit. Heureusement pour moi, elle met rapidement fin à mon calvaire :

- Tu ne me reconnais pas, c'est ça ? pouffe-t-elle. Pour ta défense, j'ai dû pas mal changer depuis... quinze ans !

Quinze ans ?! A ce moment-là, l'évidence me frappe comme la foudre sur un paratonnerre. Oh, mon dieu ! Comment ai-je pu l'oublier ?

- Polly ? Polly Brooks ? je lui demande d'une voix très aigüe, même si je suis quasiment certaine de sa réponse.

Cette dernière hoche la tête en souriant de toutes ses dents. Je suis vraiment plus que surprise de la retrouver là, à travailler dans ce salon de coiffure.

- Wow ! Je confirme, t'as vraiment changé ! Regarde-toi, t'es une bombe ! je m'exclame en tournant autour d'elle pour la scruter sous tous les angles.

Elle minaude, prend des poses extravagantes et drôles, jouant avec ses longs cheveux bruns ondulés, avant d'être gagnées par l'hilarité. Je me souviens alors de son caractère espiègle et exubérant. Sur ce point-là, elle est restée la même. Les autres — vieilles — clientes du salon nous regardent d'un œil réprobateur. Je n'en reviens toujours pas de la croiser ici. Durant mon adolescence, j'occupais la plupart de mes weekends en babysittant Polly. Je l'ai connue tout bébé, elle devait avoir dans les deux ans. J'en avais treize. C'était un moyen de me faire un peu d'argent de poche. Notre collaboration s'est poursuivie jusqu'à mes dix-huit ans, marquant mon départ de Sandgate pour la vie d'étudiante. Polly avait donc sept ans la dernière fois que je l'ai vue. Le temps passe vraiment vite !

- Tu peux parler, dis donc ! T'es magnifique ! me complimente-t-elle en retour. La vie londonienne te réussit !

Pas ces temps-ci, en tout cas...

En posant une main dans mon dos, elle m'enfile une blouse noire et me guide vers un des bacs, pour procéder au shampooing. Je m'installe, posant ma nuque contre le rebord en porcelaine du lavabo inclinable. Polly réunit ma longue chevelure qu'elle ne tarde pas à mouiller.

- Je veux TOUT savoir de ta vie ! s'exclame-t-elle en passant la petite douchette au jet chaud sur mon crâne. Depuis que tu es partie, jusqu'à aujourd'hui ! Les études, le boulot... les amoooours !

Elle laisse trainer le dernier mot, un énorme sourire dans la voix. Je lui résume les grandes lignes de mon parcours : dans un premier temps, juste après l'obtention de mon diplôme, je suis partie étudier pendant deux ans et demi les sciences humaines à la University of Kent, à Canterbury — sujet qui ne me passionnait pas particulièrement mais, après la mort de mes parents, je n'avais plus trop de perspective d'avenir et j'ai choisi ce cursus par dépit, pour dire que je faisais quelque chose de ma vie — abandonnant au beau milieu de ma troisième année — par ennui et manque d'intérêt — avant de revenir brièvement ici — très mauvais idée ! — logée chez ma grand-mère — faisant naitre, à cette occasion les tensions avec mes oncles et tante — pour mieux repartir à Londres, pour suivre les études de mes rêves : la photographie. Obligée d'abandonner au bout de la première année, mais cette fois-ci par manque d'argent, je me suis alors tournée vers le monde du travail, enchainant différents jobs depuis dix ans maintenant...

Rien de bien reluisant, en somme... pas de quoi se vanter !

- Et toi, alors ? Comment en es-tu venue à travailler ici ? je lui demande, tandis qu'elle applique un shampooing à la senteur fleurie sur mes cheveux.

- Je n'ai pas eu la chance, comme toi, d'obtenir mon diplôme de fin d'étude, déplore-t-elle. Je l'ai raté d'un demi-point, tu te rends compte ? Mais je n'avais pas le coeur à me taper une seconde terminale, donc j'ai annoncé à mes parents que j'allais me trouver un emploi et participer aux frais de la maison. Oui, parce que je vis toujours chez mes vieux, mais depuis onze ans maintenant, j'ai une petite sœur, Nancy et je veux lui montrer le bon exemple. Ma mère, cliente fidèle du salon, a proposé ma candidature à la patronne et, après une petite formation de plusieurs mois, elle m'a engagé et... voilà ! Je coupe et je rase des cheveux à longueur de journée depuis trois ans maintenant !

Je perçois un manque d'enthousiasme dans sa voix, alors qu'elle rince ma longue chevelure. Je sens qu'une carrière dans la coiffure ne faisait pas partie de ses plans professionnels. Je lui demande alors quel métier elle rêve d'exercer.

- En fait, je ne travaille pas seulement pour ramener de l'argent chez moi, mais j'économise pour étudier dans une école de maquillage artistique très réputée de Londres. Mais... ce sont des études qui coûtent chères, donc je mets autant que je peux de côté pour m'offrir l'éducation que je veux. Si tu savais à quel point une mallette complète de maquillage professionnelle coûte... c'est hallucinant !

