23.

J'ai souvent eu la sensation d'avancer dans le brouillard, de ne jamais savoir quelle direction prendre. Je craignais toujours les conséquences de mes décisions, surtout le mauvaises. Et, au contact de Hero, tout ceci n'avait plus d'importance. Je me laissais porter complètement, me perdais dans les sensations et les nouvelles expériences que je n'aurais jamais cru vivre un jour. C'était si bon, si agréable de ne pas s'en faire, de ne se soucier de rien. Ce tourbillon infini de plaisirs physiques et artificiels me comblait entièrement. Et c'est cela qui m'a conduit à ma perte. Les conséquences de nos actes sont là pour nous apprendre des leçons. Et maintenant, j'en paie le prix fort...

*

" Tu penses que tu peux me balancer ça comme ça et te tirer ?"

" Tu préfères te faire troncher par le premier venu ?"

Pourquoi la voix de Matt résonne dans ma tête ?

J'ouvre lentement les yeux. J'ai l'impression d'avoir dormi pendant mille ans. Je remue difficilement sous la couverture. J'ai mal. Mon corps est courbaturé, comme s'il avait été mâché. La dernière fois que je me suis retrouvée dans cet état, c'était après mon accident de voiture. Le choc et le stress dont mon corps avait été victime à ce moment-là se répercutaient, le lendemain, à travers des douleurs musculaires lancinantes à chaque mouvement.

Petit à petit, les souvenirs de la veille me reviennent en mémoire : Matt, les gifles, ses mains sur moi, son regard de fou furieux, ses mots dégoûtants, Daniel qui me défend et se bagarre, Jade qui pleure, qui hurle... Des images, tels des flashbacks, défilent devant mes yeux, m'offrant des bribes d'amertume. J'essaie de remettre un peu d'ordre dans le fil des évènements, mais tout est encore confus.

En me redressant tant bien que mal, j'aperçois Jade, recroquevillée sur le fauteuil à côté du lit, en train de ronfler dans une position des plus inconfortables. Ses lunettes sont de travers sur son nez, prêtes à tomber. Elle a dû sombrer dans un profond sommeil sans s'en apercevoir. Pourquoi n'a-t-elle pas dormi avec moi ? Ses lèvres vibrent lorsque l'air s'échappe de sa bouche en un petit bruit régulier et mignon. Un mince plaid jaune moutarde recouvre une partie de son corps. Angie doit certainement roupiller sur le canapé.

Je tourne la tête vers le réveil qui indique qu'il est presque huit heures du matin. Je me lève sans faire de bruit, pour ne pas interrompre la nuit de ma petite blondinette. J'ouvre la porte en bois, qui grince légèrement. Une fois dans le couloir, je me dirige vers la salle de bain. Un t-shirt est posé sur le rebord de la baignoire. En l'analysant, je remarque quelques tâches de sang. A qui appartient-il ? Je le repose à l'endroit où il se trouvait avant de faire face à mon effroyable reflet. Je n'arrive pas à croire que Matt ait pu me frapper. Les preuves sont pourtant inscrites sur mon visage. Je constate rapidement l'étendue des dégâts. Délicatement, je passe une main sur ma joue, qui a doublé de volume. A peine j'appuie du bout du doigt sur l'affreux hématome qu'une immense douleur me frappe, comme s'il m'assénait une nouvelle fois cette gifle. Ma lèvre inférieure, enflée et coupée, a elle aussi fait les frais de sa colère et de sa frustration. Ce n'est vraiment pas beau à voir.

Une autre blessure attire mon attention vers la base de ma nuque. Au début, j'ai cru qu'il s'agissait du suçon de Hero. Qu'est-ce qui m'a pris de lui demander une chose pareille ? J'ai délibérément cherché à provoquer Matt, en faisant exactement ce qui lui avait fait pété les plomb la première fois et avait conduit notre couple à son inévitable fin.

" Tu pourras montrer à ton enculé de copain que, moi aussi, je peux te marquer !"

Les sinistres paroles de mon ex me reviennent en tête. Je peux encore sentir sa bouche et ses dents s'enfoncer dans ma chair. D'ailleurs, il m'a mordu assez profondément pour avoir des petits points rouges autour des marques encore creusées par ses incisives. L'auréole mi-grise mi-jaunâtre, qui entoure sa morsure, assortie aux nuances colorées que ma joue arbore, témoigne de la violence de ses pulsions. Il m'a traitée comme un champ de bataille à reconquérir des mains de l'ennemi. J'ignore combien de temps je vais mettre à cicatriser. Je fais vraiment peur à voir.

Je ne sais pas si mes affaires sont toujours chez lui. Si c'est le cas, je ferais appel à des déménageurs, pour ne plus avoir à remettre les pieds dans cet appartement infernal. Je ne veux plus jamais recroiser cet individu de ma vie.

Alors que je dérive dans mes pensées tout en tâtant ma peau meurtrie, la porte de la salle de bain s'ouvre brusquement, me faisant sursauter. Jade, toute affolée, se précipite vers moi, mais s'arrête soudainement à quelques centimètres. Ses cheveux sont ébouriffés et les traces du dossier du fauteuil sont imprimés sur sa joue. J'aurais préféré avoir ces marques-là.

- Ah, t'es là ! soupire-t-elle, comme si elle venait de terminer une course effrénée. Désolée si je t'ai fait peur mais, quand j'ai vu le lit vide, j'ai eu peur que... tu vas bien ? Enfin, je veux dire... ça va ?

