32.

[HERO]

Passer du temps avec June me permettait de me déconnecter de ma réalité merdique. Elle me faisait oublier mes problèmes à chaque baiser, à chaque caresse, à chaque « je t'aime » qu'elle murmurait à mon oreille. Avec elle, j'entrevoyais un futur un peu plus clair, mais le connard auto-destructeur que je suis a tout gâché, me ramenant à la case départ... n'étant pas certain de pouvoir la quitter un jour...

*

- Tu as raison, Hero. Finalement, on va se revoir plus vite que je ne l'aurais cru...

June me décoche un sourire malicieux avant de prendre la direction des escaliers. Je ne peux m'empêcher de la suivre du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Mon sweatshirt est presque aussi long que sa robe. Je dois avouer qu'elle ne ressemble pas à grand chose, vêtue de cette manière mais, pour une raison qui m'échappe, je la trouve hyper sexy quand elle porte mes vêtements.

Un sourire que je ne peux contrôler étire mes lèvres lorsque je referme la porte. En me retournant, j'aperçois Felix, en face de moi, hochant la tête, le nez plissé, un rictus dévoilant sa dentition scotché sur sa bouche. Il a l'air malin, à faire cette tronche ! Il tend son bras en l'air, la paume de sa main vers moi et, en m'approchant de lui, je secoue la tête et ignore le « tape m'en cinq » qu'il attend.

Je le contourne, sans rien dire, et me dirige vers le radiateur, où le tee-shirt blanc que j'avais prêté à June est étendu. Je l'enfile et remarque que son parfum vanillé s'est attardé sur le tissu. Je ne suis pas le genre de mecs à humer les vêtements que j'ai prêtés à des gonzesses, mais je dois reconnaitre que cette odeur m'est particulièrement agréable. Cela me rappelle évidemment toutes les fois où mes lèvres se sont aventurées dans son cou, où mes doigts se sont emmêlés dans ses cheveux, où mes yeux l'ont dévorés de la tête aux pieds.

- Bon, alors, mec... c'est quand tu veux ! m'interpelle mon meilleur ami, me coupant dans mes pensées, sa main toujours levée, prête à être tapée.

- Oh, tu peux toujours courir, mon gars ! je pouffe, en passant à côté de lui, tandis qu'il finit par abaisser son bras.

Je vais m'asseoir à côté de Morgan, qui est resté silencieux jusqu'à maintenant. Felix nous rejoint et prend place sur le fauteuil, rajustant la position de sa casquette sur sa tête.

- Oh, t'es vraiment pas drôle, bro... depuis le temps que tu galérais pour la pécho ! Franchement, j'ai jamais douté que tu y arriverais, mais ça commençait à devenir aussi long qu'une saison du « Bachelor » ! me taquine-t-il avant de se mettre à rire.

Je lui balance un coussin à la figure en feignant de pester contre lui, et ne tarde pas à le joindre dans son hilarité. Il l'esquive de justesse et me le renvoie.

- Est-ce que tu vas la revoir ? me demande Morgan, concentré sur son portable.

- Étant donné que Felix l'a invitée à ta fête de ce soir, et qu'elle a accepté de venir...

- ... mais tout le plaisir est pour moi, mon cher ami, me coupe mon frère de cœur — que j'ai d'ailleurs envie d'étriper en ce moment même — avec un sourire mielleux.

- ... je pense que je n'ai pas trop le choix, je soupire en m'appuyant sur l'accoudoir pour soutenir ma tête.

Morgan relève son visage, affolé et se tourne vers Felix, les sourcils froncés.

- Quoi ? Comment ça, « ma » fête ? Je n'ai rien organisé ! s'insurge-t-il d'une voix suraigüe, comme à chaque fois qu'il s'offusque.

En général, quand Morgan est sur le point d'atteindre les ultrasons, je trouve ça drôle. Parce qu'en plus des sons très perçants qu'il réussit à faire, ils sont accompagnés d'une grimace trahissant l'outrage dont il se pense victime. Mais aujourd'hui, je me sens aussi berné que lui par l'esprit tordu de Felix. Nos deux regards accusateurs se fixent sur note pote, qui s'enfonce dans son fauteuil.

- Oh, les gars, c'est bon ! Vous ne voyez pas que je vous rends service ? se défend mon copain à casquette. Toi, Morgz, ça fait longtemps que t'as pas posté quoi que ce soit sur ta chaine YouTube... et toi, Hero, je t'ai donné une excuse pour « bom chicka wah wah » de nouveau avec la fille que tu kiffes en secret !

