01. Quelques minutes d'euphorie
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Le mois de juillet venait de débuter et, à présent, tout appartenait au passé.
Voilà des années qu'une bande de vingtenaires profitaient de leur trépignante vie d'étudiants mais, ayant achevé les derniers examens qu'ils auraient à passer de leur vie quelques semaines auparavant et empoché leur grade par la même occasion, les voilà se retrouvant tous une ultime fois pour une dernière soirée en tant que jeunes diplômés avant que chacun ne parte suivre le courant de sa vie. Réunis dans une modeste salle que leurs professeurs avaient gracieusement louée avec leurs propres moyens, étant d'ailleurs eux aussi de la partie, cette joyeuse troupe profitait de la présence de toutes ces personnes partageant leur quotidien depuis bien longtemps déjà. Derrière un verre, entre deux cigarettes, chuchotés ou bien déballés avec entrain, d'innombrables souvenirs se voyaient ressurgir du passé ; on se remémorait alors les premiers jours suivant la rentrée durant lesquels tous demeuraient submergés par l'angoisse, les premiers mots échangés avec ceux qu'ils considéraient dorénavant comme leur famille, ces soirées passées à travailler d'arrache-pied malgré les heures de sommeil manquantes, et celles dont on ne se souvenait plus tellement en raison des nombreux verres de trop ayant été pris. On repensait à tous ces fous-rires, ces doutes, ces angoisses, ces instants de fierté et ces moments d'échec, on évoquait tant de reliques de ces jours heureux ou pluvieux qui appartenaient dorénavant entièrement au passé, faisant alors prendre conscience à tout être que cette époque était dorénavant et définitivement derrière eux.
Les conversations fusaient de toutes parts dans ce lieu qui - quant à lui - était décoré de façon on ne peut plus banale : des ballons de couleurs noués par pairs flottaient de tous les côtés, de modestes projecteurs diffusaient des faisceaux de lumière arc-en-ciel et les tables se voyaient toutes recouvertes d'une nappe de fortune - le genre qui se déchirent au moindre mouvement, qui s'empreignent de tout liquide entrant en contact avec elles et sur lesquelles on gribouille un numéro de téléphone pour le voisin de table. L'ambiance se voulait festive mais, la musique n'ayant visiblement pas été choisie avec soin, personne n'éprouvait l'envie de rejoindre le centre de la salle pour s'y déhancher. Las de cette atmosphère trop mélancolique pour un bal de fin d'année, certes la fin de la vie étudiante aspirait à la nostalgie mais là ça en devenait morose, une âme tombée des cieux réussit à mettre la main sur le disc-jockey aux si mauvais goûts musicaux, et lui suggéra un titre qui, sans le moindre doute, allait ramener du monde sur la piste. Acquiesçant, celui qui diffusait le son attendit que la chanson actuelle se termine pour lancer la musique qu'on lui avait suggéré.
Dès les premières nappes de synthé et grattements de guitare reconnaissables entre mille pour les jeunes diplômés de l'assemblée, tous se mirent à tendre leur oreille de manière on ne peut plus attentive tout en se jetant mutuellement des regards en coin afin de constater qui osait aller sur la piste de danse.
Comme prévu, cette inactivité fut brève car, dès l'instant où la voix du chanteur fit son entrée dans la mélopée grandissante de la composition, deux énergumènes - motivant l'un et l'autre à coups d'exclamations délirantes - quittèrent le mur sur lequel ils étaient adossés, plongés en pleine conversation, pour rejoindre le centre de la pièce. Dès qu'ils furent jetés dans le bain, aucune hésitation ne se fit sentir, pas la moindre gêne inutile ne se dégageait d'eux, et les deux amis - Connie et Sasha d'après les murmures qui avaient émergés dès l'instant où le duo avait rejoint le centre de la salle - se mirent à se mouvoir avec entrain. Bien que la grâce insufflée dans leurs mouvements demeurait plus qu'approximative, même si après tout cette musique donnait juste envie de bouger et non de se donner en spectacle, on voyait l'assurance prendre peu à peu possession de leurs corps et, arrivés au premier refrain, ils avaient déjà oublié être au milieu d'une piste de danse, observés par toute l'assemblée n'ayant pas osé faire de même.