Je tente de sourire pour la rassurer mais, en étirant mes lèvres, ma plaie verticale tire et s'ouvre de nouveau, transformant mon rictus naissant en grimace.

- Merde, je chuchote, mes traits défigurés par la douleur.

Quelques gouttes de sang viennent s'échouer sur mon menton. Je m'empresse de prendre un coton que j'humidifie sous un mince filet d'eau fraiche avant de l'appliquer sur ma balafre sanguinolente.

- Oh, je suis désolée, répète Jade, qui me regarde avec peine. Pour tout. J'assure vraiment pas, putain ! Je n'aurais pas dû te laisser partir seule avec ce connard. J'avais un mauvais pressentiment, mais... Puis, hier... ta crise. Et maintenant, j'ai failli te faire avoir un arrêt cardiaque, alors que je sais que tu n'es pas... Si Dany n'avait pas été là, je ne sais pas ce qui se serait passé...

Moi, je sais...

Je ravale la boule qui se forme dans ma gorge, chassant à grands coups de balai ces visions cauchemardesques qui m'assaillent. En guise de réponse, je pose ma boule cotonneuse tâchée de petits pois rouges sur le lavabo avant d'enlacer mon amie, pour apaiser ses craintes et l'arrêter de se reprocher des choses. Je ne la blâme pas pour le mauvais choix que j'ai fait. Elle n'aurait pas pu me dissuader de suivre Matt dans cette chambre. Daniel non plus.

La crise. Je ne vois pas à quoi elle fait référence. Après la seconde baffe que j'ai reçu, je n'arrive pas à resituer les évènements de notre départ de l'appartement jusqu'à mon réveil, quelques minutes plus tôt. Daniel a dû certainement jouer un rôle majeur dans mon sauvetage, mais je ne pourrais pas dire à quelle échelle.

J'imagine que Jade a dû avoir la peur de sa vie, qu'elle est devenue une victime collatérale de la monstruosité de Matt. Même si elle n'est pas celle qui a goûté au courroux de cet infâme personnage, la scène dont elle a été témoin sera aussi difficile à effacer de sa mémoire que de la mienne. Voire même impossible. Mais peut-être arriverons-nous à vivre avec...

Elle ne tarde pas à resserrer ses bras autour de moi. Je réprime un petit cri de souffrance lorsqu'elle me presse un peu trop aux endroits sensibles. Je ne veux pas l'inquiéter plus qu'elle ne l'est déjà.

- Ne t'en fais pas, Jade. Je vais bien, je tente de la rassurer. Merci d'avoir été là, et d'être là, maintenant, avec moi.

Je ne peux réprimer un sanglot. Je suis soulagée de m'en être sortie indemne, malgré ce qu'il a pu me faire subir. Comme elle l'a dit, sans elle, sans Daniel, je ne serais peut-être pas ici, debout dans cette salle bain, avec seulement quelques ecchymoses sur le visage. Mon destin aurait pu prendre une tournure plus tragique.

Je sens ma jeune amie, fébrile, contre moi. J'ai envie de la réconforter, de lui promettre que tout ira bien mais, étant moi-même au bord de la crise de nerfs, je ne suis pas en mesure de la consoler. Et puis, je n'en suis pas certaine. Je crains que cet épisode ne soit que le début d'un énorme merdier dans lequel nous avons tous plongé la tête la première.

Pour nous changer les idées, je propose à Jade de sortir prendre un copieux petit-déjeuner dans un café de la ville, à mes frais. Malgré les marques sur mon visage, je ne veux pas rester enfermée ici, à attendre que la prochaine tuile me tombe dessus. Car, c'est une évidence, ce n'est que le commencement d'un cycle qui n'est pas prêt de s'achever.

Oui, je suis pessimiste, et alors ? Qui ne le serait pas, à ma place ?

Après nous êtres douchées et habillées, Jade insiste pour "camoufler" mes blessures. Elle m'installe devant la petite coiffeuse dans la chambre, dos à la glace. Tout le nécessaire à maquillage est étalé devant nous. Il n'y a plus qu'à choisir. Merci à Angie et sa coquetterie !

A l'aide d'un pinceau, elle m'applique délicatement plusieurs couches de poudre matchant mon teint. Pour la boursouflure, malheureusement, elle ne peut rien y faire. Ma lèvre aussi est trop sensible pour être touchée.

Quelques minutes plus tard, Jade fait pivoter la chaise devant le miroir de la coiffeuse et je constate, avec étonnement, qu'un petit miracle s'est opéré grâce aux doigts de fée de la blondinette. Bien sûr, c'est encore visible, mais beaucoup moins choquant qu'avant.

En entrant dans le salon, nous constatons que le canapé est inoccupée. Angie n'a donc pas passé la nuit ici. J'entends alors Jade glousser à côté de moi, m'apprenant que notre amie aux cheveux prune avait un rencard avec Daniel hier soir, précisant qu'il s'agissait du "fameux verre qu'elle lui avait promis". Jetant un coup d'oeil au sofa vide, j'en déduis que le verre s'est transformé en bouteille et que la soirée s'est prolongée jusqu'au bout de la nuit... et même de la matinée !

Sur le trajet pour nous rendre au café, que nous avons décidé de faire à pied, par ce beau temps printanier, Jade me relate la soirée qu'elle a passé avec Angie, après que je les ai quittées au Barney's, sans savoir qu'Hero allait se pointer comme une fleur.

- J'ai revu Morgan ! s'exclame-t-elle. Tu sais, le mec footeux qu'on avait rencontré au pub ? Bah, il était en boite ce soir-là !