Au contraire, j'ai une assez bonne idée du coût de ce genre d'études. La première année de mon école de photographie a amputé mon maigre compte en banque de six mille livres. La totalité du cursus montait à vingt mille livres, un luxe que je ne pouvais pas m'accorder. Le pire dans cette histoire c'est, qu'à la base, j'avais cet argent, mais j'ai dû l'utiliser à meilleur escient...

- Donc, en attendant, pour me faire la main, puisque j'ai déjà un peu de matériel, mais rien comparé à ce qu'un professionnel possède, je m'entraîne sur mes amies à grands coups de vidéos YouTube, qui regorgent de tutos très utiles !

Une autre petite spécificité concernant Polly, que j'avais légèrement oublié : c'est une vraie pipelette ! Elle continue de me décrire ce qu'elle a appris en regardant les vidéos sur la plateforme, réalisées par des personnes plus ou moins qualifiées, m'expliquant les techniques utilisées aussi bien pour un maquillage quotidien que pour des makeups plus élaborés, plus sophistiqués, allant d'une ambiance soirée chic à une œuvre d'art digne d'Halloween. Elle sert aussi de modèles à des personnes partageant sa passion. En l'écoutant, je peux déceler toute la passion et la ferveur dans ses propos, contrairement à la coiffure. C'est vraiment sa passion, et c'est tout à son honneur de mettre tout en œuvre pour y arriver, peu importe le temps que ça lui prendra.

Une idée me vient alors en tête, que je ne tarde pas à partager avec elle :

- Ecoute, j'ai quelques contacts avec le monde de la mode, et j'ai participé à un photoshoot récemment, en guise d'assistante du photographe. Peut-être que je pourrais parler à certaines maquilleuses, qui pourraient te prendre sous leur aile. Ca ne ferait que renforcer ton expérience dans ce domaine !

Alors que la jeune coiffeuse entoure la serviette autour de mes cheveux, j'entends ses chaussures se déplacer et je l'aperçois devant moi, bouche bée, yeux exorbités, portant lentement la main à sa poitrine.

- T'es... T'es sérieuse ? Tu-tu ferais ça pour moi ? me demande-t-elle, la voix tremblante, appréhendant ma réponse comme si elle jouait sa vie.

J'empoigne les accoudoirs pour me redresser et lui faire face. Je perçois tout l'espoir du monde dans ses yeux et, à présent, j'ai peur de la décevoir si elle ne bénéficie pas de la même chance que moi.

- Bien sûr que oui, voyons ! je lui réponds avec un grand sourire. Cependant, je tiens à préciser que mon « réseau » est assez restreint, tout de même, mais je vais essayer de faire de mon mieux, d'accord ? Je ne voudrais pas que tu sois déçue si je n'ai pas de réponse positive de leur part...

Polly se penche vers moi et pose sa main sur la mienne :

- Rien que le fait que tu leur demandes est juste énorme pour moi, peu importe la réponse qu'ils vont te donner, me rassure-t-elle. Ca fait des années qu'on ne s'est pas vu et puis, on n'était pas vraiment amies à l'époque, alors...

Je lui souris et lui demande alors de m'envoyer des photos de son travail de maquilleuse, histoire d'appuyer sa candidature auprès des maquilleuses que je pourrais croiser dans le futur. Elle dégaine alors son portable et affiche sa galerie de photos, remplie presque exclusivement de clichés de l'étendue de son talent. Elle précise également qu'elle a des vidéos du processus de certains de ses essais. Bien que cela m'intéresse énormément, je sens mes cheveux en train de sécher sous la serviette et j'aimerais avoir ma coupe de cheveux avant la fin de mon séjour. Avec entrain, elle repasse derrière moi et finit d'égoutter ma tignasse.

- Tu sais quoi ? Pendant que je te faisais le shampooing , j'ai repéré un bon paquet de cheveux blancs... Ce serait une bonne idée de faire une couleur, tu ne penses pas ?

Les ravages du temps ont commencé à éclaircir mes cheveux depuis quelques années. Je n'en ai pas beaucoup, mais je me souviens avoir remarqué le premier filin argenté au milieu de ma tignasse brune quand j'ai eu vingt-huit ans. Ça a été un drame pour moi mais, honnêtement, je n'ai pas à me plaindre. Angie a eu ses premiers à l'âge de seize ans !

J'accepte alors la proposition de Polly et décide de dissimuler ses premiers signes de vieillesse sous une couleur assez similaire à la mienne.

Pendant la phase de la coupe, Polly s'occupe de faire la plupart de la conversation, et je me contente de l'écouter. Elle me raconte quelques potins — moins morbides que la rubrique nécrologique que ma grand-mère m'a servie jusque là — en bonne coiffeuse qui se respecte, m'apprenant quelques infidélités entre voisins et autres ragots tout aussi juteux que superficiels.

Après avoir enlevé une bonne vingtaine de centimètres et un brushing ultra lisse, je suis très satisfaite du résultat. Mes cheveux arrivent à hauteur des épaules et j'ai même ajouté une petite frange dégradée. Polly attrape un miroir pour me montrer l'arrière de ma tête. Je réitère en lui répétant que c'était exactement ce que je voulais. La jeune coiffeuse semble elle aussi fière de son travail.