Un sourire diabolique se dessine sur son visage alors qu'il mime avec ses mains devant lui une levrette imaginaire. Je lui fais les gros yeux, en entendant sa dernière phrase. Felix n'a jamais été doué pour la subtilité, mais il est assez rusé pour réussir à détourner l'attention... comme maintenant.

Morgan se tourne vivement vers moi, ses globes oculaires prêts à quitter leurs orbites. Tous mes amis connaissent mon opinion quant aux relations amoureuses et ma politique sur ces conneries d'intimité, de sentiments et de toutes les niaiseries à la noix qui s'apparentent à la notion de couple. Ils savent aussi qu'ils ne faut pas trop m'emmerder sur le sujet, car aucun d'eux ne partage ma vision des choses. Certains membres de notre groupe ont vécu des expériences plus ou moins longues, plus ou moins sérieuses, mais rien de vraiment concret lorsqu'il s'agit d'amour. Ils sont également au fait que j'ai tiré un trait dessus avant de l'expérimenter, alors quand une telle bombe est lâchée, bien sûr que ça fait réagir !

Un rictus similaire à celui de mon meilleur pote — l'est-il toujours après cette lâche trahison ? — se dessine sur les lèvres de mon ami au teint basané, et des couinements idiots suivis de rires moqueurs fusent de leurs bouches.

- Vous êtes relous, les gars, je me plains, en levant les yeux au ciel.

- « Hero est amoureux ! »... « Hero est amoureux ! » scandent mes deux compères tandis qu'ils s'approchent pour se jeter sur moi.

J'essaie de les éviter, mais Morgan m'immobilise et Felix me saute dessus. Deux contre un, je ne fais clairement pas le poids. Alors que je suis écrasé sous leurs deux corps, je ne peux m'empêcher de rire. Je me débats tel un diable, mais ils sont trop lourds. Ils continuent de me narguer à coup de « June et Hero pour toujours » ou encore en combinant June avec mon nom de famille, et la liste de leurs slogans plus originaux les uns que les autres ne fait que s'allonger au rythme de leur imagination fertile. A un moment, l'un des deux fredonne même la marche nuptiale... Allons, bon !

J'arrive à m'extraire des assauts de ces deux lourdauds, et les laisse chahuter entre eux. Étrangement, me faire chambrer ne me dérange pas plus que ça, contrairement à d'habitude. Normalement, j'aurais protesté sur la défensive, les engueulant en niant tout ce qui aurait pu sortir de leurs bouches. Mais aujourd'hui, je les laisse faire, parce que d'un, je suis de très bonne humeur, et de deux, je préfère éviter de mettre une mauvaise ambiance alors qu'on passe un bon moment.

Je me dirige vers la fenêtre ouverte et attrape une cigarette d'un des paquets qui traîne sur la table. Je l'allume et recrache la fumée à l'extérieur. Y'a-t-il une part de vérité dans leur petite proclamation ? Amoureux, non, ça c'est clair. Peu importe à quel point elle peut être exceptionnelle, c'est une ligne que je me refuse de franchir. Et puis, même si on s'entend plus que bien sur le plan sexuel, nous sommes très différents sur notre façon de voir les choses. J'espère que ça ne posera pas problème par la suite, parce que, même si je ne l'avouerais jamais à Felix — ce succès lui monterait à la tête — je suis content qu'il ait invité June pour cette fête imprévue. Mais, suis-je plus intéressé par elle que par n'importe qu'elle autre meuf jusqu'ici ? Avant, j'aurais été catégorique en réfutant leur taquinerie. Mais, après la nuit que je viens de passer avec elle... je n'en suis plus aussi certain.

Mes deux amis continuent de se chamailler, tandis que je les regarde, secouant la tête, un sourire aux lèvres. Ils crient, se balancent les coussins à travers la tronche. Ils peuvent être vraiment gamins, parfois.

- Faudrait peut-être que tu penses à planifier ta fête, Morgz, je lui rappelle en pouffant de rire.

Ce dernier se redresse, tel un suricate en alerte, et pousse Felix, qui perd l'équilibre et tombe du canapé en râlant, pour se jeter sur son portable. Le bruit lourd de ses fesses percutant le carrelage provoque mon hilarité.