- "Rencontré" ? je pouffe, en crochetant mes doigts en l'air pour former des guillemets. Euh... si je me souviens bien, tu avais trainé ce pauvre malheureux jusqu'à notre table pour prouver un point sur le foot !

- Oui, bref, c'est un détail. Tout ça, pour dire que... dans sa bande, j'ai fait la connaissance de quelqu'un, minaude mon amie avec un sourire en coin.

Jade n'est pas quelqu'un qui collectionne les hommes, contrairement à Angie. Elle n'est pas du genre à s'engager dans des relations sérieuses, comme moi. Elle veut seulement rencontrer une personne avec qui elle se sent bien et passer du bon temps avec, sans se prendre la tête.

- Il s'appelle Hamza et c'est un artiste ! On a parlé une bonne partie de la nuit de musique. C'est dingue, mais on a les mêmes goûts. Il m'a fait écouter des morceaux qu'il compose et qu'il interprète, certains en solo et d'autres, en collaboration avec des amis à lui. Et, franchement, il est doué ! Du coup, on discute beaucoup sur Snapchat et Instagram.

Je remarque immédiatement l'illumination sur son visage lorsqu'elle me parle avec ferveur de ce musicien avec qui elle semble être sur la même longueur d'ondes. Je suis heureuse pour elle. Même si cette relation ne sera peut-être rien de plus qu'une amitié, savoir qu'elle a passé une bonne soirée en compagnie d'un homme me fait plaisir. Je ne veux pas que mes déboires amoureux la découragent, tout comme les mauvaises expériences d'Angie, ou même son propre passé.

- Pendant que tu dormais, hier, on a passé l'après-midi entier à s'échanger des musiques à écouter. Et, il a bon goût ! continue Jade, toujours sur ce même ton enjoué. Je t'en ferais écouter quelques-unes. Une de ses compositions me trotte dans la tête. Tu veux que je te la chante ?

Même si, habituellement, je ne suis fan de démonstrations extravagantes en public, je ne peux pas refuser ça à Jade, qui semble aller beaucoup mieux. Et puis, je dois avouer que ça me change les idées.

Je hoche la tête et l'invite à pousser la chansonnette. Surprise par ma réaction, elle écarquille les yeux d'étonnement avant de se racler la gorge.

- Alors, attends, ça fait : "I'm so loco, you don't know me, Marco Polo, where the fuck's my homie ? Na na na na na... I think I need my trophy..." et après, le refrain, c'est : "Fantasy, she's my fantasy, round me, come 'round me... na na na na na... can you really have me ? Money Dance, Money dance, dance, dance..." et je connais plus la suite. Et le titre, c'est Money Dance. Alors, t'aimes ?

Certes, elle chante beaucoup mieux qu'Angie, et son interprétation approximative d'une chanson qui m'est complètement inconnue est un peu difficile à juger mais, au grand sourire plein d'espoir qu'elle m'adresse, je ne peux répondre que par l'affirmative.

- Mais oui, elle est géniale ! Et encore, t'as pas entendu la musique derrière. Le beat de malade ! s'excite la blondinette. Et Hamza en a plein d'autres du même style. Il est trop doué ! Je crois que je l'ai déjà dit, mais c'est tellement vrai ! En plus, il a des potes qui font des vlogs et tout, donc peut-être qu'un jour, ils feront un clip pour cette chanson ! T'imagines ? Et puis, il m'a conseillé beaucoup de séries à regarder !

L'emballement avec lequel elle parle de son nouvel ami me sidère. Je remarque aussi l'air rêveur qu'elle arbore tout en déblatérant son monologue. Je crois que le petit Hamza a fait une sacrée impression sur ma petite copine aux boucles couleur blé !

- Même ses autres copains sont sympas ! Bah, Morgan, déjà, il fait partie des vloggers. Il a sa propre chaine YouTube ! Je m'y suis abonnée, évidemment. J'ai déjà regardé quelques-unes de ses vidéos. Ils sont complètement fous ! Ils passent leur temps à picoler et à faire les cons ! J'adore ! On en regardera, si tu veux !

L'entendre débiter ce flot de paroles à une vitesse impressionnante me fait rire. On dirait qu'elle fait déjà partie de leur bande. J'accepte sa proposition de regarder les vlogs de ses nouveaux amis. Et j'espère que c'est aussi drôle qu'elle le prétend. Je ne suis pas contre une bonne crise de rire, aujourd'hui.

Après avoir englouti deux croissants, une grande tasse de chocolat chaud et un verre de jus d'orange, nous repartons en direction de l'appartement. En bas de l'immeuble, nous apercevons Angie, qui farfouille dans son sac. Nous nous approchons d'elle et lorsqu'elle nous voit, pousse un énorme soupir de soulagement.

- Putain, les filles ! J'arrête pas de sonner comme une malade depuis dix minutes et vous décrochez même pas quand je vous appelle ! Et je retrouve plus mes clés ! bougonne-t-elle en remontant la anse de son sac sur son épaule. Je commençais à m'inquiéter. Vous étiez où ?

- On a décidé de prendre le petit-déjeuner dehors, je lui apprends. Mais la vraie question est : toi, t'étais où ?

J'esquisse un léger rictus, immédiatement imitée par Jade.

- Disons que... j'ai eu droit à mon concert privé ! lance-t-elle en toute désinvolture, devant nos mines abasourdies.

Son apparente mauvaise humeur laisse place à une expression guillerette. Je fronce les sourcils, peu certaine d'avoir bien compris. Jade m'a soutenu qu'elle était sortie avec Daniel. Pourtant, le concert privé... ce n'était pas la fausse métaphore avec le nouveau serveur du Barney's ?