Je me lève et retire la blouse, frottant le pull bleu marine que je porte pour balayer les bouts de cheveux rebelles s'étant infiltrés pendant la coupe. Polly se dirige vers la caisse et je la suis. Une fois ma dette payée, je la remercie et la serre dans mes bras, lui assurant avoir été ravie de la revoir.

- Tu sais quoi ? Ce soir, c'est le lancement du Sandgate Sea and Food Festival, m'apprend-elle en mettant fin à notre accolade. J'y vais avec mes deux cousines. Tu devrais venir avec nous ! Ce serait génial !

Le Sandgate Sea and Food Festival est une fête annuelle attirant bon nombre de fêtards, se déroulant sur la plus grande plage de la ville. Des concerts sont organisés, des dégustations sont proposées aux touristes, faisant découvrir des produits de la région, et plusieurs feux d'artifices sont tirés pendant la période du festival, qui dure en général cinq jours et se concluant généralement de manière spectaculaire, avec une grosse tête d'affiche pour le concert et un feu d'artifices époustouflant.

J'ai beaucoup de bon souvenirs reliés à cette fête estivale et je pense que ça ne me ferait pas de mal de passer la soirée avec Polly et ses amies. Si je suis venue ici, c'est pour me changer les idées, et sortir ne pourra pas me faire de mal.

- Pourquoi pas ? Ce n'est pas comme si j'avais un emploi du temps de ministre pendant mes vacances, je plaisante.

- Super ! s'enthousiasme-t-elle en frappant dans ses mains et en sautillant sur la pointe des pieds. Je te passe mon numéro de téléphone et on se tient au courant !

Nous échangeons nos coordonnées et je quitte le salon. Cette journée commence vraiment de la meilleure des façons. Une rencontre fortuite du passé, un nouveau look, des plans fun pour la soirée... je me demande bien quelles surprises vont encore se trouver sur mon chemin !

Je me dirige maintenant vers le bord de mer, lunettes de soleil vissées sur le nez, mes AirPods de nouveau enfoncés dans mes oreilles, marchant au son enjoué de « How Good Can it Be » de The 88. Cette musique aux vibes californiennes me fait toujours me sentir bien. Et je me sens bien. J'ai l'impression d'avoir retrouvé une certaine confiance en moi en sortant du salon de coiffure, prête à conquérir le monde. Ce break me fait déjà l'effet que je recherchais, et j'en suis très heureuse !

Je longe la jetée et aperçois des gens se promener près de l'eau. Sur la gauche, je peux déjà voir l'immense scène en pleine construction, qui va accueillir des chanteurs et des musiciens pendant les prochains jours. Je ne me souvenais pas que l'installation était aussi imposante. Quand j'étais petite, ce n'était pas tellement la musique qui m'intéressait mais les dégustations et l'illumination colorée du ciel par les feux d'artifice. Puis, en grandissant, mon amour pour la musique a pris le dessus, même si le reste m'émerveillait toujours autant, mais je ne les voyais plus à travers les yeux d'une petite fille.

L'heure du déjeuner approchant, je me dirige vers les restaurants installés sur la jetée, où certains ont déjà du monde en terrasse. En passant, je m'arrête devant un magasin de souvenir et un stand attire plus particulièrement mon attention. Je m'avance vers le portant où sont accrochés plusieurs chapeaux. Je pense immédiatement au débat que j'avais partagé avec Felix pour déterminer si j'avais ou non une tête à bobs. J'en trouve un, marron clair et l'enfonce sur ma tête. J'attrape mon téléphone portable pour prendre un selfie. Prise d'un petit coup de folie, et comme je ne me trouve pas trop mal sur la photo, je décide de la poster en story sur Instagram, sans manquer de taguer mon ami à casquette. J'écris en légende, sur le côté de l'image : "Alors, tête à bobs ? felix_k9" avec un émoji portant un chapeau de cowboy. Je presse sur « Envoyer », un petit sourire satisfait étirant mes lèvres, et une auréole fuchsia entoure mon image de profil. Maintenant, reste à voir s'il va répondre. En attendant, je décide de lui acheter une casquette, en guise de remerciement pour tout ce qu'il a fait pour moi. C'est le moins que je puisse faire !

Je n'ai pas vraiment envie d'un gros repas, donc j'opte pour le pub du coin — le seul au milieu de tous les restaurants qui se succèdent côte à côte — et entre. Il n'y a pas foule, alors je choisis une table en coin et m'assois sur la banquette en cuir vert bouteille. Je consulte la carte et mon choix s'arrête sur un burrito. J'adore la nourriture mexicaine et, dès que j'ai l'occasion d'en manger, je ne la rate pas. 

Quelques secondes plus tard, le serveur arrive et lorsqu'il ouvre la bouche pour me demander ce que je souhaite commander, je suis frappée par son accent... un accent que je ne connais que trop bien, ainsi que cette voix douce et grave à la fois, qui vient directement de mon passé. En relevant la tête, je le reconnais immédiatement :

- Liam ?