- Heeeeyyyy, c'est pas cool, bro... se plaint mon meilleur ami, la moue boudeuse, en vissant de nouveau sa casquette à l'envers sur le sommet de son crâne.

Je tire une dernière taffe, en manquant de m'étouffer tant je ris. Je jette mon mégot par la fenêtre et lui tends la main pour l'aider à se relever. Il envoie un regard noir à notre pote, assis sur le fauteuil, trop occupé à envoyer des invitations pour la soirée par message pour s'en soucier. Entre ces deux-là, il y a toujours eu une sorte de rivalité. Morgan a un esprit de leader. C'est d'ailleurs lui qui est à l'origine de la M-Boys, notre groupe d'amis. Il a même créé notre équipe de football, qui se nomme sobrement le M-Boys FC. Quant à Felix, il aime bien contester les décisions, et il a un don inné pour faire péter les plombs à notre chef de bande — je suis également certain qu'il y prend un malin plaisir — donc, il y a souvent des étincelles entre eux. Mais, à chaque fois, leurs brouilles ne durent jamais longtemps.

- Tu voulais tellement une fête, bro, hein ? lui demande Morgan, sans quitter l'écran de son téléphone des yeux. Bah, tu vas m'aider à l'organiser. Je m'occupe des invitations, tandis que toi et Hero, vous ferez les courses !

C'est une blague, j'espère ?

Fidèle à lui-même, Felix proteste, ce qui agace profondément notre ami bronzé. Comme d'habitude, le ton monte entre eux, chacun avançant des arguments plus ou moins discutables. Je n'ai pas la force de les écouter, et encore moins de m'en mêler. Franchement, je suis tellement crevé que j'ai la flemme de regagner ma chambre pour pioncer, alors la perspective d'arpenter les rayons d'un supermarché est loin de m'enchanter et, en plus, je n'ai rien à voir avec le mensonge débile de mon meilleur ami... alors, pourquoi je devrais être puni, moi aussi ?

Alors que je suis sur le point d'objecter, mon téléphone sur la table basse vibre et, lorsque je me penche pour l'attraper, le prénom que je lis sur l'écran terrasse toute sensation de joie que je pouvais ressentir. Mon visage devient grave, un sentiment d'appréhension m'envahit. Je ne décroche pas, préférant ignorer l'appel.

Malheureusement pour moi, quelques secondes plus tard, mon portable se remet à vibrer, et les bruits de buzz incessants finissent par attirer l'attention de mes amis, mettant petit à petit fin à leur prise de bec. Quand Felix se penche à son tour et découvre l'identité de la personne qui veut me joindre, les traits de son visage se tendent et son expression devient concernée.

- Tu ne décroches pas ce putain de téléphone, d'accord ? m'intime mon meilleur ami, sur un ton tranchant, en pointant de son index l'objet vibrant.

Morgan vient à côté de lui et comprend rapidement de quoi il en retourne.

- Il veut pas te foutre la paix, ce connard ! peste ce dernier.

Le connard en question, c'est mon grand frère, Titan. Même si notre confrontation est encore fraîche dans ma mémoire, l'ultimatum qu'il m'avait donné m'était un peu sorti de la tête. Putain, ça ne pouvait pas tomber au pire moment !

A ce moment-là, une notification de SMS apparait sur l'écran du téléphone et je m'en empare pour lire le contenu. Bien entendu, le message est envoyé par Titan :

« Si tu décroches pas, je débarque chez ton pote et je casse tout, y compris vos jambes et vos bras ! Tu sais ce qu'il te reste à faire... »

Morgan et Felix soufflent bruyamment en lisant le texto. Cet enfoiré sait que mes amis sont les personnes les plus chères à mes yeux et que je ne laisserais jamais rien leur arriver. J'ai aussi conscience qu'il est capable de mettre sa menace à exécution. Alors, lorsque mon portable se remet à vibrer dans ma main, je sais que je n'ai pas d'autres choix que de prendre l'appel.

Mon doigt appuie sur le bouton vert et glisse sur l'écran vers la droite, avant de porter mon téléphone à l'oreille.

- Quoi ? je lâche froidement.

- Je savais qu'il te fallait un peu de motivation pour décrocher... et, dis donc ! c'est une façon de saluer son frangin, petit frère ? me nargue Titan, en pouffant de rire.