Cependant, voir les deux amis ainsi, contempler la joie émanant de leurs visages, la lueur faisant briller leurs regards et percevoir les rires faisant secouer leurs corps agités, fit naître dans la cage thoracique d'un blondinet un élan de courage qui mena ses pas avant même qu'il ne s'en rende compte aux côtés de la jeune femme faisant battre son cœur. Sentant une présence sur sa gauche, la belle blonde fit glisser ses iris perçants vers cette direction et ne put s'empêcher de sentir une douce chaleur venir caresser son esprit en reconnaissant le garçon qui semblait avoir des paroles sur le bout des lèvres qu'il hésitait à prononcer. Le temps d'un battement de cil, les deux êtres se perdirent dans le regard azur de l'autre, avec une telle intensité qu'une bulle semblait s'être formée autour d'eux, étouffant les sons ambiants et floutant le décor dans lequel ils se trouvaient.
- Annie.. Tu viens danser ?
Les sortant tous deux de leur torpeur, la voix du blond provoqua un imperceptible sursaut autant chez l'interpellée que chez celui qui avait parlé - surpris lui-même d'avoir réussi à poser cette question, mais aucun de lâcha le regard de l'autre, se dévisageant mutuellement en quête d'une réponse qui semblait pourtant évidente. La blonde demeurait tout de même réellement surprise que le jeune homme lui propose une telle chose, il faut dire que cela était on ne peut plus clair qu'elle n'était guère du genre à apprécier être le centre de l'attention et cela le jeune diplômé le savait pertinemment, toutefois l'expression du garçon adoucit son jugement. Face à ses traits crispés de maladresse, au léger voile rouge déposé sur ses joues et à son regard brillant d'espoir, la jeune femme ne pouvait décidément pas refuser une danse à ce valeureux cavalier.
Pour simple réponse, elle fit glisser ses phalanges vers la douce paume du garçon afin de refermer sa main dessus tout en lui adressant un petit sourire dont il était l'unique personne de l'audience à avoir droit, ce qui fit luire davantage le regard angélique du jeune homme alors qu'il raffermissait à son tour la prise qu'il avait sur la main de sa partenaire. Avec moins d'assurance que le duo précédent, les deux blonds s'avancèrent sur la piste de danse et, sans lâcher ne serait-ce une seule seconde la main de l'autre, ils commencèrent à se mouvoir à leur tour. Une timidité évidente émanait de leurs mouvements hésitants et de leurs sourires maladroits, mais à aucun moment le duo ne quitta le regard de l'autre, comme point d'encrage absolument nécessaire.
Lorsque le deuxième refrain débuta, ce fut au tour d'un nouveau phénomène de faire son entrée sur la piste de danse, et il ne passa pas inaperçu, d'une part en raison de son aura on ne peut plus charismatique et de son attitude aussi nonchalante qu'envoûtante que part l'improbable danse qu'il entama. Les mains plongées dans les poches du pantalon qu'il portait, le brun exécutait une sorte de charleston totalement improbable, jouant avec les pans de son élégant costard noir, agitant ses cheveux mi-longs qu'il avait lâchés au rythme de ses pas et tout cela en conservant une mine des plus sérieuses - absolument convaincu que sa danse impressionnerait quiconque oserait porter son regard sur lui. Dans l'optique de briser cette image sage qu'on avait voulu lui donner en le forçant à porter ce genre de costume trop austère à son goût, il avait remonté les manches de son vêtement jusqu'à ses coudes, dénoué sa cravate et entrouvert sa chemise blanche qui se froissait à chacun de ses mouvements ; cependant, ce style qui se voulait négligé ne l'empêcha pas d'attirer les regards environnants, surtout celui de la jeune femme l'accompagnant.
Se tenant un peu en retrait - elle ne se sentait pas réellement encline à se mouvoir comme le faisait son ami - celle se tenant auprès du danseur demeurait d'une rare beauté, et émerveillait le regard de quiconque avait le privilège de croiser son chemin. Elégamment drapée d'une longue robe en velours d'un noir profond, faisant ressortir la clarté de son épiderme, la brune arborait son indétrônable collier de perle - celui dont elle se paraît en toutes occasions, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige - ainsi que de fins joyaux autour de ses poignets et suspendus à ses oreilles, soulignant la grâce naturelle de son être. Ses pupilles d'encre se voyaient être sublimées par la très subtile couche de fard à paupière ornant son regard, accentuant la splendeur de son portrait d'ores et déjà magnifié par ses mèches d'un noir profond qu'elle avait coupées de manière assez courte quelques jours auparavant. En plus d'être d'une immense beauté, la jeune femme détenait une force mêlée à une sensibilité dont peu de personnes pouvaient se vanter d'y avoir eu accès un jour, amplifiant alors le sentiment de jalousie que tous avaient à l'encontre du pitre gigotant sur la piste de danse - il comptait énormément pour la brune - et notamment un des membres de l'audience qui n'hésita guère une seule seconde à prendre la parole :
- Dégage de la piste, Eren.
