11.

Je n'arrive pas à croire qu'il ait pu faire ça. Me faire ça. Lui faire ça. Il nous avait prises au piège de son jeu malsain, sans possibilité de nous en sortir. Et le pire dans tout ça, j'étais la seule à en être consciente et dans l'impossibilité de me confier à qui que ce soit. Même pas mes meilleures amies. J'étais complètement seule. Il voulait me faire payer et avait trouvé la plus cruelle des manière pour arriver à ses fins. Je savais dès le départ que nous n'étions pas compatibles. Le désir est sans doute plus fort que la raison. Sauf qu'il n'y avait plus seulement que du désir. La jalousie et la possessivité sont progressivement entrées en jeu. Je ne l'aurais jamais cru capable d'une telle vilénie. Je pensais le connaitre, mais je m'étais trompée...

*

L'air sévère qu'arbore Henry Sharman, le grand manitou de la chaine "Crest Of London" me pétrifie, tandis que ses yeux bleus perçant sont fixés sur moi. Ne l'ayant rencontré qu'une seule fois en personne, je dois avouer que le souvenir de cet homme imposant autant par sa taille que par sa stature m'impressionne encore plus aujourd'hui. Mes mains se mettent à trembler, et je sens le feu me monter aux joues, comme une gamine prise en flagrant délit d'une énorme bêtise.

Du coin de l'œil, je peux voir Daniel s'esquiver discrètement, une mine satisfaite scotchée sur son satané visage. Mes mâchoires sont contractées, sans pour autant le lâcher du regard. Je ne crois jamais avoir méprisé un être humain autant que lui auparavant. Il me donne littéralement des envies de meurtres.

- Miss Robbins, m'interpelle sèchement Mr. Sharman, reportant immédiatement mon attention sur lui. Veuillez me suivre.

Sans me faire prier, je lui emboîte le pas jusqu'à la salle de pause. Lorsque j'arrive à hauteur de Daniel, ce dernier me glisse un sournois "bonne chance" avant de glousser comme un adolescent. Je m'imagine bien lui planter une paire de ciseaux dans la carotide... Je secoue la tête en me rendant à l'évidence : un meurtre -- avec témoin, qui plus est -- arrangerait encore moins mon cas !

Le patron me laisse galamment passer devant lui et prend soin de refermer la porte, non sans lancer un regard dur à son fils. Je suis de moins en moins rassurée. Me retrouver seule enfermée avec cet individu imposant ne me dit rien qui vaille. Je ne sais vraiment pas à quoi m'attendre. Je suis certaine que les paroles qu'il m'a entendu prononcer n'ont pas dû lui faire plaisir. Je suis consciente que plusieurs personnes seraient heureuses d'occuper mon poste et ce que j'ai dit peut me faire paraitre arrogante et ingrate. Je suis vraiment dans la panade. Et la seule autre personne présente dans ce magasin ne me sera d'aucune aide.

Mr. Sharman finit par se retourner vers moi. Il passe une main dans sa chevelure grisonnante bouclée parfaitement peignée sur le côté. Il m'invite à prendre place sur une des chaises libres de la salle, avant de m'imiter. J'évite tout contact visuel, me sentant déjà assez embarrassée comme ça.

- J'étais initialement venu pour faire un point avec vous sur la première semaine de travail de Daniel, commence mon supérieur. Cela fait plusieurs jours qu'il était au courant de ma visite. Ne vous a-t-il pas prévenu ?

L'enfoiré !

Je bouillonne de l'intérieur. Je comprends mieux son attitude : pourquoi il est revenu au magasin, pourquoi il a décidé de bien porter sa tenue. En voici la raison. Faire bonne impression devant son père. Je relève la tête vers Mr. Sharman.

- Ça a dû lui sortir de la tête, je lui réponds, toute contrite.

Mon patron hausse les épaules comme si ce détail n'avait aucune importance. Je n'essaie pas de protéger Daniel, loin de là. Je le balancerais volontiers sous un bus ou un train si l'occasion se présentait. Mais je dois d'abord connaitre la profondeur de la merde dans laquelle je suis empêtrée.

- Mr. Sharman, lorsque vous êtes arrivé... vous... enfin, j'ai... je bafouille.

Je respire un bon coup avant de reprendre :

- Ce que vous avez entendu... je tenais à vous dire que je vous suis extrêmement reconnaissante de la chance que vous m'avez donné de travailler dans votre magasin. Ce que j'ai dit à votre fils... il m'avait un peu poussé à bout et, en aucun cas, je dis bien, en aucun cas, cet emploi représente une corvée à mes yeux et...