Il pose ses yeux bleus sur moi, et une expression surprise inonde son beau visage, avant qu'un magnifique sourire vienne effacer son étonnement.

- June ! Wow, quelle bonne surprise ! s'exclame-t-il en posant son calepin sur la table et ouvrant ses bras.

Je me lève et lui accorde cette étreinte de retrouvailles. J'avais oublié à quel point il était grand, ma tête arrivant à peine au niveau de ses pectoraux. Je m'éloigne de lui et reprends ma place sur la banquette.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? je lui demande, ébahie. Je pensais que tu serais rentré en Australie ! Tu me disais toujours que les vagues te manquaient...

- J'avoue que pour le surf, l'Angleterre n'est pas le pays qui possède les meilleures vagues, alors je me contente de flotter sur ma planche, plaisante-t-il. Non, plus sérieusement, j'ai décidé de rester ici, même après le départ de mes parents, qui sont repartis là-bas. J'y retourne une à deux fois par an, pour voir ma famille... mais surtout pour surfer sur des vraies vagues !

Il se met à rire, et l'adorable son parvenant à mes oreilles me renvoie à une époque plus simple de ma vie. Je me joins rapidement à lui.

- Hamelin ! T'es là pour faire la causette ou pour travailler ? le réprimande le patron chauve du pub, qui le fusille du regard en essuyant un verre derrière le comptoir du bar. 

Liam lève la main pour s'excuser et reprend son calepin de la table pour prendre ma commande. Il la note rapidement avant d'ajouter :

- Dans une heure, j'ai ma coupure. Si tu n'as rien de prévu cet après-midi, on pourrait peut-être trainer ensemble, histoire de rattraper le temps perdu... Je pense qu'on a beaucoup de trucs à se raconter depuis la dernière fois qu'on s'est vu !

- C'est une super idée ! je m'exclame avec un grand sourire qu'il me rend avant de s'éloigner vers la cuisine.

Décidément, entre Polly au salon de coiffure, et maintenant Liam au pub, mon passé est bien plus présent que je ne le croyais !

Alors que j'attends d'être servie, pour la énième fois de cette matinée, mon esprit diverge vers mes souvenirs. Liam et moi nous sommes connus sur les bancs de l'école. Il est arrivé à Sandgate durant ma dernière année de lycée. En très peu de temps, il est devenu la nouvelle coqueluche de l'école, de par sa nationalité — il était rare de voir des Australiens à Sandgate, et je pense que c'est toujours le cas — mais surtout... de par sa beauté. Dès qu'il apparaissait, toutes les filles — ou devrais-je dire les « groupies » — se mettaient à baver et arboraient un sourire idiot, leur donnant un air encore plus intelligent que d'habitude.

Bien évidemment, je n'étais pas insensible à son charme, mais je ne faisais pas partie de celles qui lui couraient après. J'étais concentrée sur la réussite de mes examens et profiter de cette dernière année avant d'attaquer la vie universitaire. De ce fait, sortir avec un garçon était la moins importante de mes préoccupations.

Mais, cette année-là, le destin avaient beaucoup de surprises en réserve pour moi. Certaines bonnes, et d'autres très mauvaises. Liam faisait sans conteste partie des bonnes, bien qu'au premier abord, je n'aurais pas été aussi catégorique...

J'étais à la bibliothèque du lycée, la première fois où ce géant Australien est venu me parler. Enfin... « parler » est un bien grand mot. Nous nous sommes plutôt disputés. A propos d'un livre. Il était en train de travailler sur une dissertation à rendre, tandis que je révisais d'arrache-pied un sujet en philosophie et, le hasard a voulu que nous ayons besoin du même ouvrage au même moment. Je l'ai attrapé en premier, mais Liam me l'a arraché des mains avec un sourire narquois. Je me rappelle avoir sorti des arguments prônant la galanterie dont il pourrait faire preuve, en lui reprenant le bouquin, l'air satisfaite, tandis qu'il répliquait quelque chose du genre : « je suis dans la classe inférieure, je suis plus jeune, donc j'ai plus besoin d'aide pour mes travaux », avant de le récupérer une seconde fois. Je commençais à m'énerver et surenchérissais en rétorquant que ce livre était essentiel à l'obtention de mon diplôme, saisissant de nouveau le livre et le plaquant contre ma poitrine, comme pour prévenir de la prochaine attaque. Mais c'était mal connaitre Liam, qui ne voulait pas lâcher le morceau. Je me souviens qu'il m'a détaillé du regard de la tête aux pieds avant d'ajouter que j'avais l'air intelligent, et donc pas besoin du livre. Avec force, et malgré ma résistance, il réussit à me dépouiller de l'objet de notre convoitise avant de s'éloigner vers sa table, arborant un air triomphant sur son visage.

Ce fut notre premier contact et, qui aurait cru que, quelques semaines plus tard, j'allais accepter de sortir avec lui ? Malgré ce départ du mauvais pied, il a su, petit à petit, revenir dans mes bonnes grâces et réussir à me faire perdre la tête...