- Ce cher Dany ne s'est pas pointé, donc...

Malgré la légèreté dans sa voix, j'y distingue une pointe de déception. Je jurerais avoir vu son regard se voiler pendant une seconde, mais elle reprend rapidement ses esprits.

- Mais... quand tu dis "concert privé", commence Jade, comme la dernière fois.

- Cette fois-ci, oui, ce n'est pas une image, ma petite ! C'était moi, la chef d'orchestre, hier soir ! Il m'a laissé jouer de son instrument, dit-elle en gloussant légèrement en arquant un sourcil suggestif venant compléter son expression satisfaite.

Cela m'étonne de la part de Daniel d'avoir posé un lapin à ma copine. Lui qui bave littéralement dès qu'elle lui accorde une seconde d'attention... Je sais que son objectif ultime est de coucher avec elle et, après tous les efforts qu'il a fait ces derniers temps, la partie était quasiment gagnée, Angie n'étant pas insensible à son charme... J'ignore pourquoi il n'a pas sauté sur l'occasion.

Je sors les clés de mon sac, peu surprise par la tournure des évènements. Le soir où elle l'a rencontré, Angie nous avait fait part de son "intérêt" pour le nouvel employé du pub et, fidèle à elle-même, elle a fini dans son lit.

Nous montons les escaliers étroits, les unes derrière les autres, pendant que notre "Beethoven au féminin" s'extasie tant et plus sur son Mozart celte, vantant ses prouesses sexuelles.

- Non mais, vous n'avez vraiment pas idée de ce que ce gars est capable de faire ! Et puis, il a de l'imagination ! Entre ses mains, sa bouche, sa langue... Je me suis rarement éclatée au pieu comme ça ! Et, pour ne rien gâcher, il n'est pas radin niveau orgasme... Il m'a faite hurler plus de cinq fois... après, j'ai arrêté de compter ! Je crois avoir atteint un nouveau record avec lui. Honnêtement, je vendrais littéralement mon âme au diable pour repasser entre ses doigts ! s'esclaffe Angie en s'aérant le visage à l'aide de sa main. Il est... exceptionnel !

En entendant Angie parler d'orgasme, la sensation des doigts d'Hero sur mon intimité me revient inévitablement en tête et me fait serrer les cuisses. Matt ne prenait jamais le temps de penser à mon plaisir. Il préférait "aller droit au but" et assouvir ses besoins... Sale égoïste !

Lorsque nous arrivons au troisième étage, notre amie se retourne vers nous, un sourire en coin étirant ses lèvres.

- Et, en parlant d'exceptionnel, est-ce que Jade t'a raconté à quel point j'ai été magistrale pour te décrocher la séance photo ?

La séance photo ! Merde ! J'étais censée rendre les clichés que j'avais réalisé hier ! Attends... comment ça "décrocher" ?

Je m'arrête, assommée par sa question. Je me retourne vers notre cadette, qui écarquille les yeux, comme si elle venait d'être prise en flagrant délit. Je la vois rougir au fur et à mesure que les secondes s'égrainent. Angie comprend alors que la tête en l'air, à côté de moi, a complètement oublié de me faire part de mon embauche pour le photoshoot pour lequel j'ai travaillé dur. Et moi, de mon côté, j'en conclus que ma meilleure amie a, une fois de plus, trouvé les mots justes pour faire plier Veronica et m'octroyer cette place que je désire tant.

- JAAAAADE ! la réprimande ma meilleure amie. Comment t'a pu zappé une telle nouvelle ?

Je sens la plus jeune d'entre nous commencer à paniquer devant la sévérité d'Angie. C'est vrai que, lorsqu'elle se met en boule, elle peut être assez impressionnante. Avec tout ce qui s'est passé hier, je ne lui en veux pas d'avoir manqué à son devoir de me transmettre cette information. Même moi, j'avais relégué cette opportunité, pourtant énorme pour ma carrière, au quinzième plan.

- Écoute, l'important, c'est que je sois au courant maintenant, d'accord ? je lui dis, histoire de calmer un peu le jeu. J'ai encore quelques heures pour me préparer.

*

J'arrive devant un grand immeuble en briques claires, où se trouve, dans un des nombreux locaux, le Studio Photo Gallery. J'entre dans le bâtiment, qui ressemble fortement à un building résidentiel. Je consulte rapidement l'écran de mon portable, qui m'indique que je suis en avance d'une demi-heure. Je préfère être déjà sur les lieux, histoire de discuter avec Charlie, le photographe de la séance, de la marche à suivre. Je ne veux commettre aucune erreur. C'est le test de la dernière chance, et je ne dois vraiment pas me louper.

Lorsque j'entre dans la pièce, le studio a été recouvert de tapisseries plus colorées les unes que les autres, donnant à l'espace des airs d'Orient d'un côté, puis une remontée dans le temps avec des motifs anciens de l'autre, me faisant penser à des décorations murales du XIXe siècle. En tout cas, le cadre me plait énormément. L'éclairage est déjà installé, ainsi que les parapluies aidant à diffuser la lumière. Malgré la douleur obsédante à ma lèvre, je ne peux m'empêcher de sourire.

J'y suis ! Ça y est, j'y suis !