J'interromps mon flot insensé de paroles lorsque Sharman senior lève la main devant moi pour me faire taire. Son visage reste impassible.

- J'ai bien conscience que mon fils vous donne du fil à retordre, et j'en suis vraiment navré. Je sais comment il peut être. Vous êtes quelqu'un de très compétent et je ne regrette pas de vous avoir engagé. Par contre, je veux m'assurer que vous êtes toujours aussi motivée.

Motivée ? Est-ce vraiment le bon mot ? Franchement, je n'ai pas à me plaindre de ce travail. Il y a beaucoup plus pénible dans la vie que d'être vendeuse mais, il ne m'apporte aucune satisfaction professionnelle, excepté un salaire décent. Ai-je vraiment envie de persévérer dans cette voie ? Pour l'instant, je n'ai pas trop le choix.

- Je tiens à m'excuser si j'ai pu vous faire penser une seule seconde que ce travail ne me convenait plus. Je sais que les offres d'emploi ne courent pas les rues et que les mots que vous avez entendus ont pu vous faire croire que cet emploi ne m'importait plus. Je tiens à vous rassurer quant à ma motivation. Et, concernant Daniel, j'essaierais d'être un peu plus patiente avec lui.

Alors qu'il prend en considération mes paroles, Mr. Sharman finit par sourire, convaincu de ma bonne foi. Malgré tout, il y a quand même une part de vérité dans ce que je lui ai dit. Après avoir échangé quelques banalités sur les recettes du magasin ainsi que sur les meilleures ventes, nous regagnons la boutique. Sharman senior réajuste son costume gris. Daniel nous guette depuis un rayon, lançant quelques regards furtifs dans notre direction.

- Je compte sur vous pour mener à bien cette barque, me dit le patron en montrant d'un geste de la main l'ensemble du magasin, avant de me la tendre.

Je la lui serre avec grand plaisir et le reconduis vers la sortie. Sur le chemin, je jette un coup d'oeil en direction de Daniel, toujours terré derrière son étagère, suivant son père du regard, l'air peiné. Le grand chef me salue une dernière fois avant de quitter définitivement la boutique. En revenant vers le comptoir, mon cœur est plus léger. Je suis soulagée que cette entrevue imprévue se soit bien passée. Malgré sa stature impressionnante, il semble plutôt sympathique et à l'écoute.

Alors que je suis en train de consulter les bons de commande, un grand bruit me fait sursauter et attire mon attention. Je relève immédiatement la tête vers la source du bruit. Mes yeux se portent instinctivement vers le rayon où Daniel se trouve. Je m'y précipite, le cœur battant. Je m'arrête en constatant qu'une étagère entière se retrouve sur le sol. Heureusement, ce sont des articles qui ne se cassent pas facilement. Je soupire, convaincue que Daniel a fait exprès de tout faire tomber pour m'irriter un peu plus. Je ne sais pas exactement ce qu'il avait derrière la tête en me dissimulant la venue de son père, mais cela n'a pas marché. Sa frustration doit être au maximum. Je jubile. Les répliques de bus rouges et autres véhicules typiques de notre ville en ont,bien entendu, fait les frais.

Je relève une nouvelle fois la tête vers lui, m'attendant à trouver un air narquois ou méprisant sur visage. Mais, surprise ! La tête baissée vers son "carnage", ses traits sont déformés par la colère et ses yeux sont remplis de larmes. Ses poings sont tellement serrés que ses jointures sont de plus en plus blanches. Tout son corps tremble. En cet instant, j'aurais préféré faire face au connard sans pitié. Je connais son mode de fonctionnement. Cette version-là, je ne sais pas du tout comment la gérer.

- Tu crois que ça lui aurait écorché la gueule de me dire "au revoir" ? beugle-t-il, tandis qu'une larme roule sur sa joue.

Clairement, la visite de son père l'a mis dans tous ses états. J'hésite à ouvrir la bouche, craignant d'empirer la situation. Peut-être que je devrais attendre qu'il déverse toute sa rancoeur, en évitant le plus de casse possible.

- Tout ce qui le préoccupe, ce sont ses magasins de merde !

Il se retourne et, du revers du bras, fait valdinguer la rangée de cendriers en métal parfaitement alignés, rejoignant le carambolage géant sur le sol. Sa violence me fait peur. Je fais un pas en arrière.