Après avoir mangé mon burrito, bu mon Coca-Cola Zéro et réglé ma note, j'attends sur la jetée que Liam finisse son service. Je me dirige vers la plage, me fraie un passage à travers les galets en essayant de ne pas me tordre une cheville et trouve finalement un endroit plutôt confortable pour installer ma couverture et m'asseoir face à la mer. Cette journée est vraiment plus que surprenante. Je n'aurais jamais imaginé en me levant que j'allais revoir ces personnes de mon passé, qui ont connu une June différente de celle que je suis devenue, une June que j'essaie peut-être de redevenir, au final.

Liam finit par me rejoindre quelques minutes plus tard, complètement changé. Alors qu'il portait une chemise noire à l'effigie du pub ainsi qu'un pantalon de la même couleur, il les a troqués contre un tee-shirt blanc et un pantacourt kaki. Il s'installe à côté de moi et ramène ses genoux pliés contre sa poitrine, le regard rivé vers la mer.

- Alors, quoi de neuf dans ta vie depuis... une bonne dizaine d'années, il me semble ? je lui demande.

Il soupire avant de se lancer dans un monologue résumant la décennie qui vient de s'écouler. Après avoir obtenu son diplôme, il s'est lancé dans des études de commerce et de marketing dans l'espoir, un jour, de réaliser son rêve de toujours : lancer sa propre marque de bière.

- Oh mon dieu ! Je me souviens de ton projet de brasser ta propre bière ! je m'exclame. Comment tu voulais l'appeler déjà ?

- « L'Austr'Ale » ! me répond-il fièrement. J'avais imaginé l'étiquette de bouteille avec un koala mangeant une branche d'eucalyptus, puisque ma bière aura des saveurs de cette plante typique de mon pays d'origine... D'où le « Austr » pour « Australie » et « Ale » qui veut basiquement dire « bière ». Voilà donc la première bière australienne à base de plantes !

Je me rappelle alors qu'il passait des heures et des heures à me parler de l'art de brasser de la bière. C'est un sujet qui le passionnait et il voulait vraiment faire carrière dans ce domaine.

- Entretemps, j'ai rencontré une fille, Millie, dont je suis tombé éperdument amoureux. On a vécu une relation d'à peu près dix ans, rythmée par des hauts et des bas, des ruptures et des réconciliations, et deux demandes en mariage, m'apprend-il. Après deux ans de fiançailles, on a décidé de franchir le pas et de se marier.

Quelque chose dans le ton qu'il emploie pour me raconter son histoire d'amour ne colle pas. Il semble un peu triste, alors qu'il devrait être heureux de partager un tel accomplissement. Il frotte sa barbe d'une main. Je dois dire qu'elle lui va plutôt bien. Quand je l'ai connu, son menton et sa mâchoire étaient aussi imberbes que la paume de ma main. Ca lui donne un côté beaucoup plus viril qui n'est pas pour me déplaire. Et, à ce moment-là, mes yeux se posent sur son annulaire gauche et je constate l'absence d'alliance.

- Après seulement quelques mois d'union, elle m'a annoncé que la vie maritale n'était pas faite pour elle et qu'elle préférait profiter de sa jeunesse. Avec cette bague au doigt, elle se sentait suffoquer dans cette relation qu'elle considérait comme une  « prison émotionnelle ». Après tout ce qu'on a traversé, cette fin est plutôt amère. On s'est donc séparé avant que le divorce soit officiellement prononcé. Elle a quitté la ville et doit s'éclater certainement quelque part, au bras d'un mec... ou de plusieurs, même !

Il crache un rire en baissant la tête. Bien que je ne la connaisse pas, je déteste cette fille. Liam est un garçon avec un coeur en or qui ne mérite en aucun cas de souffrir de la sorte. Je pose une main compatissante sur son épaule, et il tourne la tête vers moi pour me gratifier d'un sourire triste.

- Si ça peut te consoler, la semaine dernière, j'ai mis fin à une relation de cinq ans, je lui révèle. J'étais avec un trader de la City et, même si notre histoire n'était plus trop au beau fixe entre nous dernièrement, je voulais que les choses  fonctionnent, que l'étincelle reparte. J'y ai peut-être mis de la mauvaise volonté à certains moments, mais il a fini par me tromper et a eu l'audace de me demander en mariage juste après m'avoir confessé son écart de conduite ! Essaie de battre une histoire comme ça...

Je me mets à rire en me remémorant l'absurdité de la scène que Matt m'a fait vivre dans cette chambre d'hôtel. Liam, aussi, ne peut s'empêcher de ricaner.

- Ah ! On est doué pour choisir nos partenaires, on dirait ! pouffe-t-il.

- A qui le dis-tu ! je m'esclaffe.

Nous regagnons rapidement notre sérieux, en regardant les gens se promener près de l'eau.

- Tu traînes toujours avec Angie ? me demande-t-il, changeant complètement de sujet.

- Oui ! Meilleure amie un jour, meilleure amie toujours ! je m'exclame avec tendresse. Nous avons partagé un appartement, jusqu'à ce que j'emménage avec mon ex, mais nous n'avons jamais perdu contact. D'ailleurs, après ma rupture, elle m'a accueillie à bras ouverts et nous avons même en projet de prendre un plus grand logement, car une amie à nous s'est greffée à notre duo. Et, y'a un mec aussi avec nous. On manque donc d'espace et d'intimité surtout dans ce petit deux-pièces...