À l'entente de son nom, l'interpellé se retourna vers la voix hargneuse qui avait craché ces cinq mots d'un ton enlisé dans la moquerie et, quand bien même il avait reconnu à qui il avait à faire avant même d'avoir vu la personne en question, il détailla d'un œil perplexe la silhouette de celui qui, depuis le premier jour où ils s'étaient connus, n'avait cessé de le provoquer - refusant d'admettre qu'il était aussi insupportable que son rival. Les mains dans les poches, le regard voilé par le chapeau qu'il arborait, l'homme l'ayant apostrophé se tenait là, dans une posture qui forçait une certaine admiration, mais qui fit éclater ledit Eren de rire tant cette scène se donnait un air faussement dramatique.
- Il a dit quoi la face de cheval ?
A l'entente de ce surnom qu'on lui avait affublé contre son gré, le nouvel arrivant haussa un sourcil, mettant toute la concentration dont il pouvait faire preuve dans l'unique objectif de conserver son calme, et répliqua en détachant chaque syllabe :
- J'ai jamais vu une danse aussi médiocre.
Un sourire presque démoniaque fendit instantanément le visage du fameux Eren, impatient de voir les prouesses dont celui l'ayant offensé pouvait faire preuve :
- Je t'en prie Jean, t'as qu'à me montrer comment faire alors.
Rajustant son borsalino brun sur ses mèches, celui ayant coupé le danseur inné dans sa démonstration de talent rejoignit le milieu de la piste d'un pas assuré - après tout, assuré, il avait de quoi l'être avec son distingué costume taupe qui sublimait on ne peut mieux sa carrure athlétique et ses fringantes chaussures de cuir accentuant toute la classe qu'il possédait d'ores et déjà. Une fois au centre de l'attention, il s'immobilisa, guettant patiemment un instant crucial dans la musique, et - une fois le point culminant de la mélopée atteint - il se jeta à corps perdu dans des pas qui, bien qu'originaux, se révélaient réellement maîtrisés et qui poussaient étrangement à l'admiration.
Le sourire ayant auparavant naquis sur les lèvres d'Eren se fana pour faire place à une mine renfrognée qui se mua peu à peu en véritable expression de colère. Plus motivé que jamais, celui en train de se faire littéralement humilier n'hésita pas une seule seconde à retirer sa veste de costume pour l'envoyer valser dans les airs afin de laisser exploser toute sa fougue - dorénavant dépêtré de toute enveloppe superflue.
La vision de ces deux forcenés en plein délire laissa la brune sans voix, ne sachant pas si elle devait rire ou pleurer de constater que ses deux amis nécessitaient un potentiel internement. Sentant une main presser son épaule gauche, Mikasa dirigea ses iris charbonneux vers cette direction et reconnu instantanément les tâches de rousseur et le regard doux de Marco dans lequel la jeune femme put y déceler une grande compassion - il paraissait aussi dépité qu'elle face à cette scène pour le moins improbable.
Dans un coin plus reculé de la salle, se tenait une poignée de professeurs attablés autour d'un nombre incalculable de bouteille toute déjà plus ou moins vidées et de cendriers pleins à ras-bord ; au milieu de tout ce grabuge, les conversations battaient leur plein, les rires éclataient et des souvenirs de l'année venant de s'écouler étaient évoqués avec nostalgie. Les enseignants ne pouvaient s'empêcher de se tordre de rire en repensant à toutes les mésaventures que ces élèves leur avaient fait traverser ; mais, au delà de ça, le fait d'avoir vu ces jeunes adultes grandir, évoluer, se forger une identité, créer des liens, chuter et tout recommencer, ne pouvait qu'infliger à tous un pincement au cœur en sachant qu'ils ne les verraient plus.