Je ferme les yeux en serrant les mâchoires, réprimant une forte envie de hurler. Je prends une profonde inspiration avant de continuer cette conversation, dont je me serais bien passé.

- Putain, Titan... je sais que le père veut que je passe... mais je peux pas ! je mens de manière totalement éhontée. Je dois m'absenter tout le weekend pour le boulot, donc dis-moi ce que vous voulez !

- Aaaaah... Hero la star ! se moque-t-il, avant de rire grassement . Plus occupé qu'un ministre... Je savais pas que les mannequins faisaient des heures supp' même en fin de semaine. Ce doit vraiment être un métier éreintant, de faire la statue devant un appareil photo...

Je suis habitué à ces moqueries depuis que je me suis lancé dans le mannequinat. Autant lui, que mon père, s'en sont donnés à cœur joie le jour où je leur ai annoncés mon choix de carrière. Je me souviens que des termes, pour la plupart homophobes, ont fusé de leurs bouches répugnantes, mais je devais rapidement trouver un job pour me tirer de cet enfer que je vivais depuis que ma génitrice avait mis les voiles. Je m'en fous, je n'ai jamais eu besoin de leur soutien, de toute façon. Au moins, moi, je faisais quelque chose de ma vie, comparé à ces deux pauvres losers.

- Non, non, non, frérot, ça marche pas comme ça, reprend mon aîné. Si tu ne te pointes pas cet après-midi, je viens te chercher par la peau du cul, c'est compris ? Boulot, ou pas boulot, j'en ai rien à foutre. Le paternel s'impatiente et, tu sais comment il est quand les choses ne se passent pas comme prévu...

Je ne le sais que trop bien.

Je ferme une nouvelle fois les yeux, me retrouvant au pied du mur. La frustration et l'injustice ont pris le pas sur tout ce que je pouvais ressentir. Les moments que j'ai passés avec June, qui m'avaient permis d'oublier un peu la merde qu'est ma vie, me paraissent si lointain. Je ne vois vraiment pas comment me sortir de ce merdier. En rouvrant mes paupières, je lance un regard désespéré à mes amis, qui comprennent instantanément les prochains mots qui vont sortir de ma bouche :

- Okay, c'est bon, je capitule, à contrecœur. Dis à George que je serais là d'ici une heure.

*

J'arrive à moto dans la rue que je connais que trop bien. Je coupe le moteur et, sous la pluie battante, je contemple la maison de mon enfance, les mains dans les poches, les gouttes d'eau rebondissant sur la visière de ma casquette, protégée par la capuche de ma veste. Parti à la hâte, je n'ai même pas pris le temps de mettre mon casque.

Mitoyenne des deux côtés, elle ressemble à toutes les autres bicoques de la rue. Même façade, même porte, même nombre de fenêtres. Je passe le petit portail noir en ferraille et constate rapidement que la pelouse est envahie de mauvaises herbes hautes, de part et d'autres du chemin pavé menant au perron. Ils ne sont même pas capables d'entretenir le jardin... Cela ne devrait pas me surprendre, mais je ressens tout de même un pincement au cœur en voyant l'endroit où j'ai passé mon enfance se délabrer à vue d'oeil. Bien que ce ne soit pas la période la plus joyeuse de ma vie, cette baraque a quand même été témoin de jours heureux.

Après ma conversation avec Titan, Morgan et Felix ont tout tenté pour me dissuader de venir, quitte à me proposer de m'accompagner pour être sûr qu'il ne m'arrive rien. J'ai refusé, ne voulant surtout pas les mêler à mes histoires de famille. C'est Felix qui a surtout fait le forcing, sachant les horreurs que j'ai subi pendant de nombreuses années, entre ces quatre murs.

Mes pas ne sont pas si assurés que ça lorsque j'approche de la porte. Sans frapper, je rentre et une odeur abominable agresse mes narines. Un mélange de tabac froid, de renfermé, de transpiration, et de vieille friture me soulève l'estomac, me donnant envie de vomir. Je porte ma main devant ma bouche pour empêcher cette puanteur de me retourner les tripes. La maison est plongée dans une semi-obscurité, due aux volets entrouverts. J'entends les bruits de la télé, provenant du salon, sur la droite. En tournant la tête, j'aperçois mon père, George Tiffin, avachi dans son fauteuil, une canette de bière à la main, en train de rire en fixant l'écran plat. A côté de lui, mon frère fume une clope en laissant tomber la cendre sur le tapis, sans me prêter la moindre attention. Leurs pieds sont posés sur la table basse.