- Tu... tu veux... en parler ? je lui demande, hésitante.

Surpris, il porte son attention sur moi. Il me dévisage. Je ne saurais dire à ce moment-là s'il va se mettre à rire ou me foncer dessus pour me refaire le portrait.

- Avec toi ? pouffe-t-il. Pourquoi je te parlerais ?

Il a donc opté pour la moquerie et le mépris, ce qui me rassure légèrement. J'ignore pourquoi je continue de faire des efforts avec lui. C'est une perte de temps.

- C'est vrai, t'as raison, je crache sur le même ton dédaigneux. Pourquoi me parler ? Saccager un magasin est beaucoup plus constructif, à vrai dire... ou destructif, plutôt... enfin, tu vois ce que je veux dire ? Vas-y, continue à tout casser... Il te restera quoi, après ?

Je tourne les talons, le laissant en proie à ses démons. Je ne sais pas quel genre d'espoir son père nourrit à son égard, parce que moi, je n'en vois aucun. Je suis pour donner une seconde chance aux gens, mais ils doivent le mériter. Daniel est de ces personnes qui pensent que tout leur tombe tout cuit dans le bec. Il se voile vraiment la face.

En regagnant le comptoir, j'entends encore des articles se fracasser sur le sol. Je secoue la tête, me replongeant dans mes bons de commande. Il n'y a rien que je puisse faire, de toute façon.

*

La pause repas arrive et une matinée comme celle que je viens de vivre ne m'a jamais parue aussi longue. Je m'isole au café où j'ai l'habitude d'aller avec Angie les mardis. Lorsque j'ai quitté le magasin, je n'étais même pas sûre que Daniel était encore à l'intérieur. Peu importe, mon après-midi sera, j'espère, plus calme. J'en profite pour passer un coup de fil à mon banquier, pour savoir le fin mot de l'histoire quant au refus de paiement de la veille.

Après le message d'accueil, accompagné d'un morceau de musique classique assez jovial, la voix masculine familière de mon banquier résonne dans le haut-parleur de mon portable.

- Miss Robbins, que puis-je faire pour vous ? me demande-t-il.

- Hier soir, j'ai voulu procéder à un paiement par carte et il m'a été refusé. J'ai consulté les comptes via l'application de la banque sur mon téléphone et ils sont bien approvisionnés. Je ne comprends pas ce qu'il s'est passé, je lui explique.

Le banquier me demande de patienter quelques secondes, le temps qu'il se connecte à mes comptes.

- Effectivement, vous avez encore de l'argent, m'annonce-t-il, sans surprise. Je vais regarder l'historique de vos cartes.

Une seconde fois, je patiente, le temps de ses recherches.

- Vous avez dépassé le plafond autorisé, tout simplement. Votre carte sera débloquée en début de semaine prochaine. Faites attention, la prochaine fois, me conseille-t-il.

Dépasser le plafond autorisé ? Je me sers à peine de ma carte. Ça ne veut dire qu'une chose : Matt a fait des dépenses durant son voyage d'affaires.

Avant de raccrocher, je demande une dernière chose au banquier :

- Pouvez-vous me détailler l'historique des dépenses effectuées avec la carte de mon conjoint ?

J'ai conscience de l'extrémisme de ma requête mais, n'ayant aucune nouvelle du côté de mon petit-ami, je cherche des réponses là où je peux en trouver.

- Eh bien, il y a eu deux dépenses conséquentes sur votre compte : 1350 dollars ont été dépensés dans une bijouterie du nom de Tiffany & Co. et plus de 5000 dollars à l'hôtel Ned de Londres.

Une bijouterie hors de prix ? Un hôtel à Londres ?

Donc, Matt n'a jamais quitté la ville... Le voyage d'affaires était un mensonge. Mais pour couvrir quelle vérité ?

Je sens les couleurs quitter mon visage. Une boule se forme dans mon estomac. Mon cœur bat la chamade. Tant bien que mal, je remercie le banquier de ces informations précieuses avant de raccrocher. La panique me gagne. Je ne peux décemment pas rester là, à ruminer et à me faire tout un cinéma dans ma tête. Je dois en avoir le cœur net. Je dois savoir ce que Matt fabrique dans ce putain d'hôtel, même si j'en ai une vague idée qui me donne la nausée...

Je me lève prestement de mon siège et quitte le bar pour me diriger vers Tower Hill, la bouche de métro qui me conduira la où le destin est censé m'emmener...

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