- Elle va mieux ? Je me rappelle qu'avant votre départ, elle filait un mauvais coton...

- La mort de Justin, son petit-ami, sans compter ses problèmes de drogues... je devais la sortir de ce cycle infernal le plus vite possible. C'est pour ça qu'on est parti à Londres, dans un premier temps. En arrivant là-bas, elle a suivi une cure de désintoxication de plusieurs mois, avec thérapie et psychanalyse... Mais tu devrais la voir, maintenant. Elle a pris sa vie en main, travaille en qualité de journaliste pour plusieurs revues et magazines. Elle est devenue une femme forte. Je l'admire vraiment pour ça.

- Je suis vraiment heureux d'entendre ça, me dit-il avec un tendre sourire. Et je suis ravie que tu te plaises à Londres, même si c'est pas la porte à côté. Je me rappelle que tu avais du mal à t'adapter aux nouveaux endroits.

- Je suis quand même devenue une phobique du changement et de tout ce qui sort de la routine, je tiens à préciser, je déclare sur un ton léger, mais avec un grand fond de vérité.

Ce dont parle Liam remonte à mon enfance et, en grande partie, à mon adolescence. Tout le monde sait qu'un enfant a besoin de stabilité dans sa vie. Heureusement pour moi, pendant mes cinq premières années, mes grands-parents m'ont offert un cadre structuré dans lequel j'ai pu m'épanouir. Cependant, lorsque mon père et ma mère m'ont récupérée, j'ai pu dire adieu à cet équilibre.

A cause de sa maladie — anorexie et maniaco-dépression — ma mère ne supportait pas de rester au même endroit trop longtemps, donc ma vie est devenue une succession de déménagements dans Sandgate et ses environs. Elle trouvait toujours un défaut dans l'appartement sur lequel elle butait et n'arrivait jamais à passer outre, nous obligeant à changer fréquemment de logement. Ça devenait une obsession pour elle. Plus on bougeait, et plus j'avais de mal à m'acclimater aux nouveaux endroits. D'ailleurs, durant les dernières années, mon père se faisait de plus en plus rare au domicile, nous gratifiant de sa présence que quelques jours par semaine. Je ne le réalisais pas sur le moment, mais il devait être autant dégoûté que moi de ne pas pouvoir s'établir quelque part sur le long terme, et supporter les névroses de sa femme ne devait pas être facile tous les jours. Je ne lui en ai jamais voulu de nous déserter temporairement. Il en avait probablement besoin.

- Ce matin, avant d'aller chez le coiffeur, je suis repassée devant l'immeuble dans lequel j'ai vécu en dernier avec eux, et une vague d'amertume et de ressentiment m'a soudainement envahi. Aucun souvenir heureux ne se cache entre ses quatre murs.

C'est facile de me confier à Liam sur ce sujet. Il a connu la June de ce temps-là, celle qui venait de subir un énième déménagement, qui n'arrivait pas trouver ses marques dans le logement où elle devait à présent vivre. Je n'en reviens pas qu'il se souvienne de ce genre de détails me concernant. Il a toujours été d'un grand soutien, lorsqu'on sortait ensemble, et même après notre rupture.

- Tu comptes rester combien de temps à Sandgate ? me demande Liam.

Je secoue lentement la tête, le regard droit vers l'horizon, avant de lui répondre que je n'en ai toujours pas la moindre idée.

- Je pense rentrer quand je serais prête à affronter les problèmes qui sont restés à Londres et face auxquels je n'ai pas la force de me battre, pour l'instant. Je suis en pleine reconversion, autant sur le plan professionnel que privé, donc j'ai besoin de temps pour savoir ce que je veux faire et comment je veux procéder.

- Sur le plan privé, aussi ? Aurais-tu déjà une autre victime dans ton radar ? me demande-t-il avec un sourire suggestif, en m'assénant un petit coup de coude sur le bras.

Est-ce la peine de mentionner Hero ? Je ne sais pas. Que dire sur le sujet ? Qu'il a su se montrer assez charmant pour obtenir de moi ce qu'il voulait avant de me jeter comme une vieille chaussette ?

A mon tour, je le tape sur le l'omoplate.

- « Victime », vraiment ? je répète, faussement outrée. Tu te considères comme une de mes « victimes », si je comprends bien ?

Devant mon expression feignant l'agacement et l'indignation, il se met à rire, et je ne tarde à me joindre à lui.

- Eh bien, j'espère que le repos que tu trouveras à Sandgate te fera le plus grand des biens ! Ce n'est pas que je m'ennuie mais je dois y aller. Ce soir, je suis de corvée de buvette pour le festival, soupire Liam, sans grand enthousiasme. Le patron veut qu'on soit sur le pied de guerre parce que c'est pendant cette semaine qu'on fait notre plus gros chiffre d'affaires, sans oublier les pourboires ! Tu vas venir y faire un tour ?