En plus de l'infection, l'intérieur est une vraie porcherie. Des toiles d'araignées décorent les recoins de la pièce, sans parler de la couche épaisse de poussière sur les meubles et les bibelots. Le papier peint, autrefois gris, se décolle à plusieurs endroits et a beaucoup jauni à cause de la fumée. Putain, ils ne doivent jamais aérer cette pièce ! Le carrelage, à l'origine clair, est collant et crasseux. Des cadavres de bouteilles jonchent le sol, en plus de boites de conserve vides, des pots de yaourt et autres emballages en tous genres. J'ai envie de quitter cette décharge au plus vite. Je ne comprends pas comment ils arrivent à vivre dans leur propre merde.

Pour leur signifier ma présence, je décide d'appuyer sur l'interrupteur et la lumière inonde la pièce. Titan et mon père grimacent en protégeant leurs yeux de la clarté, et non sans râler. Ils finissent par tourner la tête vers moi et un mauvais sourire se dessine sur le visage de mon paternel. Ses cheveux noirs décoiffés et gras ont viré poivre et sel, et ont beaucoup poussé depuis la dernière fois. D'ailleurs, il n'y a pas que sa tignasse qui a poussé. Son bide aussi a gagné en centimètres. Attifé d'un tee-shirt blanc cassé parsemé de tâches de graisse et d'un jogging gris, il se redresse dans son fauteuil, me jetant un regard malsain avec ses yeux bleus injectés de sang.

- Et bien... tu t'es fait plus désirer que le Messie lui-même ! me salue « gentiment » mon géniteur, tandis qu'il écrase la canette vide dans sa main. Et puisque t'es debout, va me chercher une autre bière. J'ai soif !

Je me mords l'intérieur de la joue pour ne pas devenir désagréable. Même si ça me fait chier de lui rendre service, je me dirige vers la cuisine, qui est dans un état encore pire que le reste de la maison. La vaisselle sale déborde de l'évier et des mouches tournent autour de la nourriture moisie, sans parler de l'odeur qui va avec. Quand j'ouvre la porte du réfrigérateur, je suis sur le point de gerber. Une fétidité me frappe de plein fouet et, encore une fois, je suis obligé de me couvrir le nez et la bouche. Beaucoup d'alcool encombre les étagères en verre, et le peu de nourriture qui s'y trouve est complètement pourri. Après m'être servi, je referme hâtivement le frigidaire pour revenir au salon.

Je tends la canette à mon père, qui s'en empare sans me remercier. Pas que je m'attendais spécialement à une marque de gratitude de sa part, je n'en ai jamais reçue. Titan se contente de regarder la scène, sans intervenir. George décapsule sa bière et en boit une gorgée avant de se tourner vers moi.

- Je vais aller droit au but. Si je t'ai fait venir, c'est que j'ai besoin d'argent, m'annonce ce dernier, de but en blanc.

- Quelle surprise, je soupire, plus pour moi-même, en croisant les bras, appuyant mon épaule contre l'embrasure de la porte.

Quelque part, je suis soulagé qu'il m'ait fait venir pour un problème financier. Par contre, étant donné que je paie déjà le loyer et les factures, je me demande bien pourquoi il a soudainement besoin de thune.

- Combien ? je demande sans plus tarder, voulant en finir au plus vite.

- Cinq mille livres, lance-t-il, le plus naturellement du monde, en buvant une nouvelle gorgée d'alcool. Si tu pouvais me faire un virement assez rapidement, ce serait le mieux.

J'écarquille les yeux, choqué par la somme mirobolante qu'il me demande. Putain, mais qu'est-ce qu'il a foutu pour avoir besoin d'autant de pognon ? De toute façon, je m'en balance, parce qu'il est hors de question que je tape dans mes économies pour sa gueule.

- T'es sérieux ? Je peux pas te passer une telle somme, je pouffe.

Évidemment, ma réponse lui déplait. Ses sourcils se froncent, et le rire narquois de mon frère ne présagent rien de bon. S'appuyant sur les deux accoudoirs du fauteuil, mon père se lève avec difficulté. Le pas trainant, il approche sa grande carcasse avinée de moi. Oui, je tiens ma grande taille de lui. Il a dû sérieusement abusé de la boisson, aujourd'hui.