Un petit groupe de personnes est agglutiné dans le coin de la pièce. Ils sont quatre. Je me dirige vers eux, une boule au ventre. Je suis à la fois nerveuse et excitée. Je veux vraiment donner le meilleur de moi-même et prouver ce dont je suis capable. En m'approchant, je constate qu'ils sont concentrés sur leur travail. Je m'arrête à quelques mètres, ne voulant pas les déranger. J'entends quelques éléments de leurs conversations et, étant donné que mes études sont loin derrière moi, les termes qu'ils emploient me sont familiers, mais pas leurs significations. J'essaie de farfouiller dans ma mémoire malmenée ces derniers temps à la recherche de mes connaissances photographiques, enfouies sous une épaisse couche de poussière. J'aurais peut-être mieux fait de me replonger dans mes bouquins, au lieu de me pointer ici, la fleur au fusil.

- Bonjour, je peux vous aider ? me demande un des hommes du groupe, me tirant de mes songes.

Je fais quelques pas dans leur direction, mon niveau de stress à son maximum.

- Euh, oui. Bonjour, je suis June Robbins. Je suis censée assister Charlie sur cette séance photo, je réponds, la voix tremblante, mes yeux jonglant entre les deux hommes présents.

Je peux entendre mon cœur battre dans mes tympans tellement il martèle. Je dois absolument me calmer si je veux réussir cette épreuve du feu.

- Je suis Charlie, m'apprend le jeune homme qui m'a parlé, tout en s'avançant vers moi. Veronica m'a rapidement parlé de vous, en me vantant vos compétences.

Je serre la main du photographe. Il m'invite à le rejoindre et me présente le reste de l'équipe, composé d'un électro, chargé de la lumière, la styliste, que j'avais brièvement rencontré au siège du quotidien et dont je ne me souviens plus du nom, et une jeune femme blonde proche de la quarantaine.

- Bonjour, je suis Jamie, l'agent du mannequin qui... est en retard, dit-elle en consultant son portable. Je vais finir par lui greffer une montre sur la tête !

Elle me salue tout en pouffant et levant les yeux au ciel, feignant de pester contre son client, avant de s'isoler pour lui téléphoner, je présume. Je leur suis reconnaissante qu'aucun d'eux n'ait fait de commentaires sur mon apparence. C'est déjà assez humiliant d'avoir subi cette violence, alors je n'ai pas envie de la relater encore et encore.

Alors que ses talons claquent contre le béton du sol gris, faisant résonner le bruit sec dans la pièce, la porte s'ouvre, laissant apparaître un Hero essoufflé aux joues rosies par l'effort. Même comme ça, je ne peux m'empêcher de le trouver mignon. Il enlève rapidement le sac besace noir de marque de son épaule avant de filer derrière le rideau servant de cabine d'essayage, marmonnant un "désolé" au passage. Il est immédiatement rejoint par la styliste qui sélectionne une tenue haute en couleurs pendant sur le porte-vêtements, et par Jamie.

Il ne semble pas avoir remarqué ma présence. Je dois avouer que, quelque part, ça m'arrange. Je n'ai pas envie qu'il me voie dans cet état. Non pas pour une question "physique", mais seulement parce que je ne veux pas le mêler à cette partie de ma vie.

Charlie m'invite à jeter un coup d'œil sur le petit bureau improvisé, me faisant découvrir le déroulement de la séance photo. Il m'explique que le but est de promouvoir la marque de vêtement de luxe espagnole LOEWE. La styliste a choisi quelques tenues mettant en valeur les couleurs et la ligne de la maison de couture. Je n'aime pas beaucoup le style de cette marque, que je juge trop extravagante à mon goût. Le photographe me montre ensuite des croquis qu'il a esquissé pour me faire une idée des poses qu'il a en tête. Je fais défiler les feuilles devant mes yeux, ébahie par la qualité de son travail. Je n'en reviens toujours pas de faire partie de son équipe.

- Quand le mannequin sera prêt, nous pourrons commencer, m'apprend-il, tout en prenant place derrière son appareil photo.

Je le regarde vérifier les derniers réglages sur son Canon, vissé sur un trépied, mais mes yeux sont irrémédiablement attirés par le rideau jaune vieilli en mouvement. Je peux discerner, grâce à un brillant jeu de lumière, l'ombre de Hero qui s'affaire à enfiler le patchwork de couleurs qu'il doit porter. Heureusement pour lui, des ensembles plus sobres sont aussi prévus.

Alors que Charlie me demande mon avis sur les angles qu'il a choisi, ainsi que sur la lumière, j'entends les anneaux en plastique du rideau glisser sur la barre métallique. Hero, revêtu d'une chemise carrelée multicolore, assortie au bermuda et à l'écharpe autour de son cou, entre dans la pièce et, sur les indications de Charlie, prend place devant la première tapisserie rouge surplombée de fleurs jaunes de toutes sortes et de tailles diverses. Ses pieds sont recouverts de chaussettes blanches montantes et de claquettes en moumoute orange et grise. Il a une allure qui dépote !

Lorsque ses yeux se baladent dans ma direction, je ne prends pas le risque de croiser son regard. Je détourne vivement la tête, feignant d'étudier les plans du photoshoot. Pourtant, et malgré des efforts considérables, je peux sentir ses prunelles émeraude brûler ma peau. Il m'a repéré. En même temps, avec seulement cinq personnes dans la pièce, ce n'est pas si difficile. Tant que cette sensation ne m'aura pas quitté, je ne pourrai pas lui faire face. S'il voit les traces de la brutalité de Matt sur mon visage, son travail pourrait être saboté et sa réaction pourrait fortement me déstabiliser. Je dois éviter cela, à tout prix. Autant pour lui, que pour moi.