- Regardez-les, ils vont me manquer ces gosses.
Une des plus jeunes professeurs de l'assemblée venait de chuchoter ces paroles en regardant les diplômés se déchainer au centre de la pièce, ce qui fit sourire son mentor - comprenant on ne peut mieux le sentiment traversant les pensées de celle qui avait été autrefois son élève, et qu'il devait dorénavant considérer comme sa collègue.
- Tu sais Nanaba, c'est plus vraiment des gosses maintenant.
L'interpellée tourna son regard vers l'homme ayant prononcé ces mots, et lui accorda un discret sourire tout en hochant doucement la tête, consciente dorénavant de ce qu'avait pu ressentir l'homme à la barbe de trois jours en la voyant quitter l'université quelques années auparavant. Alors que l'atmosphère commençait à légèrement peser sur le cœur des enseignants, la plus énergique d'entre eux frappa du poing sur la table, éclairée - comme ça lui arrivait souvent - par une idée de génie.
- Venez, on va danser les gars !
- Hors de question, répliqua sèchement un petit brun aux traits durs et aux pupilles perçantes, dès qu'il avait senti le regard de l'excitée de service glisser vers lui ; les bras croisés, il était paré à interrompre toute tentative de sa congénère de le traîner sur la piste.
Un grand blond attablé avec eux lâcha un rire discret, ce qui attira l'attention de celle en quête d'un camarade de danse et, replaçant d'un index ses lunettes sur son nez, elle arbora un air plus sérieux, murmurant avec espoir :
- Toi Erwin, je suis sûre que tu danses mieux que les gamins. Viens leur montrer.
Un sourire bienveillant se dessina sur le visage dudit Erwin alors qu'il faisait remuer l'élixir à bulle résidant dans le gobelet qu'il tenait entre ses mains, puis il prit une gorgée de la boisson festive avant de répliquer avec un peu plus de tact que son collègue grognon :
- Ça va aller Hanji, je vais rester ici je pense.
L'enseignante à lunette expira longuement, dépitée face au manque d'entrain des deux hommes.
- Mais vas-y toi, puisque ça à l'air de tant te démanger, lui conseilla - pour ne pas dire ordonner vu le ton employé - le brun.
Sans se faire prier, la brune finit sa coupe de champagne d'une traite, ce qui lui fit pousser une bruyante exclamation en raison des milliers de bulles venues picoter son palais et sa gorge, et se leva de sa chaise avec une telle énergie que celle-ci tomba à la renverse. Adressant un salut à ses deux éternels compagnons, elle quitta la table pour se diriger d'un pas précipité vers la piste, et commença à agiter ses bras et son corps dans une danse pour le moins originale mais qui, curieusement, était loin d'être disgracieuse. La professeure de chimie semblait comme possédée par l'âme de la mélodie et, rapidement, de nombreux anciens élèves - qui jusqu'ici s'étaient trouvés trop timides pour oser remuer ne serait-ce le petit doigt - s'attroupèrent autour d'elle pour la suivre dans ses mouvements inédits.
Et c'est ainsi, en une poignée de minutes seulement, à l'aide de quelques notes et d'un brin de courage, qu'une joie intense et délivrante avait explosée en ces lieux destinés à ce genre de quart d'heure de folie. Professeurs comme diplômés, tous se mêlaient et se déchaînaient sur la piste prévue à cet effet, offrant un tableau des plus fabuleux entre les mouvements imprévisibles de certains et les pas encore hésitants de d'autres. A cet instant, qu'importait de paraître ridicule ou fou, personne ne songeait aux adieux à venir ou aux responsabilités qu'il faudrait bientôt endosser, nul n'accordait d'intérêt à ces tracas du quotidien, à cet appel qu'il fallait à tout prix passer ou à ce fichu entretien du lendemain matin : cette nuit-là, le quotidien était loin, l'avenir inexistant, et le présent absolument vivifiant.
Il suffit parfois dans la vie de quelques minutes de folie pour libérer tout ce qu'on a sur le cœur et, pour ces jeunes adultes, elles étaient survenues au moment où ils en avaient le plus besoin : tiraillés entre le regret du passé et l'appréhension du lendemain. Ainsi ils pourraient à présent continuer à avancer sereins, apaisés et plus qu'heureux d'avoir tout donné lors de cette ultime soirée.
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