Comme tous les autres jours, d'ailleurs.

- TITAN ! gronde-t-il sans me quitter du regard.

Oh, merde !

Mon frère se lève et, alors que j'essaie de m'enfuir, sachant pertinemment ce qui m'attend, il m'attrape au cou et me plaque contre le mur, un rictus malsain déformant le visage qu'il a hérité de notre enfoiré de géniteur. Je me débats comme une proie prise au piège de son prédateur, mais Titan est fort. J'ai une forte impression de déjà-vu, comme lorsqu'il s'était incrusté dans l'appartement de Morgan.

- Je vais t'expliquer quelque chose, fils, crache-t-il, le regard menaçant, insistant sur notre lien de parenté. T'es pas en position de refuser, d'accord ? Et en plus, t'oses faire le mariole en te foutant de ma gueule et ça... ça ne passe pas, tu vois ?

Titan serre un peu plus son emprise autour de ma nuque et l'air commence à avoir du mal à atteindre mes poumons. J'essaie, avec mes deux mains, de le faire desserrer, mais rien n'y fait.

- J'ai... pas cet... argent, je tente de mentir en prenant le peu d'oxygène que je peux à chaque inspiration.

George se met à grimacer avant de s'éloigner. Du regard, je supplie mon frère de me lâcher, mais il apprécie trop ce genre de situation.

Du plus loin que je me souvienne, Titan a toujours été à la botte de mon père, obéissant au moindre de ses ordres. Ordres qui consistaient souvent à me tourmenter, soit dit en passant. Et je ne parle pas de simples chamailleries innocentes entre frères. Non, eux, ils préféraient se liguer contre moi pour déterminer qui était le plus cruel des deux.

Mon père revient, tenant une feuille de papier dans la main. Il ne tarde pas à la tourner vers moi, et je devine rapidement qu'il s'agit d'un relevé de compte de ma banque. Je suis vraiment trop con, je n'ai même pas pensé à faire le changement d'adresse. Sur ce coup-là, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même !

- Et en plus, t'oses me mentir, espèce de petit ingrat ? grommelle George en rapprochant la feuille vers mon visage. Lis le solde du compte.

Mes yeux dérivent vers le bas de la page et je remarque que ce n'est pas le relevé de mon compte courant, mais celui de mon épargne.

- Vingt-et-mille trois-cent-soixante-huit livres, je lis à regret.

Putain, l'enfoiré ! Il a ouvert mon courrier et inspecté l'état de mes finances. J'en reviens pas ! L'appréhension laisse place à la fureur.

- Je crois donc que cinq mille livres, c'est pas trop demandé, non ? intervient Titan, son visage beaucoup trop près du mien.

Ne pouvant tourner la tête, je lui lance un regard noir en coin. J'aperçois sa tronche de sadique, esquissant toujours son rictus malfaisant. Honnêtement, je ne sais pas qui est le pire de mes tortionnaires : mon père qui me déteste pour je ne sais quelle raison, et qui s'en prend à moi dès qu'il en a l'occasion, ou mon frère, qui n'a jamais pris ma défense, préférant se ranger du côté du paternel et l'aider dans ses méfaits. Putain, quand je pourrais me venger de ces deux pourritures, je vais m'en donner à coeur joie !

- Je ne vous... donnerai pas... mon argent, j'articule de plus en plus difficilement.

- Mauvaise réponse, Hero, dit mon père.

Ses mots arrivent à mes oreilles en même temps que son poing dans mon estomac. J'ai le souffle coupé, tandis que je grimace de douleur. Le molletonné de ma veste ne me protège pas suffisamment de la force de cet enculé. Je ne peux même pas me tordre de douleur, étant donné que je suis encore maintenu contre le mur. Je tousse pour essayer de récupérer un peu d'oxygène, mais ma gorge est toujours obstruée par la putain de main de Titan.

- Parce que tu crois que t'as ton mot à dire, morveux ? insiste George, en m'assénant un autre coup dans les côtes. Alors, qu'est-ce que ça va être ?

Malgré ma vue brouillée par la douleur et les larmes qui commencent à monter, je lis dans le regard de mon père une haine profonde pour ma personne et du mépris. Tandis que j'essaie de ne pas montrer la souffrance que je ressens, je fixe mon donneur de sperme droit dans les yeux, en souriant :

- Va te... faire foutre... connard !