Tant bien que mal, j'essaie de cacher mes meurtrissures avec mes cheveux, lorsque Charlie m'appelle pour étudier le cadre de la photo. Brièvement, je jette un regard furtif vers Hero, dont les iris s'accrochent instantanément aux miens. Son expression est impassible mais, j'arrive à déceler de l'inquiétude dans ses yeux. Ou est-ce de la contrariété ? A cette distance, je ne saurais le dire.

Essayant de faire abstraction du regard insistant du mannequin, je me concentre sur le petit écran de l'appareil. Même sur une image de taille réduite, il a une prestance de folie. Une de ses mains est posée sur sa taille, tandis que son autre bras est tendu à l'horizontale contre le mur tapissé. Mais, quelque chose me chiffonne dans ce tableau. L'ombre d'Hero n'est pas assez démarquée, à mon goût. J'en fais rapidement part à Charlie, qui m'encourage à effectuer les changements nécessaires. Je me dirige vers un des parapluies que je fais pivoter légèrement afin de diffuser la lumière plus latéralement, pour que l'ombre du géant londonien se répercute joliment contre la tapisserie. Évidemment, le sujet de mon expérience suit mes moindres faits et gestes. J'ai l'impression d'être examinée à la loupe, ce qui n'aide pas à faire redescendre la pression que je ressens. Sans lui accorder la moindre attention -- bien que ce soit difficile -- j'essaie de rester concentrée sur mon travail. Je scrute de nouveau le tableau sur l'écran de l'appareil, vérifiant également au viseur le résultat des modifications que je viens d'apporter.

Après une analyse minutieuse, ne laissant aucune place au hasard, je propose à Charlie d'évaluer à son tour la nouvelle proposition lumière que je lui soumets. Quelques secondes plus tard, le photographe relève la tête et me sourit, validant ainsi ma contribution.

- Bien vu, June, me félicite-t-il. La photo aura un meilleur rendu de cette façon.

Une grosse partie de mon stress s'envole à ce moment-là, laissant place à une excitation débordante. Je ne suis pas si rouillée que ça mais, pour la prochaine séance, j'y viendrai plus préparée.

Charlie mitraille plusieurs fois Hero, qui reste statique. Les petites détonations du déclencheur brisent le silence ambiant. Tout le monde est vraiment concentré. C'est la première fois que je vois Hero aussi sérieux. La petite séance photo improvisée pour laquelle il s'était proposé de m'aider n'avait vraiment rien à voir avec celle-là. Bien sûr, il avait posé professionnellement pour moi mais, aujourd'hui, les enjeux sont beaucoup plus grands.

Le photographe visionne rapidement les différents shoots qu'il vient de réaliser. Il me demande mon avis, ce que j'apprécie. Même si elles se ressemblent toutes, j'arrive à percevoir les légères altérations d'un angle à l'autre, mais le résultat est tout de même satisfaisant. Charlie informe Hero qu'il peut passer la tenue suivante, avant de nous diriger vers le petit bureau. Il brandit le second croquis, qui fera office de deuxième cliché.

- Dans ce métier, nous devons aussi savoir donner des indications au mannequin qu'on shoote. Va voir Hero et montre-lui la nouvelle pose, ainsi que la tenue qui va avec, me commande gentiment Charlie.

Je déglutis, m'emparant de la feuille griffonnée du dessin représentant la photo suivante. Je ne m'attendais pas à ce genre d'exercice. Évidemment, cela devait tomber sur celle où il est allongé sur un amas de tapis assorti au décor. Normalement, ce serait à la styliste de s'occuper du rayon vestimentaire. Apparemment, elle semble avoir disparu, tout comme Jamie. Il n'y a plus que Charlie, le mec des lumières, Hero et moi dans cette immense pièce.

D'un pas peu sûr, je me rapproche de la cabine d'essayage de fortune et prends une profonde inspiration avant d'interpeler le mannequin. Une fois de plus, je me sens comme une adolescente face à son béguin. Pourquoi me rend-il aussi "hormonalement" folle ?

Rapidement, je rabats une mèche de mon épaisse tignasse pour dissimuler mes ecchymoses. Je n'ai aucune idée de la tête que je dois avoir mais, de toute façon, Hero doit déjà me prendre pour une folle alors, autant joindre le look au tempérament !

Je fais un pas de plus et aperçois le mannequin, de dos, en caleçon, en train de retirer le foulard bariolé qu'il porte toujours autour du cou. Ma bouche s'entrouvre légèrement, stupéfaite par ma "découverte". Je dois avouer que la vue n'est pas déplaisante. Comme s'ils étaient guidés par un vieil instinct primaire, mes yeux s'attardent sur la partie bombée de l'arrière de son corps. Merde, il a une jolie paire de fesses bien rebondies !

June, focus... focus... FOCUUUUS !

Hero finit par se retourner, surpris par ma présence. Mes yeux, n'ayant toujours pas quitté la zone centrale de son corps, se retrouvent maintenant nez-à-nez avec son service trois pièces, recouvert par le mince tissu noir de son boxer. Et, mon dieu ! Rien que de voir l'énorme bosse au repos, déformant le sous-vêtement, je peux facilement dire qu'il a été gâté par la nature.

- Salut, me dit-il, m'interrompant dans ma contemplation.

Je relève la tête, embarrassée d'être restée aussi longtemps focalisée sur ses parties génitales, et très honteuse qu'il s'en soit aperçu. Je peux sentir mes joues chauffer à tel point qu'elles pourraient être réduites en cendres. Instantanément, je remarque son expression amusée me narguant.