- Oui, justement ! Une vieille connaissance que j'ai croisée ce matin m'a invitée à y assister avec ses amies. Il semblerait qu'on va se recroiser...

*

Je sors de la chambre, apprêtée pour passer une soirée de folie au festival. Pour ma tenue, j'ai opté pour un débardeur rose pastel en soie à bretelles fines et un short court en jeans et des petites baskets blanches. J'ai légèrement maquillé mes yeux, ainsi qu'une touche de gloss transparent sur mes lèvres.

Je croise ma grand-mère dans le salon, en train de regarder la télévision. Quand je suis revenue de la plage, elle m'a fait un petit compte rendu de sa matinée au cimetière. Elle a enlevé les mauvaises herbes et arrosé les plantes se trouvant sur la tombe. Avant de partir, elle a fait sa petite prière et est rentrée à la maison. Je culpabilise de l'avoir laissé seule à son âge. Même si le cimetière est à moins d'un kilomètre de la maison, elle aurait pu tomber ou faire un malaise. Pour me dédouaner, je lui ai promis de passer ma journée de demain avec elle. Elle me souhaite une bonne soirée, en m'avertissant de faire attention et de ne pas rentrer trop tard. Dans sa tête, je serais toujours la petite fille qu'elle a élevée comme la sienne.

Le soleil est sur le point d'être englouti par la mer, comme un lent naufrage, laissant place au crépuscule. Polly m'a donné rendez-vous sur la jetée et, à mon arrivée, je la repère facilement. Elle est entourée de deux autres filles de son âge et semblent en pleine discussion. Des rires fusent de leur petit trio et, à ce moment-là, j'ai un petit pincement au coeur en pensant à Angie et Jade. Mais ce sentiment est vide balayée par la même sensation que j'ai éprouvé ce matin-même : celle d'être épiée. Je me retourne plusieurs fois, en fronçant les sourcils, mais l'amas de gens se dirigeant vers la plage rend difficile le repérage de qui que ce soit dans ce mouvement de foule.

Je finis par rejoindre Polly qui, comme ce matin, me prend dans ses bras. Elle me présente ses cousines, Lili, une jolie blonde aux yeux bleus, arborant une magnifique queue de cheval, et Maddie, une rousse pétillante aux cheveux très longs. Elles semblent vraiment gentilles.

- Les filles, je vous présente June, mon ancienne babysitteur !

Lili et Maddie m'accueillent avec leurs plus beaux sourires et nous décidons de nous diriger vers la scène, où beaucoup de personnes ont déjà pris possession de la plage. En passant, je m'arrête devant l'énorme buvette, tenue par Liam et deux autres employés du pub. Ils ont déjà un nombre impressionnants de commandes à honorer, alors je me contente de lui faire un signe de la main avant de descendre sur la plage. Il me salue à son tour en me souriant.

Nous nous frayons un chemin tant bien que mal dans la foule. C'est un groupe de pop rock américain qui ouvre le bal. Il s'agit des Wallows. Je suis épatée que le comité des fêtes ait réussi à faire venir une telle tête d'affiche, mais je ne m'en plains pas. Après tout, ce n'est pas la première fois. Il me semble bien qu'Elton John a été invité de manière honorifique à performer sur notre scène, il y a plusieurs années.

La musique diffusée en attendant que le concert commence s'arrête, plongeant le public dans un silence relatif, jusqu'à ce que les stroboscopes de différentes couleurs illuminent la plage en tournant dans tous les sens. Les  gens autour de nous s'enthousiasment et leur ferveur monte d'un cran lorsque le groupe apparait sur la scène, sous les applaudissements et les acclamations des spectateurs. Le chanteur prend place derrière le micro, sa guitare à la main, et nous salue avant d'entamer le premier morceau. Polly, ses cousines et moi, commençons à nous dandiner au doux rythme de la ballade qu'ils sont en train d'interpréter. Je me laisse complètement porter par la mélodie et les paroles. Les Wallows sont surtout connus des plus jeunes, mais je suis déjà tombée sur des vidéos clips de leurs chansons sur YouTube, et je dois avouer que j'adhère à leur univers.

Après les quatre premières chansons, je décide de faire une pause et avertis Polly que je me rends à la buvette. Je sors avec difficulté de la foule compacte et remonte vers la jetée. Le stand du pub se trouve sur le côté, juste en haut des marches menant à la plage. L'endroit qu'ils ont choisi est plus qu'idéal pour attirer du monde. J'aperçois Liam en train de verser une bière dans un verre qu'il tend à un homme avec un grand sourire. Je ne crois jamais avoir vu l'Australien de mauvaise humeur ou même faire la gueule. Il respire la gentillesse et la positivité. J'ai besoin de plus de personnes comme lui dans mon entourage.

Dommage qu'il vive à Sandgate et moi à Londres...

Il finit par me remarquer et quitte le derrière du comptoir pour me rejoindre. Il porte de nouveau son uniforme de travail. Il arrive à ma hauteur et balaie ma tenue des yeux.

- Tu es resplendissante, me complimente-t-il.