Je sais que je vais prendre une sacrée dérouillée pour ses mots, mais c'est tellement bon de l'envoyer chier.

Effectivement, ma satisfaction ne dure que quelques secondes, interrompue par un coup de poing dans la mâchoire. L'arrière de ma tête tape violemment contre le mur, et je suis un peu sonné par l'impact.

- Papa ! Pas le visage, le sermonne mon frère.

Ce dernier finit par me lâcher et je m'écroule au sol, en toussant. Titan demande à mon père de lui laisser me parler. Mon salopard de géniteur obtempère et s'éloigne, regagnant son fauteuil. Mon aîné s'accroupit pour me faire face, tandis que je masse les endroits de mon corps meurtris.

- Fais pas le con, Hero. Fais ce putain de virement, et tu pourras rentrer en un seul morceau. Tu sais de quoi il est capable quand il a bu, et surtout quand on lui tient tête, me rappelle Titan.

Je secoue la tête en signe de refus. Ils pourront me faire tout ce qu'ils veulent, je ne leur lâcherai pas le moindre centime. Ça fait des années que j'essuie leurs coups, alors une session de plus ou de moins ne fera pas la différence.

- Ecoute, on a déconné, m'avoue-t-il à voix basse. On doit ce pognon à des personnes mal intentionnées qui nous ont fait comprendre qu'il valait mieux qu'on les rembourse.

J'ai envie de rire devant ce retour de karma. Ils n'ont récolté que ce qu'ils ont semé. Si, pour une fois, c'est à eux de se prendre une bonne bastonnade, je ne demande pas mieux, et ça me motive encore plus à ne pas les aider.

- Bien fait, je réplique en souriant, malgré ma mâchoire douloureuse.

Titan s'approche un peu plus de moi et m'empoigne par le col de ma veste.

- Putain, mais tu comprends pas, on dirait. Ça ne concerne pas seulement papa et moi. Toi aussi, t'es mêlé à cette histoire, lance-t-il, tout en me lâchant, me faisant perdre mon sourire. Papa a balancé ton nom en guise de caution. Ces mecs savent qui tu es, où tu vis, qui tu fréquentes. Si tu ne nous files pas l'argent, ils viendront le chercher chez ton pote Morgan. Je pense que tu préfères éviter de l'impliquer dans ce genre d'histoires, non ?

Dites-moi que c'est un cauchemar ! Qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu pour mériter une famille de merde pareille ?

- C'est qui, ces mecs ? je demande.

- Des prêteurs sur gage, m'avoue-t-il. Papa a troqué des bijoux que maman a oublié de prendre dans sa fuite et, il a embobiné un des mecs en surcotant la valeurs des bijoux. Apparemment, ils n'ont pas inspecté la marchandise. Lorsque leur boss s'en est aperçu, il a voulu récupérer son oseille. Sauf que... on avait déjà tout dépensé...

- Putain, et dans quoi vous avez claqué cinq mille livres ? je lui demande, outré.

- Papa a acheté une Mustang d'occasion à retaper.

Un rire nerveux s'échappe de mes lèvres. La stupidité de ces deux-là m'épatera toujours ! Ils se provoquent un tas d'emmerdes pour une putain de bagnole ? J'y crois pas...

Encore une fois, je me retrouve au pied du mur. J'attrape alors mon portable et me connecte sur l'application de la banque. Je balance un regard noir à mon frère avant d'accéder à mes comptes en ligne. Titan me tapote l'épaule, en guise de remerciement.

Quelques minutes plus tard, je suis délesté d'un quart de mes économies. Mon rêve de me barrer loin d'eux s'éloigne encore un peu plus. J'ai vraiment les boules, putain ! Je range mon téléphone et me relève avec difficulté. Avant de quitter cette putain de baraque, je me retourne une dernière fois vers eux, de nouveau installés devant la télé, comme si de rien n'était. Pas un merci, pas un au revoir.

Rien.

Je crache un rire dégoûté avant de sortir de là. Je me tiens les côtes. La douleur est lancinante et peut-être que j'en ai une de pétée. Je galère à arriver à la moto mais, une fois dessus, je mets les gaz pour dégager le plus rapidement de cette rue, encore une fois, témoin de mes malheurs.

Avant de rentrer chez Morgan, je fais un crochet par un pub. Après l'horrible demi-heure que je viens de passer, un petit remontant n'est pas de refus... voire même plusieurs...

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