- Si je ne te connaissais pas, je croirais que tu cherches à m'éviter, ajoute-t-il, un rictus en coin, creusant sa fossette légendaire, tout en s'approchant lentement vers moi, sans lâcher mon regard.

Oui, je l'évite, mais pas pour les raisons auxquelles ils pensent. Si le contexte avait été différent, sans "l'intervention physique" de Matt, aurais-je quand même fui toute confrontation avec lui, sachant que la dernière fois que nous nous sommes vus, j'ai pratiquement collé ses doigts sur mon sexe, le suppliant de me faire jouir ? Pour sûr !

Alors que je m'apprête à rétorquer une idiotie, très certainement, ses sourcils se froncent tandis que son regard est fixé sur ma lèvre. Il avance sa main pour me toucher, mais je recule vivement.

- C'est quoi, ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ? me demande-t-il, la légèreté dans sa voix ayant cédé sa place à de l'inquiétude.

Par réflexe, je cache ma plaie d'une main et détourne la tête, les larmes me montant aux yeux.

- Rien, je murmure.

Cette fois-ci, ses doigts atteignent mon visage et, d'un geste un peu brusque, dégagent la mèche de cheveux cachant l'étendue des coups de mon ex petit-ami. Du coin de l'œil, j'aperçois ceux de Hero s'écarquiller d'effroi, avant de voir ses jolis traits fins déformés par la colère qui le gagne.

- Putain, June ! C'est... c'est ton ex qui t'a fait ça ? s'écrie-t-il d'une voix trop volumineuse à mon goût.

Plaquant mes mains froides sur son torse, je le repousse au fond de sa cabine en tentant de lui faire baisser le son. Je peux sentir, sous mes doigts, sa peau chaude se hérisser en chair de poule. Sa question résonne encore dans cette salle quasiment vide et, la dernière chose que je souhaite, c'est d'étaler mes malheurs devant tout le monde.

- Mets-là en sourdine, tu veux ? je lui ordonne, en lui jetant un regard assassin. Personne n'a besoin de savoir ce qui se passe dans ma vie.

- Et je suppose que ça m'inclut ? crache-t-il, mécontent de ma réaction.

Sa soudaine agressivité me surprend. Il veut vraiment qu'on s'embrouille, maintenant ? Alors que je joue gros sur ce photoshoot ? Si Charlie est satisfait par mon travail et mon implication, cela m'ouvrira la porte à d'autres opportunités du même genre. Je n'ai pas le temps de répondre à son interrogatoire.

Je retire mes mains de son corps et lui brandit la feuille de la prochaine pose devant le nez. Je jette un rapide coup d'oeil sur le porte-vêtements et repère les références écrites sur le papier, correspondant à la tenue que Hero doit porter. Je décroche une chemise blanche, ainsi qu'un épais pull couleur crème, ainsi qu'un short gris bleuté et, pour compléter le tout, une paire de chaussettes montantes noires.

- Enfile cette tenue et sois prêt dans cinq minutes, je lui dis d'un ton cinglant avant de tourner les talons et rejoindre Charlie.

En sortant de la cabine, je tombe nez-à-nez avec Jamie et la styliste, dont le prénom ne me revient toujours pas, qui me dévisagent longuement. Puis, leurs expressions, comme celle de Hero, quelques minutes plus tôt, deviennent sérieuses et concernées.

- Qu'est-ce qui vous est arrivé ? s'enquiert la chef du département mode. Vous faites du kick-boxing ou un sport de combat ?

Sa curiosité me met mal à l'aise.

- J'ai souvent le rôle de punching-ball, alors, je lui balance le plus sérieusement du monde, répondant à son indiscrétion par une réplique provocatrice.

Un éclair de panique traverse son regard bleu, tout comme celui de l'agent de Hero. A question conne... réponse conne. Je ne veux créer aucune polémique, donc je décide de tranquilliser leurs esprits.

- Je plaisante, dis-je en lâchant un petit rire. Vous devriez voir vos têtes ! Non, j'ai fait une mauvaise chute dans les escaliers hier et, évidemment, la maladroite que je suis a trouvé le moyen de s'amocher encore plus que je ne l'étais en entrainant dans ma cascade un gros pot de fleurs en terre cuite qui s'est fracassé en même temps que moi, d'où la coupure à ma lèvre. Rien de bien trépidant, vraiment.

Du soulagement se lit sur leurs visages. Les deux femmes se joignent à moi, échappant un petit ricanement gêné. Je préfère qu'elles pensent que je suis un bras cassé au sens de l'humour pourri plutôt qu'une femme battue. Je me dirige d'un pas pressé vers Charlie et l'informe que le mannequin se prépare, tandis qu'il m'indique que l'électro met en place la prochaine lumière.

Hero sort de la cabine, vêtu des habits que je lui ai fourni. Il ressemble à une jeune garçon s'étant fringué de manière complètement négligée. La chemise dépasse de son bermuda, tandis que le pull remonte grossièrement sur son torse. Cela lui donne un côté chenapan et rebelle. Et, je ne peux m'empêcher de le trouver sexy, attifé de la sorte.

Ça ne tourne vraiment pas rond dans ma tête... Je suis certaine que même s'il se grattait l'œil, je trouverais ça carrément excitant... Je me désespère, parfois !

Il ne manque pas de m'adresser un regard noir avant de prendre place sur l'amas de tapis. Charlie m'encourage à aller vers lui pour lui indiquer la position décidée sur le croquis. Obligée de satisfaire la demande de mon boss, je me dirige, à reculons, vers Hero, qui détourne la tête lorsque j'entre dans son champ de vision.