Je le remercie, me sentant un peu rougir sous l'effet de sa flatterie et détourne légèrement le regard pour dissimuler mon embarras. A mon tour, je jette un rapide coup d'oeil à sa chemise qui moule parfaitement son torse musclé, ne laissant pas beaucoup de place à l'imagination.

- J'ai quelque chose à te faire goûter, me dit-il, en retournant vers la buvette.

Il se penche sur le comptoir et se redresse quelques secondes après. En se tournant vers moi, je constate qu'il tient deux bouteilles de bière dans les mains et m'invite à le suivre. Nous nous éloignons du gros rassemblement pour nous asseoir sur le muret en pierres délimitant la jetée. Les pieds pendant dans le vide, nous regardons le concert de loin. Il me tend une des deux bouteilles déjà débouchées. J'en bois une première gorgée et j'observe immédiatement un goût sortant de l'ordinaire. Je grimace, surprise par la saveur — non pas parce qu'elle n'est pas bonne — avant de retirer le goulot en verre de mes lèvres. En regardant l'étiquette représentant un koala tenant une branche d'eucalyptus, sur fond d'un drapeau australien, je comprends alors que je viens de tester la bière de Liam.

- Elle est délicieuse ! je m'exclame en examinant la bouteille sous tous les angles et en buvant une seconde gorgée. Elle n'est pas trop agressive au goût et l'eucalyptus lui donne une touche de fraicheur.

- Tu m'en vois ravi ! J'ai bossé sur la recette d'arrache-pied, et j'espère bientôt la commercialiser, m'explique-t-il en avalant à son tour plusieurs goulées de son breuvage.

- Ce serait fantastique que tu accomplisses ton rêve, je lui réponds avec un grand sourire.

Mon ami australien me le rend et plonge son regard bleu dans le mien. Comme à l'époque du lycée, je me sens déstabilisée par la clarté de ses iris. Au bout de quelques secondes, je finis par tourner la tête et lui suggère d'aller retrouver les festivités. Il accepte et nous empruntons le chemin vers la plage. Nous nous mêlons de nouveau à la foule et, cette fois-ci, le groupe interprète une chanson plus rythmée aux paroles enjouées. Nous rejoignons Polly et ses cousines qui continuent de se déhancher sur les notes de musique. Je ne tarde pas à les imiter, intimant Liam de se lâcher un peu. Il n'a jamais été un grand danseur et sa grande carcasse ne l'y a pas aidé. Quand il se trémoussait de manière dégingandée, il ressemblait à un pantin désarticulé, ou une mante religieuse remuant sous acide. Je lui prends les mains et commence à l'attirer vers moi pour le faire bouger. Il lève les yeux au ciel et finis par capituler, abandonnant son corps à la fièvre pop-rock qui le gagne.

Nous passons un très agréable moment, entre fous rires et gestes complètement loufoques. Peu importe si nous dansons comme des pieds, cela fait longtemps que je n'avais pas autant ri, et ce, sans avoir picolé comme un trou.

Au bout de quelques chansons, Liam me prévient qu'il retourne bosser. Il s'éloigne, tandis que le groupe joue les premières notes d'une chanson intitulée « Remember When ». Bien qu'elle soit douce au début, les riffs de guitare ne tardent pas à résonner dans les énormes haut-parleurs, posés de chaque côté de la scène, donnant un tempo beaucoup plus entrainant.

Je ferme les yeux, laissant la musique prendre possession de mon corps. J'esquisse des gestes avec mes bras, des petits sauts avec mes pieds. Je ne veux penser à rien, seulement me laisser entrainer par la chanson. Malheureusement, mon instant mystique est écourté lorsque je ressens pour la troisième fois aujourd'hui cette sensation désagréable d'être espionnée. J'ouvre de nouveau les yeux, pivote sur moi-même, comme à mon arrivée au festival, mais en vain.

Qu'est-ce qui m'arrive ? Pourquoi suis-je aussi parano, tout à coup ?

J'essaie de me replonger dans le bain de la chanson, mais la magie n'opère plus. Je n'arrête pas de penser à ça. Tout au long de la journée, cette impression d'être suivie ne m'a pas quittée. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?

Soudain, je commence à me sentir mal. La proximité avec tous ses gens, bougeant, sautillant autour de moi, hurlant dans mes oreilles, m'oppresse de plus en plus. Je dois sortir de là. Mais, en reculant, je heurte quelqu'un, dont les mains se posent sur mes avant-bras. Et là... je sais. Les frissons hérissant ma peau ne trompent pas.

- Alors, comme ça, tu me fais déjà des infidélités sur la piste de danse ? souffle sa voix douce dans mon oreille, sur un ton à la fois taquin et sensuel.

Ma respiration se coupe et un cri étouffé peine à sortir de ma bouche. Les yeux écarquillés de surprise, j'avance d'un pas pour me dégager de son toucher et me retourne pour confirmer mes soupçons. Hero se tient devant moi, un petit sourire plaqué sur ses lèvres charnues.

- Bordel de m... ! Hero ! Qu'est-ce que tu fiches ici ? je bafouille, complètement estomaquée de le voir planté sous mes yeux.

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