Je m'accroupis devant lui, mais il décide de m'ignorer, comme un gamin capricieux. En plus d'en avoir le look, il en adopte l'attitude. Ah, les mecs...

- Écoute, on est au boulot. Essayons d'être professionnels, d'accord ? je lui demande, en haussant les sourcils.

Il reporte son attention sur moi, son œil droit plissé. Il semble vraiment en colère, ou même révolté.

- J'espère, au moins, que t'es allée porter plainte, grogne-t-il. Ce fumier n'en mérite pas moins !

Ses paroles me surprennent. Je sais qu'il veut coucher avec moi, il a été assez clair à ce sujet. Mais son intérêt pour moi s'arrête là. On ne se connait pas. Pourquoi s'investit-il autant dans ma vie ?

- Et si tu t'allongeais pour qu'on prenne cette foutue photo et qu'on passe à la suite ? je lui propose, évitant par la même occasion de rebondir sur ses mots.

Pour toute réponse, il se contente de secouer la tête en levant les yeux au ciel, mais se résout à m'écouter. Hero s'étend sur son flanc gauche, en s'accoudant pour soutenir sa tête. Un bout du tapis rebique sur sa main posée à même le sol. Je me permets de réajuster le col de sa chemise, pour qu'elle encadre sa nuque en hauteur. En me relevant, j'évalue le cadre que j'ai aidé à créer. Je demande rapidement à Charlie de vérifier le cadre, pour savoir s'il lui convient. Après un bref examen sur l'appareil, le photographe lève immédiatement son pouce, en signe d'approbation.

Pour l'instant, c'est un sans faute, Robbins ! High five imaginaire avec moi-même !

Je souris de toutes mes dents, fière de réussir enfin quelques chose dans ma vie. Je me positionne à côté de Charlie, qui s'excite sur le déclencheur. Je devrais prendre note de tout ce que fait mon boss, comme la manière dont il travaille ses cadres, ou les angles qu'il préfère utiliser pour réaliser des clichés surpassant les précédents, mais je suis désespérément hypnotisée par l'aura de Hero. Mon regard ne peut se départir de son long corps étendu sur le sol, dont la blancheur de ses jambes musclées et dénudées reflètent la lumière. Les ombres installées sur son visage lui donnent une expression boudeuse, accentuant son côté juvénile. Seigneur, ce mec est vraiment magnifique !

Le reste du photoshoot se passe sans heurt et assez vite. Je suis de plus en plus à l'aise dans mon nouveau rôle d'assistante et, petit à petit, je finis par retrouver le Hero docile à qui javais eu affaire quelques jours plus tôt lors de notre séance photo au parc. Quelques mots ont été échangés entre nous durant les trois dernières photos à prendre, mais rien qui sortait du cadre professionnel.

Lorsque Charlie nous apprend que "tout est dans la boîte", pour reprendre ses termes, nous nous applaudissons longuement avant de commencer à remballer le matériel. Je donne un coup de main à l'électro, en enroulant tous les câbles. Il me gratifie d'un sourire en guise de remerciements avant de commencer les nombreux allers-retours entre le studio et sa camionnette, garée dans la rue, au pied de l'immeuble.

Hero file dans la cabine, tandis que je suis rejointe par Charlie.

- Honnêtement, June, je suis agréablement surpris par ta motivation et tes idées créatives, qui ont contribué à améliorer les photos. Je ne manquerais pas de te recommander auprès de Veronica et d'autres rédacteurs, si l'occasion se présente. En attendant, je serais ravi de t'avoir comme assistante sur des séances futures, si le cœur t'en dit.

J'écarquille les yeux. "Si le cœur m'en dit" ? Mais bien sûr que le cœur m'en dit ! Il est, en ce moment même, en train de faire des saltos arrière tellement je suis excitée d'entendre son retour positif sur mon travail.

- Si tu veux encore de moi, je serais plus qu'honorée de t'assister, je lui réponds, un sourire tellement large sur le visage que j'en ai mal aux joues.

- Super ! Veronica m'a déjà donné ton numéro de téléphone. Dès qu'un shoot se présente, je t'appellerai, d'accord ?

Je hoche la tête avec enthousiasme, pendant qu'il s'en retourne vers son appareil photo pour le ranger. Je suis sur un petit nuage. Après plusieurs jours ténébreux, j'entrevois enfin la lumière au bout du tunnel de la négativité. Et ça fait du bien, bordel de merde !

En prenant mes affaires, je salue Charlie et quitte le studio, un cri de joie menaçant de s'échapper de ma bouche. J'arrive à me contenir jusqu'à la porte et, une fois dans le couloir, laisse exploser mon bonheur en sautant et en frappant des mains. Il faut vraiment que je raconte tout à Jade et Angie, sans qui rien de tout cela n'aurait été possible.

Alors que j'attrape le portable de la poche arrière de mon jean, je sens une main me saisir le bras et m'entrainer dans la direction opposée. Je recule comme je peux, en tentant de rester sur mes pieds, la personne empruntant un rythme pressé et mes petites jambes ayant du mal à suivre. J'essaie de protester, mais rien n'y fait.

Une porte s'ouvre et je suis forcée d'entrer dans cette pièce. En me retournant, j'aperçois Hero qui referme la porte derrière nous. Il se retourne vers moi, une expression déterminée sur le visage :

- Maintenant, tu vas tout me dire...

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Photographs by CHARLIE GATES

Assistant photograph JUNE ROBBINS

Styled by SOPHIE VAN DER WELLE

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